« UNE ARCHITECTURE DURABLE: LES 200 COLONNES DE FERNAND POUILLON », exposition organisée par Archipel Centre de Culture urbaine de Lyon, jusqu’au 2 septembre.
On a pu voir cet été en plein centre de Lyon (Place des Terreaux) une exposition intéressante à plus d’un égard. En premier lieu parce qu’elle porte sur l’architecture, ce qui n’est pas si fréquent. En deuxième lieu parce que l’architecte dont il est question est ou plutôt a été une personnalité aussi fascinante que controversée, puisqu’il s’agit de Fernand Pouillon, mort en 1986 à Belcastel dans l’Aveyron où se trouve actuellement l’Association nommée « les Pierres sauvages », d’après le titre d’un de ses ouvrages (1964). En troisième lieu parce que l’exposition, qui comporte de nombreuses photos, un film documentaire et un long texte de présentation, se consacre à l’une des œuvres architecturales accomplies par Pouillon à Alger, le vaste ensemble de 5000 logements terminé en 1957 et connu sous le nom de « Climat de France ».
A quoi il faut ajouter que non seulement l’architecte lui-même est comme on l’a dit une personnalité controversée (beaucoup mieux connu et reconnu de nos jours qu’il ne l’était de son vivant) mais que pour s’en tenir à « Climat de France », on peut aussi avoir à son sujet des commentaires et des jugements très différents. Ce qui demande quelques explications, faute de pouvoir reproduire les photos très « parlantes » qu’on peut voir dans l’exposition. Pour la clarté du débat—qui pourrait se résumer très sommairement à une question : cette réalisation a-t-elle été un échec ou un succès ?— il faut remonter à son origine, c’est-à-dire plus ou moins à la date de 1953-1954, moment où comme on sait, l’Algérie est très près de déclencher la guerre d’indépendance, et moment aussi où quelques-uns de ceux qu’on appelle les libéraux tentent d’éviter à toute force ce sanglant affrontement. Parmi les gens de ce dernier groupe, se trouve le Maire d’Alger, Jacques Chevallier, convaincu à juste titre que l’un des grands problèmes de la ville qu’il dirige est celui du logement : un nombre considérable d’Algériens parmi les catégories les plus pauvres habitent des bidonvilles où les conditions de vie sont si révoltantes qu’elles entretiennent un climat propice au soulèvement.
Jacques Chevallier fait alors venir Fernand Pouillon, qui a déjà construit deux cités à Alger, Diar el Mahçoul et Diar es Saadâ, dans des délais et pour un coût particulièrement restreints, qu’aucun autre architecte que lui n’aurait acceptés. Et les deux hommes se mettent d’accord sur un nouveau projet encore plus ambitieux : ce sera « Climat de France ». L’entreprise est clairement destinée à favoriser un rapprochement et une cohabitation entre Algériens et Français, ce qui après coup peut paraître idéaliste et voué à l’échec. Mais on comprend et on admire que des hommes aient voulu le tenter. La guerre comme on sait n’a pu être évitée ni même minimisée dans sa violence et dans ses effets, pour autant les tentatives des Libéraux et plus précisément la construction de Climat de France ne peuvent être jugées dans la seule considération de ce qu’allait être la suite des événements.
De toute façon, ceux-ci ne mettent pas en cause la qualité architecturale de Climat de France, cet énorme ensemble de HLM (5000 logements !) qui de nos jours encore provoque la sidération de ceux qui le découvrent pour la première fois. Les bâtiments composent un immense rectangle fait de barres remplies d’habitations, d’autant plus nombreuses qu’elles sont de très petite taille conformément aux normes de l’époque pour cette catégorie défavorisée.
Mais les barres, qu’on les voie de l’intérieur du rectangle ou plus souvent de l’extérieur sont allégées et diversifiées par les fenêtres et toute sorte d’ouvertures qui produisent un effet intéressant de noir sur blanc. Et surtout, toute la partie basse des bâtiments est constituée de colonnes rectangulaires ressemblant à des pilastres mais non encastrés dans un mur. Ce sont elles qui ont valu à l’espace central du rectangle le nom de « Place des 200 colonnes ». Elles ressortent particulièrement bien sur les photos, suggérant des monuments à portique de l’Antiquité égyptienne ou gréco-romaine et donnant à l‘ensemble une sorte de classicisme prestigieux.
Prestigieux dira-t-on, Climat de France l’a sans doute été au moment de sa construction ou peu après. Mais comment employer un tel mot pour parler des bâtiments extrêmement dégradés que l’on peut voir aujourd’hui et qui manifestement n’ont bénéficié depuis des décennies d’aucun entretien d’aucune sorte : aucune réparation des bâtiments, bricolage anarchique rappelant les bidonvilles auxquels ces 5000 logements étaient pourtant destinés à se substituer, et surtout surcharge d’occupation si énorme qu’aucun fonctionnement « normal » ne pourrait y résister. Les plus récents témoignages journalistiques ne peuvent manquer d’évoquer cet état des lieux. Il est vrai que pour qui ne connaitrait pas les quartiers populaires d’une ville méditerranéenne et/ou orientale, le spectacle peut paraître effarant.
Cependant et à l ‘inverse il est difficile de ne pas ressentir la vitalité des gens qu’on voit évoluer entre les 200 colonnes, les jeunes garçons surtout qui semblent exploser sous la pression des forces qu’ils portent en eux. Quitte à reprendre des expressions un peu datées, on a envie de dire que le peuple a pris possession de ces lieux et qu’il y est chez lui. N’était-ce pas, pour une bonne part, le projet de Jacques Chevallier et de Fernand Pouillon ?
On sait à quel point sont discutables les paroles d’une célèbre chanson de Charles Aznavour :
Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil. A chacun son avis là-dessus. En tout cas, soleil ou pas, les habitants de Climat de France ne sont pas tristes, et s’ils sont victimes, ce n’est pas de l’architecture léguée par Fernand Pouillon.
Denise Brahimi
(texte provenant du N° 25, Septembre 2018, Lettre franco-maghrébine de Coup de soleil section Rhône-Alpes)