« L’ADIEU A LA NUIT » d’André Téchiné, avril 2019
Les amateurs du réalisateur André Téchiné seront ravis de le retrouver dans ce film où il s’associe pour la huitième fois à son actrice favorite Catherine Deneuve. Il semble que les avis soient unanimes, ce film est une réussite. Pourtant on ne peut dire que son sujet soit une nouveauté mais il a le mérite de regarder en face et de traiter de bout en bout un des sujets d’actualité dans quelques pays dont la France : la conversion de jeunes gens à l’Islam et leur désir de partir rejoindre une organisation islamiste en Syrie(ou ailleurs) pour se battre sous ses ordres. Alex est le jeune héros de cette histoire, il est le petit-fils de Muriel qui est jouée par Catherine Deneuve et qui veut à toute force l’empêcher de partir quand elle comprend la folie qu’il va commettre. C’est de cet affrontement entre les deux personnages principaux que le film tire sa substance, beaucoup plus que des mécanismes par lesquels des jeunes gens comme Alex se font endoctriner. En cela L’Adieu à la nuit est différent du film très intéressant de Philippe Faucon, La Désintégration (2011) qui analysait minutieusement cette procédure d’embrigadement. Mais différent aussi du film tunisien consacré au même sujet, Mon cher enfant, de Mohamed Ben Attia (2018). A la différence de Philippe Faucon, André Téchiné ne cherche pas à être un analyste, il montre une situation très concrète, à travers des images sensibles, faisant toute confiance à la spécificité du cinéma. Et à la différence de Mohamed Ben Attia, il ne cherche pas à évaluer la responsabilité voire la culpabilité de l’entourage immédiat à savoir les parents.
Concernant ce dernier point, une telle évaluation est d’autant moins possible qu’Alex n’a plus de parents, ne lui reste que sa grand-mère comme famille. En fait il a encore son père mais celui-ci est parti très loin refaire sa vie lorsque la mère d’Alex est morte, en sorte que le fils ne veut plus avoir aucune relation avec son père et ne se rattache affectivement qu’au seul souvenir de sa mère morte. Ce ne sont pas à proprement parler des motivations psychologiques que le réalisateur nous donne là car son but n’est pas d’expliquer le comportement de son personnage : le mot « explication » ne saurait convenir, en ce sens qu’ aucune explication n’apparaît comme suffisante. C’est d’ailleurs une des formes torturantes de ce qu’éprouve Muriel, femme pratique, volontaire, intelligente, mais nullement intellectuelle ni psychologue. Le moment vient assez vite où Muriel pense que le plus important n’est pas de s’interroger (même si elle ne peut s’empêcher de le faire) mais d’agir —c’est-dire, concrètement et physiquement, d’empêcher Alex de partir. C’est une femme forte, qui sait ce qu’il en est de l’action : elle est capable par exemple, de s’armer d’un fusil pour chasser le sanglier qui vient faire des dégâts sur ses terres pendant la nuit. Par ailleurs, ces convictions ne sont pas fragiles, elle est convaincue, comme le réalisateur et les spectateurs, qu’Alex va faire une terrible bêtise, sans doute irrémédiable, la question n’étant même pas de porter un jugement sur cet islam auquel Alex s’est converti avec une foi fervente. L’islam dans cette histoire est, si l’on peut dire, hors jeu, l’important étant ce à quoi il sert de prétexte ou d’alibi.
Mais il n’empêche que Muriel, pour autant, n’est pas et ne sera pas une gagnante. Bien au contraire, c’est elle que nous voyons à l’état de victime à la fin du film et elle est pathétique, en toute simplicité, c’est–à-dire sans aucune forme de pathos théâtralisé. Les admirateurs de Catherine Deneuve seront comblés par les talents d’actrice dont elle fait preuve dans un moment comme celui-là : au rebours du style hollywoodien et du célèbre Actor’s Studio, elle est d’un naturel confondant, d’instinct semble-t-il, et sans la moindre théâtralité. En fait elle se trouve dans une situation qui correspond tout à fait aux définitions classiques du tragique, comme enfermement dans une contradiction indépassable. D’une part il lui fallait absolument empêcher Alex de partir (ce pourquoi elle a eu recours à la police qui a arrêté les trois candidats au djihad dont il faisait partie sur le chemin de l’aéroport ; d’autre part, elle a brisé ce garçon qu’elle aime plus que tout au monde dans sa pulsion vitale et dans la foi qui lui donnait la force de vivre, et peut-être l’a-t-elle séparé d’elle-même définitivement.
D’Alex il est trop jeune et il est plongé dans une trop grave crise pour qu’on puisse affirmer quoi que ce soit. Pour lui la foi en l’islam n’est ni un prétexte ni un alibi, elle est la seule raison de vivre qu’il se soit trouvé—alors même qu’il n’est pas vraiment amoureux de Lila la jeune fille qui a tout fait pour qu’ils partent ensemble parce qu’elle tient très fort à Alex et était prête à tout pour partir avec lui. Alex vit l’unicité d’une grande passion, celle qui le pousse à faire le djihad, et l’on peut craindre qu’il ne se remette jamais de cet élan brisé. Le film propose pourtant une forme d’espoir en la personne d’un « repenti » qui a d’abord fait l’expérience du djihad en Syrie avant d’en revenir désillusionné et tout à fait persuadé qu’il était tombé dans une grave erreur. Muriel s’attache à lui parce qu’il le mérite et parce qu’elle veut croire qu’Alex fera un jour le même chemin que lui. Cependant Alex n’aura pas pu vivre la même expérience puisqu’il n’est pas parti et peut-être en gardera-t-il une irrémédiable frustration. André Téchiné se garde bien de trancher. Il montre, de façon belle et convaincante, tout ce qui peut donner envie de vivre comme le fait Muriel, à la tête d’un élevage de chevaux et d’un magnifique champ de cerisiers dans un pays sans doute cher au cœur du réalisateur—Capcir, Cerdagne et autre lieux des Pyrénées Orientales que d’aucuns diraient sans doute très « enclavés ». Pays encore imprégné de mœurs paysannes et d’une joie de vivre à l’ancienne mais pourtant soumis à un vieillissement que symbolisent les tristes Ehpad. Muriel aime la vie qu’elle mène et cet amour lui donne sa force, Alex semble l’avoir aimé un peu ou même beaucoup quand il était enfant, mais l’adolescence, ce qui comme on sait arrive fréquemment, l’a jeté dans d’autres voies qui au moment où le film s’achève ont abouti à l’impasse de la prison, en attendant son procès. Faible lueur d’espoir, terrible angoisse et culpabilité, le film ne peut aller au-delà.
Denise Brahimi
(extrait de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 33, mai 2019, Coup de Soleil Lyon)