Claude Lefort, “La politique et la pensée de la politique”, Les lettres Nouvelles, N° 32, 1963 [repris dans Sur une colonne absente, écrits autour de Merleau Ponty, Gallimard 1978, p. 45- 104; ici extrait des pages 47- 57]
Pour l’auteur (1925- 2010), publier dans des revues était essentiel. Il collabore aux Temps modernes(à qui il donne en 1947 un article sur “Les pays coloniaux, analyse structurelle et stratégie révolutionnaire”, N° 18). Dès 1949, son “support” essential est Socialisme ou barbarie, organe du mouvement issu du trotzkisme dont il est un des co-fondateurs et dont il se sépare en 1958. Plusieurs de ses textes sont alors accueillis par Maurice Nadeau: dans La quinzaine littéraire(fondée en 1966), ou comme le present article dans les Lettres nouvelles (publié entre 1953 et 1976).
[…] La guerre d’Algérie est finie depuis peu et déjà s’éteint la passion révolutionnaire. Quel exemple disposerait mieux à la réflexion? Durant des années, une gauche intellectuelle a confondu pour l’essentiel ses objectifs avec ceux du F.L.N. Dans la lutte pour l’indépendance nationale, elle reconnaissait la lutte des classes, dans la volonté de s’affranchir du colonialisme celle du socialisme. Ce que Sartre et Jeanson ont dit sans équivoque, d’autres, fort nombreux, l’ont pensé, ou, sans consentir à en reprendre les termes, ont agi de telle manière qu’ils en confirmaient la vérité : les Algériens réalisaient la tâche qui incombait au prolétariat français, cette tâche même que, corrompu par les avantages dont l’impérialisme l’avait fait bénéficier, il cherchait à éluder; les Algériens étaient, au titre de derniers des exploités, un détachement avancé de la révolution du siècle; il n’y avait donc qu’un ennemi, la bourgeoisie et qu’un combat ‑ ce combat sans cesse différé par ceux qui eussent été seuls capables de le conduire à son terme en raison de leur maîtrise de l’industrie moderne, dont on était venu à douter qu’ils pussent jamais en prendre l’initiative, mais auquel les plus déshérités donnaient le départ. La révolution algérienne était un relais, certain ou probable disaient les uns, possible pensaient les autres. Pour beaucoup qui ne considéraient que le présent, du moins était‑elle la révolution en acte.
Certes, on le savait : les paysans constituaient en Algérie la principale force révolutionnaire, et, parmi eux, il fallait compter une masse croissante de déracinés, « clochardisés » [le terme est utilisé d’abord par Germaine Tillion], au point d’avoir perdu la conscience claire de leurs besoins et de leurs revendications; le prolétariat lui‑même, trop peu nombreux pour affirmer son droit à la gestion de l’économie, se trouvait noyé au sein d’un sous‑prolétariat en pleine prolifération, que la misère et la faim disposaient plus aux violences du désespoir qu’à l’action concertée et à l’organisation; au total, les sans‑travail, multipliés d’ailleurs par la guerre, les destructions, les déportations, donnaient à la lutte ses traits particuliers. Mais la légitimité du mouvement en paraissait encore mieux affirmée. Que les Algériens n’eussent ni le choix des fins, ni celui des moyens, qu’ils fussent acculés, aliénés, comme aucun peuple ne l’est dans une société évoluée, que l’enjeu de la lutte fût à la fois leur vie et leur dignité d’hommes, c’était la preuve qu’ils portaient en eux une revendication totale. Si l’idéologie de la révolution était rudimentaire on ne pouvait dire qu’elle était insuffisante : la révolution contenait en elle‑même sa propre expression, elle était, à elle seule, l’essentiel; on ne pouvait dire davantage qu’elle était aveugle : la logique de la lutte à mort excluait les demi-mesures. En bref, les raisons qui interdisaient de rapporter une insurrection de la misère au modèle d’une révolution prolétarienne, interdisaient