» BORDER LINE, AU DETOUR DU JOURDAIN » Exposition de Farida Hamak à la galerie Regard Sud à Lyon du 15 janvier au 9 mars 2019
Farida Hamak, d’origine algéro-française, est venue à Lyon au terme d’un parcours riche et complexe où elle a mis ses talents et sa compétence de photographe au service d’une double pratique : capter des images de guerre mais aussi d’autres qui sont des perceptions de la beauté, et justement, peut-être, là où on ne l’attendait pas. Ce dernier cas est celui des images du Jourdain que nous montre l’exposition actuelle de Lyon, où l’on peut voir des photos que Farida Hamak a prises dans la vallée du Jourdain, pendant les années 2005 à 2007.
Elle explique comment elle a passé de longs mois sur les rives de ce fleuve, dont elle a retracé l’histoire mouvementée dans un livre Au détour du Jourdain (2007), et à propos duquel elle rappelle quelques faits justifiant largement l’emploi de l’adjectif « mouvementée », un euphémisme à dire vrai ! :
« Né dans les montagnes libanaises, le Jourdain arrose le Liban, la Syrie, Israël, la Palestine et La Jordanie avant de finir sa route dans la mer Morte. Depuis la guerre des Six-Jours, en 1967, la vallée du nord est devenue zone militaire. »
Farida Hamak a d’ailleurs été reporter de guerre dans les années 1980, pendant la guerre du Liban. Mais pour en revenir à sa conception originale et profonde de la photographie, il faut tenter de comprendre ce que nous disent ces photos de la vallée du Jourdain actuellement exposées à Lyon. Pour cela, il est très utile de lire ce qu’elle a écrit elle-même sur sa manière de procéder, à partir d’août 2005, date de son premier voyage dans la région :
» J’ai beaucoup pris la route sans faire de photographies. J’avais d’abord besoin de découvrir, de m’imprégner de la vallée, de l’habiter, de sentir son odeur, de m’approcher de la lumière, de m’illuminer de ses couleurs. Revenant le plus souvent dans les mêmes lieux, j’ai rôdé autour du Jourdain, caché, en contrebas, fleuve exilé aux rives semées de miradors et de barrages militaires. Grâce à des amis, j’ai pu l’approcher, je l’ai même photographié… Petits bouts de miroirs interdits, série intemporelle de détails et de paysages, décalés de la réalité. »
On peut certainement regarder ces photos, et c’est la meilleure façon de le faire, en ayant à l’esprit la fameuse « histoire mouvementée » qui est dans leur arrière-plan et qui provoque l’insistance de notre regard en quête de témoignages ou au moins d’indices. Cependant ceux-ci restent toujours indirects, allusifs, et on pourrait aller jusqu’à dire qu’il ne faut pas immédiatement les superposer, c’est-à-dire les imposer aux images —mais plutôt, dans un premier temps en tout cas, laisser celles-ci « parler d’elles-mêmes », comme on dit, ou plutôt même les laisser à leur silence et à la qualité exceptionnelle de celui-ci. C’est dire que pour celui ou pour celle qui regarde, l’exercice est complexe : il est convié à une sorte d’expérience personnelle rendue possible par les images, grâce à leur qualité intense et débordant toute signification. Mais en même temps, à un niveau subliminaire, il doit savoir de quoi on parle, et pourquoi. Chaque photo produit plus ou moins l’effet de ce qu’on appelle, dans un film, un arrêt sur images. Ce procédé utilisé par le cinéma a un rapport avec le temps qui se trouve grâce à lui un moment suspendu, ce qui ne peut que nous rappeler ce que Farida Hamak dit elle-même dans ce qu’on a pu lire ci-dessus, lorsqu’elle parle d’une « série intemporelle de détails et de paysages, décalés de la réalité ».
Et c’est justement parce que ces lieux sont ou ont été si fortement mêlés à l’histoire, c’est à dire au temps sous sa forme la plus présente et la plus reconnaissable, qu’il y a un projet très fort et très impressionnant dans cette volonté de les en détacher, pour une fois, exceptionnellement. C’est en ce sens qu’on peut parler d’une expérience, à partir de la valeur documentaire des photos mais pourtant en rupture volontaire avec elles. Cette dernière produit un choc, mais c’est un choc immobile si l’on peut dire et qui nous immobilise nous aussi pour que tout se concentre dans l’intensité de notre regard.
Denise Brahimi
BORDER LINE, AU DETOUR DU JOURDAIN
Le parcours offert par la galerie Regard Sud sur cette rive jordanienne du Jourdain restituée par la photographe Farida Hamak est d’une belle poésie. Cette galerie nous donne depuis vingt ans grâce à Abdallah Zerguine, son « génie » (au sens d’Aladin), à découvrir des univers et des artistes toujours singuliers et exigeants.
Les photographies en petit format de cette exposition correspondent à cette exigence. Le choix de l’argentique permet de restituer ces grains et ces estompes qu’on retrouve moins en nos temps numérisés. Et surtout chaque regard porté par la photographe est comme
un petit poème, l’image photographiée suscitant chez le « regardeur » une cascade d’images mentales, à partir de ce qui est montré et aussi de ce qui est hors cadre.
Une partie de l’exposition suit le cours du Jourdain qui serpente au creux de collines calcaires. Les images qui nous sont offertes montrent la fragilité de ce fleuve surexploité par l’irrigation, qui n’en finit pas de « tuer » la Mer Morte où son cours s’achève, bien en dessous du niveau de la mer. Des files de moutons suivent leur berger sur le flanc des collines sans végétation. Une minuscule silhouette humaine se détache au sommet de l’une d’elles, quelque prophète égaré ? Et tout en bas, le cours ténu serpente, dessinant de curieuses sculptures torsadées.
Dans une autre salle, nous voilà chez les habitants, intérieurs paisibles, bains probablement très anciens, comme si chaleur et fraîcheur se côtoyaient pour permettre aux humains de trouver un certain confort de vie dans un univers qu’on imagine bien aride. L’eau permet de s’alimenter, de se désaltérer, de se rafraîchir. Un coup de cœur particulier pour deux clichés où s’assemblent ombre, lumière et eau, une palme qui flotte dans le cours de la rivière, les pieds d’un homme foulant la glaise, à l’ombre de palmiers comme l’entourant l’épines.
Nous avons tous un peu de Jourdain en nous sans souvent l’avoir jamais vu.
Merci à Farida Hamak d’enrichir notre bibliothèque d’images mentales de ces belles scènes si paisibles.
Michel Wilson
(extrait de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 30, Coup de Soleil Lyon)