Ce film d’une jeune femme marocaine peut d’autant moins laisser indifférent qu’il a reçu le Prix du scénario à Cannes dans la section Un certain regard. C’est l’indice d’un film dont le sujet a été jugé tout à fait intéressant, et l’on peut ajouter que la réalisation n’en est pas indigne. D’autant qu’à la différence d’un certain cinéma marocain contemporain, celui-ci ne cherche nullement le scandale et la provocation, la réalisatrice étant très soucieuse que son film puisse être vu dans les salles marocaines, ce qui est actuellement le cas. D’ailleurs elle s’inscrit dans la ligne d’une préoccupation présente et pressante dans son pays,  qu’on trouve par exemple exprimée chez l’écrivaine bien connue Leïla Slimani. Il s’agit du sort des jeunes filles et des jeunes femmes auxquelles se trouve refusé tout accès à la sexualité en dehors du mariage, sous peine de punition légale et d’un ostracisme social dont les effets sont souvent très graves. Dans le film de Meryem Benm’barek on voit par exemple comment une jeune fille non mariée, néanmoins sur le point d’accoucher, ne peut légalement être acceptée ni dans un hôpital public ni dans une clinique privée —les mesures de rétorsion seraient en effet très graves pour ces établissements. L’héroïne du film, Sofia, a la chance d’avoir une cousine qui appartient au milieu médical, ce qui n’empêche qu’y étant entrée clandestinement, elle doit impérativement quitter l’hôpital quelques heures après l’accouchement. Et tout ceci se passe à Casablanca, la ville qu’on peut juger la plus susceptible d’être gagnée par la modernité. Que dire alors du reste du pays !

Cependant ce qu’il a de très intéressant dans ce film est qu’au-delà de la revendication sociétale, il est une œuvre originale qui rebondit sur ses propres données et construit une intrigue d’abord imprévue. Nous ne sommes pas dans un film « engagé » au sens ordinaire du mot, qui défendrait une cause et une seule, au risque de présenter au public un côté « prêchi-prêcha ». Nous entrons dans la complexité des relations sociales, dans un pays dont la réalisatrice s’attache à montrer  les clivages et les interdits. C’est essentiellement une affaire d’argent et l’on voit dans le film ce qu’il en est pour trois groupes bien distincts, clairement définis, présentés en ces termes par la réalisatrice elle-même : « On a la famille de Lena, la cousine, qui est issue de la bourgeoisie, donc des privilégiés au Maroc. On a Sofia et sa famille qui est issue de la classe moyenne, et Omar, le jeune homme, qui est issu de la classe très populaire. D’avoir ces trois catégories sociales, me permet d’essayer d’interroger les rapports de force et de pouvoir entre ces différentes classes et de présenter la structure et le fonctionnement de la société marocaine comme un très grand échiquier social. Ce que je montre dans Sofia, c’est comment chaque catégorie sociale exerce son pouvoir sur celle qui est en dessous pour se hisser au rang des plus forts et des supérieurs ».

Il s’agit donc bien de rapports de force, non plus comme ils s’exercent en régime féodal (dont on dit qu’il est encore celui du Maroc en tout cas dans certaines régions) mais sous la forme qu’ils prennent dans le système capitaliste, où les plus riches détiennent ce qui s’avère être l’arme absolue, c’est-à-dire l’argent. Celui-ci se retrouve en fait à tous les niveaux du fonctionnement social, pour les petites choses comme pour les grandes. Dans les « petites choses » et à un niveau relativement anecdotique, il y a la pratique bien connue du « bakchich », mot d’origine turque ou persane mais désormais employé dans tous les pays (et ils sont légion) où l’on pratique cette forme de corruption sans retenue et à tous les échelons. L’exemple qu’on en a dans le film est tout à fait plausible : pour tirer Sofia d’affaire, alors que selon la législation marocaine son cas relève de la justice pénitentiaire, sa riche tante qui appartient à la grande bourgeoisie n’hésite pas à « faire ce qu’il faut » pour convaincre le policier, au demeurant plutôt sympathique, dont l’affaire dépend : très discrètement  sans doute et en toute clandestinité, mais la soudaineté du résultat obtenu ne peut tromper personne —et d’ailleurs l’impunité de cette pratique semble absolument garantie !

L’argent est au cœur de ce qui se passe ensuite, c’est-à-dire le mariage entre Sofia et Omar, garçon de famille très pauvre habitant dans un quartier mal famé de Casablanca. Omar et sa famille sont littéralement achetés par celle de Sofia, d’une façon que le garçon juge profondément humiliante mais souhaitée et agréée par sa propre mère. Lena, la riche cousine de Sofia, perturbée par tous ces événements, y ajoute de son propre chef ce qui est pour le moins une maladresse (mais le mot semble bien faible) en remettant de la main à la main à Omar, le jour du mariage, une grosse enveloppe bien garnie de billets. Ce qui nous vaut sur le mode cruellement sarcastique la meilleure réplique du film, de la bouche d’Omar : « ce soir, j’irai me payer une pute de luxe ». Et on le comprend ! Mais naturellement, on pense aussi à ce qui est supposé être la nuit de noce de Sofia et à celles qui suivront. Le film, qui est court (80 mn), laisse le lecteur à ses réflexions.

Sur le rapport des riches à l’argent, le personnage le plus intéressant et le plus explicite est  la tante de Sofia, et mère de Lena, Leïla, très bien jouée par Lubna Azabal. La réalisatrice fait ici merveille pour préserver l’ambiguïté de son personnage, qui certes tient sans remords et sans réserve le discours de ceux qui ont réussi à atteindre le sommet de la hiérarchie sociale mais qui a raison de dire qu’elle s’emploie à faire de son argent une solution pour des problèmes autrement insolubles, les choses étant ce qu’elles sont. La dureté de son intelligence pratique est compensée ou en tout cas équilibrée par une aptitude remarquable à la frivolité. Qu’elle ait eu ou non un modèle à l’esprit, la réalisatrice fait là un intéressant portrait. Il est vrai que d’autres personnages semblent à peine esquissés, mais la sympathie qu’on a pour le film vient justement de ce qu’il semble vouloir, provisoirement au moins, ouvrir des pistes et rehausser quelques traits marquants, quitte à y revenir par la suite dans d’autres films, ce que le public souhaite, évidemment.

Denise Brahimi

(article repris du N° 25 (octobre 2018) de la lettre mensuelle de la section Auvergne- Rhône- Alpes de Coup de Soleil)