aussi de souligner leur différence. Il allait de soi, par exemple, que des ouvriers parisiens n’auraient pu, sans céder à un mouvement de folie, jeter une bombe dans un café ou un cinéma du quartier de l’Opéra, comme il allait de soi qu’une grève générale, dans les conditions d’oppression qui régnaient en Algérie et dans l’état de faiblesse de son prolétariat, ne pouvait atteindre un objectif révolutionnaire. Ainsi fallait‑il épouser à distance l’insurrection algérienne, elle était nôtre, en cela même qu’elle était autre, la vérité du mouvement prolétarien, puisque dévoilant l’aliénation dans la forme achevée que lui donne l’impérialisme, et destinée à trouver en lui sa propre vérité, puisque ce n’est que dans le cadre d’une société industrielle que la revendication socialiste a chance d’aboutir. Voulait‑on s’interroger sur la politique du F.L.N., critiquer la lutte d’extermination qui l’opposa aux messalistes, montrer les dangers du terrorisme pratiqué dans les villes, rechercher les motifs des divisions qui semblaient déchirer le Front, cette réflexion était, dès le départ, frappée de discrédit. Toute réserve, toute critique, éveillait la suspicion, puisque les tenants de la guerre coloniale y trouvaient un signe du désarroi de la gauche ou pouvaient même l’exploiter. Dans l’indifférence où demeurait la grande masse de ceux qui auraient pu peser d’une façon décisive sur l’issue de la guerre, ces préoccupations étaient d’autant moins bien venues. S’inquiéter du terrorisme algérien, c’était donner plus de force à la thèse officielle suivant laquelle l’armée française ne faisait que retourner contre l’adversaire ses méthodes de lutte, dénoncer les assassinats perpétrés contre les militants messalistes, c’était attirer l’attention sur un mouvement que le pouvoir cherchait à utiliser (en vain, cela est sûr, mais il suffisait de la tentative pour qu’on lui accordât crédit); mettre en doute l’unité du Front servait enfin les adversaires de la paix dont la dernière ruse était de persuader l’opinion que les dirigeants algériens ne pourraient jamais s’entendre sur une négociation et encore moins en respecter les termes. En une telle situation, comme dans bien des situations analogues, la thèse rejoignait apparemment le fait : la révolution était ce qu’elle devait être, et, dans la pratique, toute tentative d’examen, fût‑elle inspirée par les meilleurs motifs, rendait son auteur quelque peu complice de l’oppression. Il aggravait son cas s’il jugeait de Gaulle capable de mettre un terme au conflit, et la guerre civile improbable en France.
La gauche intellectuelle, il est vrai, ne faisait que penser la révolution. En fait d’action, il lui fallait se contenter de peu : tandis qu’un petit groupe se mettait au service du F.L.N., la plupart demeuraient spectateurs, dans l’attente d’événements qu’il n’était pas en leur pouvoir de provoquer. Mais, privée de débouchés, la passion tolérait d’autant moins le doute, l’intransigeance tenait lieu de pensée politique.
La fin de la guerre a donc déconcerté. L’indépendance est acquise, le F.L.N. au pouvoir, l’armée française repliée, nous conduisons le nouvel État à l’O.N.U., nous lui dépêchons un ambassadeur, accueillons avec solennité ses ministres. Il y a là des raisons de se réjouir. Tant d’efforts déployés, durant sept ans, pour mettre les Algériens à genoux, tant d’énergie dépensée à la recherche d’une troisième force imaginaire, tant d’application à démontrer que la nation algérienne ne pourrait jamais se former, tant de violence et tant de ruse, n’ont pas résisté devant la résolution, la foi, la ténacité d’une révolution populaire. Ainsi l’histoire enseigne‑t‑elle une fois de plus, qu’il existe un parti de la vérité et un parti de l’erreur. Mais elle le fait à sa manière, ne