« RAZZIA » Film belgo-franco-marocain de Nabil Ayouch (2017) avec Maryam Touzani, Arieh Worthalter, Abdellilah Rachid…
Le dernier film de Nabil Ayouch tourne une nouvelle fois autour de la société marocaine en abordant de multiples sujets, sans pour autant dérouter le spectateur. L’écriture du film, par le réalisateur et par son épouse, Maryam Touzani, qui joue pour la première fois à l’écran dans un des rôles principaux, est fine et virtuose. Chaque personnage est peint de manière approfondie, et le spectateur peut aisément s’identifier à des caractères assez nombreux. Les allers et retour entre le passé (les années 80) autour du personnage de l’instituteur Abdallah (tragique et superbe Amine Emadji) et aujourd’hui, s’intercalent dans le récit des différentes histoires, dans un savant entrelacs. Entrelacs aussi entre le village du Haut Atlas d’hier et le Casablanca d’aujourd’hui. Chaque personnage apporte une touche nouvelle au tableau que Nabil Ayouch fait du Maroc d’aujourd’hui, sans jamais camper un archétype lourdement démonstratif. Joués par des acteurs remarquables (certains déjà vus dans « Les chevaux de feu » ou « Much loved ») et certainement remarquablement dirigés par un réalisateur qui a déjà fait ses preuves dans ce domaine, tous ces personnages ont une vie propre, une voix, un corps, une mise en mouvement séduisants et qui nous attachent à eux.
Rajoutons aussi le bonheur de ces « quasi personnages » que sont le Film Casablanca de Michael Curtis, et le célèbre « Play it again Sam », que demande Ingrid Bergman au pianiste Dooley Wilson, et le chanteur Freddy Mercury des Queens et son non moins célèbre « We are the champions ». Ces références, qui prennent une belle place dans le film, sont les mythes qui emplissent la vie de deux personnages.
Ilyas, l’ancien petit bègue chouchouté par l’instituteur Abdallah, et devenu serveur dans le restaurant « Chez Jacques » tenu par le « beau gosse » Joseph, juif de Casa, qui a succédé à son père Jacques, croit dur comme fer que tout a été tourné à Casa, et rapporte à Joseph des légendes autour de Bogart et Bergman, que Joe écoute en souriant.
L’autre, Hakim, musicien et chanteur issu de la medina s’identifie à son héros y compris dans la dégaine qui lui vaut les lazzis homophobes des gamins du quartier, le regard torve de son père, mais l’admiration inconditionnelle de sa petite sœur.
Ces deux mythes sont du reste réincarnés, par Joe qui joue « As time goes by » et Hakim qui donne a capela une version très convaincante et déchirante de « We are the champions » devant une salle de spectacle vide… Un autre beau moment musical est le chant berbère que lance Yto devant un paysage de cimetière de montagne, alors qu’elle vient d’être quittée par Abdallah, chassé par l’arabisation de l’enseignement. Citons aussi un extrait d’un très beau rap sur Casablanca et sa jeunesse marginalisée…
Nabil Ayouch travaille paraît-il sur un projet de comédie musicale. La place donnée à la musique dans ses films permet d’en espérer beaucoup…
La musique n’est pas seule à donner à ce film une vraie beauté. La photographie, déjà appréciée dans Much Loved valorise le propos du film, par des cadrages évidents, des scènes de nuit un peu dorées… L’écriture du film est également à saluer. Abdallah, l’instituteur, attaché à enseigner aux enfants dans leur langue berbère la beauté de leurs montagnes, celle de l’univers, et « ce qu’il y a derrière » a des mots très beaux pour exprimer son chagrin de leur voir imposer par l’inspecteur d’ânonner en arabe des choses qu’ils ne comprennent pas : « Qu’importe la langue, si vous leur ôtez la voix, si les montagnes deviennent sourdes ».
Même lyrisme quand Yto se tatoue le visage pour partir chercher l’homme qu’elle aime : « Sur mon visage, j’ai gravé ma bataille, au sang et au charbon, Au milieu de mon front l’olivier, symbole de la force, sur chaque joue l’œil de dieu, l’étoile qui guide l’homme dans la nuit ».
Razzia, décidément très riche, offre de multiples scènes à deux personnages permettant des échanges touchants ou violents, entre Joe et Ylies, ou encore avec son père Jacques qui déplore qu’il n’y à plus assez de juifs pour honorer les morts, entre Hakim et sa petite sœur, entre Yto et Salima, entre Ines et sa vieille bonne Dada, ou la petite bonne des voisins dont elle est amoureuse… L’amour d’Yto et d’Abdallah est joliment suggéré, sans beaucoup de mots…
Cette trame opulente, dans laquelle il est possible de recueillir de multiples jolis plaisirs cinématographiques, est au service d’un message et d’une analyse politico sociologique sans concession. Sur les nombreux travers d’une société marocaine en cours de modernisation, où prolifèrent les clivages sociaux, l’homophobie, une forme discrète d’antisémitisme, l’absence de débouchés pour les jeunes des classes populaires, une arrogance hors sol de la bourgeoisie « tchitchi » comme on disait à Alger. Sur les fossés intergénérationnels. Sur le cantonnement des femmes à des rôles de faire valoir, et sur l’influence de l’islamisme qui s’oppose aux réformes rétablissant une égalité…
La « razzia » du titre est-elle au premier degré celle à laquelle se livrent les jeunes manifestants de la fin du film ? Ou la révolte généralisée qui, sous diverses formes explose au même moment opposant les doux musiciens aux petits bourgeois prétentieux ? Où s’en va Salima dans l’océan avec le bébé qu’elle porte ? Que va faire Ylias à qui Joe fait perdre ses illusions sur le Casablanca de Curtis ?
Le film se termine sur bien des questions, pas très optimistes.
Le spectateur en sort un peu secoué, mais enrichi d’une multitude de petits cadeaux de cinéma.
Nabil Ayouche a bien du talent…
Michel Wilson
(cet article provient du site de Coup de soleil Rhône-Alpes http://www.coupdesoleil-rhonealpes.fr/category/lire-ecouter-voir)