« MAGMA TUNIS » de Aymen Gharbi (éditions Asphalte, 2018)
C’est un premier roman, mais pour autant, ce n’est pas le livre d’un très jeune homme puisque son auteur né en Tunisie en 1981, aura bientôt la quarantaine. Il a donc eu le temps de mûrir des réflexions nées pendant ses études littéraires sur l’art de raconter une histoire, et la façon dont il s’y prend dans Magma Tunis est sans doute bien moins naïve, spontanée ou fofolle que les apparences ne pourraient le faire croire.
En tout cas elle est efficace et inventive, et le lecteur, qui a d’abord le sentiment d’un récit désordonné, laissant place à l’inexpliqué sinon à l’inexplicable (on n’est pas vraiment dans le fantastique et le but n’est pas de nous faire peur !), est guidé d’une main assez ferme pour que tous les fils narratifs se rejoignent en faisceau et pour que les épisodes d’abord dispersés se rejoignent en une seule histoire. Dire que cette dernière est tout à fait vraisemblable serait exagéré, mais d’une part il s’y mêle beaucoup de notations réalistes, notamment sur la ville de Tunis, et d’autre part il s’en dégage un tableau d’ensemble de la situation tunisienne ou en tout cas tunisoise sept ans après le fameux printemps arabe (le premier avant les autres) qui a attiré l’attention du monde sur cette ville.
Les médias étant ce qu’ils sont, il est évident que ce printemps-là nous a valu un flot considérable d’informations, globalement débordantes d’enthousiasme en tout cas dans la perspective occidentale, démocratique et laïque qui a vu ces événements comme la promesse d’une évolution très positive, forcément positive, de la Tunisie. Les choses ne seraient pas faciles, on s’en doutait bien, et en effet elles ne l’ont pas été, elles continuent à ne pas l’être. Mais le discours est globalement resté le même qu’aux premiers jours de la Révolution (dite de jasmin), et on peut parler d’un discours politiquement correct, au sens bien intentionné mais aussi intransigeant que désigne cette expression, ce qui veut dire globalement qu’on ne saurait se permettre la moindre critique sur l’état actuel de la Tunisie et sur son gouvernement qui résiste si vaillamment à la menace terroriste.
On a certes bien raison d’être admiratif sur ce qui s’est passé en Tunisie au début de l’année 2011. Cependant il est clair que le but d’Aymen Gharbi n’est pas d’entonner à son tour ce même refrain à la gloire d’une partie au moins de ses concitoyens. De la Révolution il ne parle pas, mais seulement de l’état des lieux sept ans plus tard. Et pour reprendre une expression familière le résultat n’est pas triste, ce qui veut dire qu’on y fait des découvertes stupéfiantes mais aussi, en prenant les mots au pied de la lettre, que l’écrivain choisit d’en parler sur un mode drolatique et se refuse à la dramatisation.
Le personnage principal, Gaylène, porte un nom qui renvoie assez clairement à celui de l’auteur lui-même. Mais le but de ce dernier n’est manifestement pas d’écrire un récit autobiographique, ni de coller à quelque vérité que ce soit. Un procédé habile pour justifier que le récit soit inconsistant et déjanté consiste à montrer Gaylène comme adonné au cannabis, sauf lorsque les circonstances l’empêchent d’en consommer mais alors c’est le manque qui l’amène à disjoncter et à patauger dans une vision très confuse de la réalité ! Gaylène se prend pour un héros tragique qui a laissé mourir sa compagne (après l’avoir séquestrée) et a décidé de se suicider, mais finalement rien de tout cela n’est vrai, la compagne galope allégrement dans les rues de Tunis avec son véritable amoureux et lui-même oublie assez vite son projet de suicide pour se laisser flotter au gré d’aventures qui constituent ce qu’on pourrait appeler l’intrigue du livre—bien que ce terme implique une cohérence que les événements racontés n’ont pas. Ils reposent sur l’invention extravagante d’une personne qui est la fois la plus volontaire (donc la plus organisée) et la plus folle du livre, une militante supposée révolutionnaire et en tout cas fort exaltée qui croit à la vertu du happening pour exprimer ses opinions et y fait participer les autres qu’ils le veuillent ou non. Gaylène et son amie et l’ami de son amie se trouvent ainsi embarqués—c‘est presque le mot puisque ils montent à bord d’hélicoptères longuement bricolés sur le toit d’un immeuble et avec lesquels, de manière fort improbable, ils arrivent à survoler la ville de Tunis ! La police est trop heureuse de croire et de faire croire que ces farfelus sont de dangereux terroristes.
Aymen Gharbi veut sans doute dénoncer là une espèce d’obsession, aveugle et dérisoire, de ceux qui finalement, faute de mieux sans doute, exercent le pouvoir à Tunis. En tout cas, l’état de la ville telle qu’il la décrit, ne peut manquer d’être le signe de leur incompétence : saleté généralisée, immondices partout, rats et chats se partageant l’espace public de manière menaçante pour les habitants, immeubles lamentablement délabrés faute d’entretien etc. Si on tente d’évaluer ce qui reste de la révolution, ou de l’idée de révolution, en plus du mépris qu’expriment à son égard nombre de braves gens excédés, on peut trouver dans l’épisode des hélicoptères une preuve de ce que disait Marx dans Le dix-huit brumaire de L.Bonaparte, à savoir que « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».
Cependant, il serait incomplet de ne pas voir dans Magma Tunis quelques références à une sorte de sagesse populaire propre aux Tunisiens, célébrée de longue date et sans doute encore et toujours efficace pour les aider à surnager. Il n’est même pas exclu que les nouveaux aspects pris par cette ville trouvent des amateurs dont il y a un exemple dans le livre (l’ami de l’amie). Reste que globalement on ne peut espérer qu’Aymen Gharbi suscite un afflux de touristes dans son pays. Quoique…
Denise Brahimi
(Cet article est repris de la Lettre culturelle franco maghrébine, N° 28 de novembre 2018)