dissipant l’équivoque en un point que pour la rétablir sur beaucoup d’autres. La Raison ne paraît qu’au prix d’un désordre et d’une confusion où se brouillent les lignes des anciens antagonismes. En France, ceux qui étaient ouvertement partisans de l’indépendance algérienne sont demeurés pendant la guerre sans pouvoir, ne pouvant mieux faire que dénoncer au jour le jour les erreurs ou tergiversations du gouvernement; à présent, la victoire de la révolution dans laquelle ils avaient mis de si grands espoirs leur échappe. Ils n’imaginaient pas qu’un État bourgeois engagé dans une guerre de ce genre pût faire les dernières concessions sans s’exposer à une grave crise. Ou bien de Gaulle, pensaient‑ils, devait poursuivre la guerre et, après avoir épuisé toutes ses ruses, recourir à des mesures dictatoriales, donc dresser contre lui le prolétariat français, ou bien, cherchant un compromis avec l’adversaire, il achevait de se discréditer auprès de ses partisans et devait céder la place à un pouvoir militaire; dans tous les cas, sa politique «centriste » serait vouée à l’échec : un conflit général était inévitable où deux politiques de classe s’affronteraient. Or le choc ne s’est pas produit, l’aventure de l’O.A.S., si meurtrière fût‑elle en Algérie, n’a pas eu en métropole d’effet durable, et de Gaulle sort de l’épreuve jouissant d’un pouvoir renforcé, disposant désormais d’un parti nombreux, ‑ le plus puissant qu’on ait jamais vu en France, à considérer les suffrages recueillis aux élections ‑, dont la plupart des membres, sinon la quasi totalité, repoussaient, il y a peu de temps encore, l’idée de l’indépendance de l’Algérie. Le réveil est amer : il faut soudain reconnaître que, du sort de la guerre, ont décidé non les hommes qui se trouvaient naturellement portés à la solidarité avec un mouvement d’émancipation sociale, mais les rapports de force qui jouèrent au sein de la bourgeoisie entre groupes liés à des intérêts divergents. Sans doute, ces rapports de force contiennent‑ils une logique et la défaite du clan réactionnaire n’est‑elle pas une défaite de la Raison. Ce n’est pas un hasard si les groupes les plus conscients des nécessités communes du capitalisme ont soutenu de Gaulle : l’expansion économique requérait, au moins à long terme, la solution du conflit algérien. Disons davantage, il a fallu à certains beaucoup d’aveuglement pour confondre l’entreprise gaulliste occupée à réaliser une modernisation et une rationalisation des structures politiques et économiques, soucieuse de réduire, par tous les moyens, fût‑ce par l’abandon de l’Algérie, le foyer de conflits et d’insécurité qu’entretenait l’insurrection, avec celle des aventuriers militaires ou civils qui rêvaient d’instituer en France, à la faveur d’un putsch, un régime de dictature. […]
Comment se satisfaire au spectacle de la guerre d’Algérie, de la pensée du dénouement nécessaire, quand le heurt des forces s’est avéré jour après jour produire des effets absurdes, comment penser que la nécessité commandait aussi l’enchaînement des événements, le ravage de l’Algérie, les destructions insensées des derniers mois de guerre, l’institutionnalsation de la torture, l’association d’une partie de l’armée et de la pègre dans l’O.A.S., l’exode enfin de centaines de milliers de pieds‑noirs? Nul ne soutiendrait que la victoire de la raison dût être acquise à ce prix, car nous n’avons pas affaire à des détours qui, une fois le but atteint. paraîtraient dessiner un chemin, l’événement demeure irréductible, la divagation vaine.
Ces difficultés devraient appeler à une nouvelle réflexion sur l’histoire et la politique. [… Ici l’auteur met en question la conception “positive” d’une lutte des classes inscrite nécessairement dans la société industrielle de la France des années 1960…].
