« GHANDI AVAIT RAISON » de Rabâa ben Achour-Abdelkéfi ,(Sud éditions, Tunisie, 2016)
Amina, qu’on est en droit de considérer comme le personnage principal du roman, assiste à la chute de Ben Ali dans l’épilogue du livre, alors qu’elle a, dit-elle, soixante-et-un ans. C’est un des moyens possibles pour situer dans le temps l’action de ce roman qui (mis à part l’épilogue nettement plus tardif) s’étend sur deux générations : celle des jeunes Tunisiens, Ahmed (futur père d’Amina) le Musulman et Marcel le Juif, sans doute un peu plus âgé, qui font connaissance au début de la seconde guerre mondiale ; et celle de leurs enfants, Amina et aussi Mokhtar, le garçon dont elle est amoureuse, qui traversent très douloureusement les événements de 1968, année où la contestation du régime de Bourguiba par les étudiants a été réprimée avec une grande violence. De ce fait, l’action du livre se passe à peu près entièrement lorsque la Tunisie est sous la tutelle de Bourguiba, et il dénonce principalement les agissements de la police lorsque celui-ci est au pouvoir, un pouvoir qui a gravement dégénéré jusqu’à employer sans vergogne la torture contre les opposants.
On peut donc considérer que la préoccupation du livre est politique, ce qui n’a rien d’étonnant puisque c’est justement un des domaines que recouvre l’écriture de son auteure, bien qu’elle soit également essayiste et romancière comme on peut le voir ici. Cependant la dénonciation qu’il contient ne porte pas seulement sur la torture pratiquée par la police d’Etat, elle porte aussi sur les relations familiales en Tunisie, en tout cas depuis l’indépendance, et l’on a plusieurs fois l’impression qu’on est très proche du célèbre « Familles, je vous hais » d’André Gide. Les parents d’Amina ont fait un mariage arrangé, qu’ils ont accepté sans protestation, mais les résultats ont été très mauvais pour chacun des deux et aussi pour leurs enfants qui en subissent le contrecoup.
Dans la famille de Mokhtar, les choses ne se sont pas mieux passées, et comme ce malheureux garçon cumule les deux types de méfaits, politiques et sociologiques, la romancière n’hésite pas à montrer en lui l’exemple d’une vie que cette conjonction a complétement brisée. Amina, parce qu’elle a une aptitude remarquable à se révolter, finit en revanche par s’en sortir, non sans devoir quitter la Tunisie où elle reviendra peut-être (ce que laisse entendre l’épilogue du roman) grâce aux événements de 2011, l’année du fameux printemps.
Ce sont donc environ soixante-dix ans de vie tunisienne qui se trouvent évoqués dans ce roman et la tonalité générale de ce parcours ou de ce bilan est très critique, comme si le pays n’avait fait que perdre peu à peu l’élan et l’enthousiasme de la période où il s’acheminait vers l’indépendance, notamment grâce à l’action menée par de très valeureux militants communistes et anti-fascistes. A travers le personnage de Marcel, la romancière insiste sur la participation des Juifs tunisiens au combat démocratique mais elle montre aussi les graves difficultés qu’ils éprouvent ensuite à rester dans le pays. Pour ce qui est de l’amour et du couple, il est plus difficile de détecter des problèmes qui seraient typiquement tunisiens, car on sait que la fin du 20e siècle et le début du 21e se caractérisent par l’extraordinaire mutation qui se produit à cet égard dans tous les pays ou à peu près.
Cependant on peut dire que le roman de Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi ne va pas dans le sens d’une opinion assez répandue, qui voudrait que la Tunisie ait bénéficié, pour ce qui concerne dans l’évolution des mœurs et la rupture avec la tradition, d’avancées plus fortes que les autres pays arabes, ou musulmans, ou maghrébins—une avance qui serait due en grande partie au progressisme de Bourguiba.
Or l’auteure dément une telle idée. Certes elle fait la part des choses et montre comment le pays a cumulé les tares du mode de vie traditionnel et les perturbations de l’entrée dans la modernité, sans parler des effets de la mentalité bourgeoise qui y est particulièrement répandue. Mais c’est sur la torture au temps de Bourguiba que son livre comporte les dénonciations les plus fortes. Ce sont des témoignages autorisés, qui ne relèvent sûrement pas de la fiction, et qui sont atterrants !
Denise Brahimi
(Cet article est repris de la Lettre culturelle franco maghrébine, N° 28 de novembre 2018)