« NULLE AUTRE VOIX » de Maïssa Bey (Coédition Barzakh, Alger, et éditions de l’Aube, 2018)
Attention, un livre peut en cacher un autre : c’est ce qu’on a envie de dire après avoir lu le dernier roman de Maïssa Bey, « dernier » parce que c’est une manière de rappeler que nombre d’autres l’ont précédé, en sorte que nous avons maintenant à faire à une écrivaine dont on ne va pas dire qu’elle est retorse parce qu’il a trop de connotations péjoratives dans ce mot, mais plutôt et pour garder un ton dédramatisé, qu’elle a plus d’un tour dans son sac ! Cette mise en garde est d’autant plus nécessaire que ce livre passionnant et remarquablement écrit se lit d’une seule traite comme s’il rapportait en direct le témoignage d’une femme, à peine élaboré, sur la tragédie qu’elle a vécue et dont elle commence à peine à pouvoir parler. Or oui, rien n’est faux de ce qu’on peut dire sur ce premier niveau du livre, mais après cela il faut y regarder de plus près. Oui, il y a bien au départ l’horrible situation des femmes battues, fait qu’on ne saurait malheureusement dire rare, et la réaction dite criminelle de certaines d’entre elles, qui en arrivent à tuer leur mari. A quoi il faut ajouter les années de prison qui en découlent pour la coupable (mais ô combien victime, un mot toujours au féminin comme le remarque Maïssa Bey, qui dans le même ordre de faits souligne que le mot « criminelle » commence par un grand cri).
Détenue pendant 15 ans la criminelle de Nulle autre voix commence à parler un an après sa libération. A parler et à écrire, ou à parler parce qu’elle écrit. Et c’est là le deuxième thème, ou plutôt même le deuxième livre qui apparaît aux côtés du premier, tout aussi énigmatique car sous les apparences d’évidence (et l’admirable clarté de l’expression), rien n’est simple dans ce récit par lettres, rien ne va de soi alors même que l’auteure ne cherche pas l’énigme pour l’énigme. La criminelle ne dit pas tout à la romancière qui l’interroge, mais par ailleurs elle parle et écrit aussi pour elle-même, cherchant sa vérité et refusant de se laisser enfermer dans une case, ce que d’aucunes appellent son « cas »— on voit bien le rapport entre les deux mots» !
Ce deuxième niveau du livre : se sentir obligée de parler soi-même puisque rien de ce que disent les autres n’est peu ou prou satisfaisant— débouche sur ce qui est en fait une autre histoire et un autre roman, celui de la confrontation entre deux femmes, la criminelle et la romancière. La seconde demande instamment à la première de lui parler pour enrichir la matière du livre qu’elle est en train d’écrire, et pour nourrir son personnage principal de la substance humaine que l’ex-criminelle ex-détenue ne peut manquer de lui apporter. Cette confrontation prend la forme de rencontres quasi quotidiennes, mais dans la manière dont elles sont vécues il se produit un retournement à la fois progressif et brutal ; c’est-à-dire apparemment brutal mais amené au terme d’une progression dramatique qui soutient l’intérêt du livre de Maïssa Bey, décidément multiforme et mêlant le prévisible à l’imprévu. Pour le dire vite, pendant tout le début de cette histoire—qui commence donc par la rencontre entre les deux femmes, qu’une génération ou presque sépare ainsi que leur niveau social—c’est la romancière qui est en demande, avec insistance, au point d’accepter les rebuffades et les atermoiements. Puis commence un mouvement inverse, où la situation évolue beaucoup plus vite, et comme
dans l’urgence : la romancière se retire, tout porte à croire qu’elle a disparu et ne reviendra pas ; en revanche la criminelle n’arrive plus à se passer d’elle et cherche à tout prix à la ramener : le roman s’achève sur le vide qu’elle ressent de cette disparition—un vide peut-être nécessaire et fécond, c’est une question qui se pose pour le lecteur qui de toute façon en a plusieurs à résoudre, car il ne peut manquer de se demander quel est le sens, pour chacune des deux personnages, de leur mutation. D’autant que celle-ci est précédée par un moment où au contraire on semble s’orienter vers une véritable ( ?) amitié entre les deux femmes. Identification provisoire ? Les hypothèses concernant la romancière et ses motivations ne sont pas sans intérêt mais c’est un aspect du livre qui reste relativement secondaire par rapport au principal, à savoir ce qu’il en est pour la criminelle en passe de devenir écrivain. Maïssa Bey ne cache nullement à ses lecteurs que là pourrait bien être l’essentiel de son livre et l’on comprend pour quoi a elle a besoin d’y insister. La question des femmes battues, et du mode de vie des femmes en prison, est au cœur des préoccupations actuelles, c’est évidemment ce qu’on appelle un sujet de société, qu’il est absolument urgent de traiter et les féministes ne seront pas seules à le dire. Plus largement, Maïssa Bey se montre sensible une fois de plus, car c’est un de ses thèmes favoris, à l’état de passivité et d’inertie dans lequel la plupart des femmes passent leur vie, enfermées dans la « Forteresse vide » dont parle Bruno Bettelheim à propos de l’autisme infantile. Cet état de fait ne relève pas directement de la littérature et des questions qu’elle pose, même si l’aide qu’elle peut apporter en la matière est évidemment très bien venue. En revanche, la mutation intime qui se produit chez l’héroïne—à mesure qu’elle découvre la possibilité et le désir voire l’urgence d’écrire elle-même son histoire—, telle est la matière originale et vraiment littéraire qui anime le récit de Maïssa Bey. Il y a une sorte d’humour dans la manière dont celle-ci présente la découverte de son héroïne, qui dit d’abord, à propos du livre de la romancière, qu’après tout, elle pourrait presque l’écrire elle-même ; et qui plus tard, lorsque cette aventure est déjà bien avancée, constate que c’est à peu près chose faite : « Je l’aurais presque écrit pour vous, ce roman ! »Il se pourrait bien que la romancière, elle aussi, ait à peu près compris cela, raison pour laquelle elle choisit de prendre ses jambes à son coup, si l’on ose dire familièrement.
Pendant ce temps, une autre romancière est née (on a envie de dire : une vraie), c’est à cela que nous assistons. Sans qu’il soit besoin pour elle d’aller chercher ailleurs de quoi enrichir son œuvre, qui est précisément celle que nous lisons. Belle astuce de l’auteure que cette manière de boucler la boucle, après nous avoir fait croire qu’il y aurait d’abord un, puis deux autres livres que celui-là. Sur un sujet aussi dramatique, décidément oui, littérature il y a.
Denise Brahimi
(article repris du N° 25 (octobre 2018) de la lettre mensuelle de la section Auvergne- Rhône- Alpes de Coup de Soleil)