Prenant acte silencieusement de ce qu’il nomme l’impuissance du mouvement ouvrier français, le théoricien se contente de reporter son regard d’une contrée du monde à une autre : Cuba, la Guinée ou la Chine deviennent à ses yeux les répondants de la vraie histoire. Plus généralement, le Tiers Monde lui présente l’image du tiers révolutionnaire qui viendra bouleverser la fausse paix établie, à la faveur de l’aventure impérialiste, entre les adversaires d’hier, le prolétariat industriel, devenu l’exploité privilégié et la bourgeoisie toujours plus habile à se conserver. Mieux, il fallait, nous dit‑il, l’entrée en scène des masses « oubliées » d’Afrique et dAsie, c’est‑à‑dire des derniers des exploités, pour que soient enfin réunis les termes d’une solution universelle. Cependant la théorie est mise à rude épreuve avec la fin de la guerre, car l’Algérie incarnait justement, au cœur du Tiers Monde, la revendication révolutionnaire, et lui fournissait son meilleur exemple. Or, le regard qui abandonne la France à son désordre, cherche en vain de l’autre côté de la Méditerranée les signes de la raison historique. Si le théoricien s’arme de patience et ne veut, une fois de plus, juger du présent qu’en regard de l’avenir de la révolution, bon nombre de ceux qui n’ont jamais partagé sa confiance en la dialectique et n’oublient pas en outre que notre terne présent était hier l’avenir dont se nourrissaient leurs pensées et leurs actions, s’abandonnent au désenchantement. A ceux‑là les événements d’Algérie apportent une seconde déception plus vive et plus profonde peut‑être que la première. Ici, en effet, la confusion était devenue quelque peu familière, les intrigues des partis, la routine du pouvoir et de l’opposition n’étonnaient plus tout à fait, on s’accoutumait à un climat politique saturé de mauvaise foi, de pensées louches, de fausses violences et l’on s’y résignait d’autant mieux qu’ailleurs, pensait‑on, des hommes respiraient l’air pur de la révolution. En Algérie, du moins, le Front n’était pas un Parti; en lui s’incarnait une volonté collective sans défaut, l’idéologie n’était pas prétexte à division, ni la politique l’affaire privée d’un petit nombre de professionnels appelés à décider du sort commun au nom des indifférents. Or ce sentiment résiste mal au spectacle des déchirements qui accompagnent la naissance du nouvel État. Une révision s’ impose, s’opère déjà, quelquefois à l’insu des intéressés. Non certes qu’on doive remettre en cause la légitimité de la révolution, se reprocher d’en avoir attendu le succès avec passion; mais à considérer son aboutissement le mouvement ne peut paraître aussi simple, aussi pur que certains l’avaient rêvé. Il faut reconnaître que la lutte d’une classe ou d’un peuple pour son émancipation ne va pas sans produire d’autres luttes dont les mobiles sont plus troubles, une compétition entre individus et entre groupes à laquelle le pouvoir sert d’enjeu, que celle‑ci se nourrit de l’ignorance des masses, de telle sorte que l’indigence de la théorie tout autant que les débordements de l’idéologie peuvent en assurer la couverture, que la politique enfin, au moment même où elle s’assujettit à des fins universelles, ne se délivre pas de ses contraintes traditionnelles. On jugeait que l’oppression coloniale avait rassemblé contre elle toutes les forces du pays colonisé, fondu en une résistance homogène la diversité des mouvements politiques, aboli les distinctions sociales, mais, à peine la victoire acquise, les différenciations renaissent et de telle manière qu’on ne saurait penser qu’elles fussent à aucun moment tout à fait effacées. Les dirigeants de la révolution s’avèrent composer un groupe particulier, lui‑même mal accordé, dont les décisions n’ont prévalu qu’au prix de manœuvres et de compromis imposés à d’autres groupes rivaux. Dès le lendemain de la négociation, l’éclatement du Front déconcerte. Commence‑t‑on de s’interroger sur le différend qui met aux prises le G.P.R.A. et l’état‑major de l’A.L.N. que déjà se multiplient sous nos yeux, d’autres conflits : une dualité de pouvoir s’institue entre le Gouvernement et le groupe de Ben Bella, rapidement résorbée au profit de ce dernier, les dirigeants kabyles font apparaître une politique propre, une nouvelle opposition prend forme à laquelle s’attache le nom de Boudiaf, les willayas se séparent au moins en trois tendances. Les premiers conflits résolus à grand‑peine, et apparemment par de nouvelles manœuvres et de nouveaux compromis qui permettent de faire jouer les unes