« DEBÂCLE », roman de Mohamed Sadoun , Alger, éditions Casbah, 2017

Ce roman vient d’obtenir le Prix Mohammed Dib, décerné tous les deux ans à Tlemcen en Algérie. Et il le méritait bien !
Le livre est de belle taille—430 pages— ce qui n’est pas très fréquent dans la production maghrébine. Mais le lecteur ne songe pas à s’en plaindre, tant il est pris au fil de l’histoire qu’on lui raconte et qui retient autant par ses qualités intellectuelles que par son aptitude à faire vivre des personnages romanesques. Faut-il dire qu’il s’agit d’un roman historique (et dans ce cas mettre un H majuscule à Histoire) ? Oui en ce sens que tous les événements dont il est question sont datés et avérés ; cependant le but du roman n’est pas de les raconter et son génie le plus évident n’est pas l’art de la narration descriptive ou pittoresque, certainement pas non plus le récit de bataille ni même l’invention de dialogues entre les personnages dont une bonne part sont historiques et portent des noms connus, parfois même très connus par tous ceux qui s’intéressent à la colonisation de l’Algérie et à l’entrée du Maroc dans le régime du Protectorat.
Car s’il est bien vrai que ce gros roman nous conduit, étape par étape, de 1831 jusqu’au début du 20e siècle, le fil choisi par l’auteur pour nous accrocher (passionnément) à cette histoire est celui qu’indique clairement le titre du livre : débâcle. Il s’agit de nous faire assister, à travers un enchaînement pitoyable et poignant, au démembrement jusqu’à sa complète disparition d’une des tribus qui composaient l’essentiel de l’Algérie avant 1830. Elles vivaient d’élevage, sur leurs propres terres, selon les coutumes et les rituels du monde rural traditionnel, n’étant certes pas à l’abri de catastrophes diverses, d’origine naturelle ou humaine mais elles avaient l’habitude d’y faire face et de s’en relever. Tandis qu’avec l’arrivée des Français et du système colonial qui les chasse de leurs terres et les oblige à les vendre, la société tribale se trouve confrontée avec le monde capitaliste dont elle ignore tout et qui la broie inéluctablement.
Le dire en ces termes pourrait sembler une reprise de ce qui a déjà été analysé par nombre d’historiens. Mais toute la différence vient de l’aptitude de Mohamed Sadoun à donner chair, très concrètement, à ces différentes formes de décomposition de la tribu incarnées par trois ou quatre générations de personnages, hommes et femmes aussi bien. Le livre est certainement inspiré par ce qu’on pourrait appeler une conscience féministe, c’est-à-dire par une perception aiguë des injustices dont souffraient les femmes dans la société traditionnelle mais l’arrivée du nouveau monde nourri de pensée et de principes occidentaux ne peut y apporter remède que très exceptionnellement, et de toute façon, dans ce domaine comme dans d’autres, s’il y a « progrès » ou illusion de progrès, ce ne peut être qu’au prix d’un total reniement de soi. Pour une jeune femme par exemple, gravement menacée de ne pouvoir survivre qu’en se prostituant, cela consiste à faire disparaître son nom arabe au profit d’un nom espagnol, occultant complétement son origine arabe. Cependant ce reniement est loin d’être suffisant pour sauver tous les membres de la tribu de la folie et de la mort ; sauf pour certains d’entre eux (mais pendant une période limitée, soumise aux aléas du sort) il n’empêche pas la misère, l’humiliation que l’alcoolisme cherche en vain à faire oublier et aggrave au contraire ; et finalement il devient absolument clair que le mode de vie tribal n’a aucune chance de survivre. C’est exactement la définition du tragique : que des hommes se trouvent pris, et de plus lucidement pour nombre d’entre eux, dans une situation sans issue, n’offrant de choix pour aucune solution acceptable. Ils vivent désormais dans un monde où ils ont impérativement besoin d’argent liquide, puisque la tribu ne les nourrit plus, mais les quelques moyens misérables à leur disposition ne leur permettent de gagner que des sommes infimes, et leurs métiers de bonnes à tout faire ou de livreurs de pain sont à l’opposé de ce que l’honneur tribal permettait auparavant. Pour obtenir des sommes de quelque importance, il n’y a qu’une seule solution, qui est de vendre les terres mais ces sommes trop vite dépensées (et ils n’ont évidemment pas la moindre idée de ce que serait un investissement) les conduisent rapidement à la clochardisation : mendicité ou travail servile de bas niveau, on retrouve la situation précédente.
Le roman de Mohamed Sadoun n’exhibe pas les analyses théoriques sur lesquelles il repose, mais il rend absolument convaincantes les conclusions dramatiques auxquelles il aboutit. Cette vision d’une déchéance inéluctable s’établit au niveau de ceux qui la subissent et qui sont les personnages non historiques du roman. Les autres, ceux qui font l’histoire, sont montrés à leur niveau, qui est celui de la politique internationale. L’inégalité entre les supposés partenaires n’y est pas moins évidente et tragique, on voit par exemple dans quel réseau se trouve pris le Sultan du Maroc, jouet entre les mains des représentants des « grandes » nations dont l’habileté est parfois diabolique et dont les succès, y compris militaires, sont irréversibles. La force est tout entière d’un même côté, et la notion d’un équilibre mondial est totalement absente de ce monde vu globalement par ceux qui le dirigent.
Mohamed Sadoun, dans sa réflexion sur l’histoire, fait une place intéressante à ce qui aurait pu jouer un rôle important en faveur du monde arabe, ou /et ottoman, ou /et maghrébin. Il s’agit des tentatives de réformes qui en effet ont été nombreuses au cours du 19e siècle et souvent menées par des ministres intelligents, cherchant à tirer les leçons du modèle occidental comme nous dirions aujourd’hui. Ils se sont malheureusement heurtés à l’immobilisme voire à l’esprit réactionnaire de traditionnalistes plus nombreux et plus puissants qu’eux. Et c’est ainsi qu’ils n’ont pu sauver des pays voués à subir le protectorat, comme la Tunisie, ou à disparaître en tant que tel, comme l’empire ottoman. Mohamed Sadoun n’exempte nullement l’Algérie tribale des tares qui l’ont perdue. Son livre raconte un enchaînement d’événements absolument pathétique mais il le fait sans pathos ni partialité. Il sait tenir à distance une histoire dans laquelle il s’implique complétement, ce paradoxe était un défi qu’il relève dans ce grand et beau roman.
Denise Brahimi