contre les autres les forces extrêmes, on demeure en présence d’antagonismes redoutables dont il n’est pas sûr qu’ils puissent se dénouer pacifiquement : le parti officiel en est encore à ses premiers pas quand il se trouve doublé par un parti clandestin qui le dénonce comme contre‑révolutionnaire, et déjà le Pouvoir prétend réduire au silence le syndicat comme si la révolution ne pouvait souffrir des revendications, une contestation, une activité indépendante dont elle n’aurait pas elle‑même fixé les termes. Dans de telles conditions, on s’inquiète de la simplicité des thèmes idéologiques : hier encore elle rassurait, à présent on accepte mal que les adversaires s’en tiennent à la même propagande, se satisfassent des mêmes slogans en faveur de la réforme agraire et de l’industrialisation, ou que les partis rivaux s’obstinent à ignorer la situation de fait et prêchent avec une égale véhémence la formule du parti unique. Il n’est pas jusqu’au problème de la Iaïcité ou de l’islamisme qui ne paraisse le signe d’une querelle assez vaine, entretenue pour donner le change aux difficultés économiques et sociales. Allons plus loin, ces difficultés‑là sont d’une telle ampleur qu’on en vient à douter que devant elles une politique révolutionnaire se distingue encore d’une politique simplement réaliste. On pressent que le sort de la réforme agraire n’est pas seulement suspendu à la décision d’un groupe de dirigeants mais dépend en premier lieu de nécessités objectives : celle par exemple de mettre en valeur le plus rapidement possible les terres pauvres, de fixer à la terre les populations les plus déshéritées par un plan d’aménagement et de restauration des sols, qui donnerait priorité à l’emploi de la main‑d’œuvre sur la mécanisation, celle de ne pas aggraver le chômage ni abaisser la productivité dans les régions fertiles de la côte par un partage inconsidéré des grandes exploitations dont l’effet serait en outre d’accentuer l’inégalité entre les diverses catégories de la population agricole. On entrevoit aussi que les discussions sur la structure et les tâches du Parti, ou la question même de la pluralité des partis n’acquerront un sens que dans la mesure où la société reprendra vie, où le seuil de la misère sera dépassé, où dans le cadre des entreprises agricoles et industrielles s’éveillera un intérêt pour l’organisation de l’économie, s’exprimera un besoin de connaître les problèmes qui affectent le sort commun et de peser sur leur solution.
Ainsi la foi que l’on mettait dans la révolution s’éteint peu à peu. Si l’on s’arrête au spectacle des troubles que la paix à révélés et multipliés, on est tenté de s’abandonner au scepticisme. Si l’on considère les difficultés auxquelles doit faire face le nouvel État on en vient à prendre le point de vue de l’ingénieur agronome ou tout au moins à penser les institutions dans une perspective technicienne, celle de l’adaptation de certains moyens à certaines fins, elles‑mêmes fixées objectivement. Dans les deux cas, la société algérienne apparaît soudain devant nous, comme une société quelconque, et se trouve rompu le lien de participation qui nous rattachait, au moins idéalement, à l’entreprise révolutionnaire.
Qu’on interroge seulement ses proches, qu’on écoute les propos de ceux qui étaient hier les plus résolus et les plus enthousiastes, on conviendra que nous ne forçons pas la note, la passion a fait place au désenchantement, c’est un fait que l’Algérie intéresse moins, et, dès lors, la politique lasse, rebute, éloigne de la vérité. Faut‑il dire que les plus jeunes sont aussi les plus touchés par l’événement? Mais la confusion à laquelle il les abandonne n’est qu’un aspect d’une confusion plus essentielle, dont souffre la gauche prise dans son ensemble. Tout se passe comme s’ils avaient, en l’espace d’un petit nombre d’années, suivi un chemin que d’autres ont mis dix, vingt ans ou davantage à parcourir. Tout se passe comme si la guerre d’Algérie avait résumé pour eux une expérience que près d’un demi‑siècle de luttes avait imposée aux générations précédentes. Et sans doute le présent a‑t‑il sa figure propre. Même envisagée sur une période limitée, l’Histoire n’offre jamais l’image de la répétition. Le drame de ceux qui ont mis leurs espoirs dans la révolution algérienne, de ceux‑là mêmes qui ont été jusqu’à s’engager aux côtés du F.L.N., n’est pas le drame qu’ont connu dans le passé les hommes qui rejoignaient le parti communiste ou trouvaient en lui la politique vraie. […]
[le portrait de l’auteur date de 1946]