Editorial
Les activitĂ©s de Coup de soleil et ses centres dâintĂ©rĂȘt sont dĂ©cidĂ©ment trĂšs multiples. Et nous tenons beaucoup Ă cette diversitĂ©, pour que des lecteurs aussi diffĂ©rents que possible trouvent leur compte Ă la lecture de La Lettre. Cependant nous espĂ©rons ne jamais cĂ©der Ă une sorte de dĂ©magogie qui nous ferait choisir des textes ou des spectacles en fonction de leur facilitĂ© dâaccĂšs. Et en tout cas, ce nâest pas de cela que sont suspects les deux premiers textes que nous Ă©voquons, dont les sujets sont Ă©minemment sĂ©rieux. Lâun traite de lâibadisme, que certains dĂ©couvriront peut-ĂȘtre Ă cette occasion (ils ne le regretteront pas), lâautre de la prison de Montluc dont les Lyonnais ont forcĂ©ment entendu parler, en plusieurs circonstances historiques.
CĂŽtĂ© romans, nous en proposons trois, dont lâun est « Saara » le dernier de ce grand auteur mauritanien, Beyrouk, que nous suivons depuis longtemps dĂ©jĂ , avec une fidĂšle admiration. Lâautre qui se situe Ă Tanger, est une Ă©vocation plaisante et bien informĂ©e de cette ville et nous y ajouterons le roman dâune Suissesse,  « La niĂšce du Taxidermiste » qui a sĂ©duit lâun de nos collaborateurs occasionnels, Claude Bataillon.
Le film de ce mois-ci connaĂźt un beau succĂšs en salle, câest une comĂ©die intitulĂ©e « Youssef Salem a du succĂšs ».
Non seulement Michel Wilson ne nous a pas oubliĂ©s mais il nous parle cette fois-ci dâun spectacle thĂ©Ăątral vu Ă Lyon, qui sâintitule « MĂ©moires collectĂ©es ».
Denise Brahimi
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« LâARCHIPEL IBADITE, UNE HISTOIRE DES MARGES DU MAGHREB MEDIEVAL », par Cyrille Aillet, CIHAM Ă©ditions Lyon Avignon 2021
Que nos lecteurs ne soient pas inquiets : le Maghreb mĂ©diĂ©val leur paraĂźtra peut-ĂȘtre un monde aussi lointain quâobscur et pour comble voilĂ que lâauteur de ce livre annonce son intention de lâaborder par ses marges, ce qui pourrait ajouter une complication supplĂ©mentaire au savoir couramment reçu sur cette pĂ©riode et sur ces lieux. Or ce qui sâimpose en premier lieu est une bonne surprise : sâil est vrai que lâauteur de ce travail est dâune minutie extrĂȘme et dâun savoir considĂ©rable, il est aussi dâune trĂšs grande lisibilitĂ©, sans doute par la clartĂ© de son Ă©criture et par lâorganisation des chapitres, permettant Ă chaque fois de rebondir et dâenchaĂźner les faits marquants qui caractĂ©risent lâibadisme. Ce courant qui paraĂźt aujourdâhui minoritaire et peu reprĂ©sentĂ© ne lâa pas toujours Ă©tĂ© et ses caractĂ©ristiques sont suffisamment intĂ©ressantes pour quâon ait envie de sây attarder. Lâibadisme est certainement une des trois composantes du Maghreb mĂ©diĂ©val (et tel quâil sâest prolongĂ© plus ou moins visiblement jusquâĂ la pĂ©riode coloniale) incontestablement original par rapport au sunnisme et au chiisme. Câest ici que la notion de marges qui figure au titre du livre doit retenir notre attention. Sâil est vrai que lâhistoire est souvent racontĂ©e par les reprĂ©sentants du courant dominant (Ă la fois dans lâespace et dans le temps) il y a grand intĂ©rĂȘt Ă renverser cette lecture et Ă souligner lâexistence de divergences notables par rapport Ă eux , sachant quâen toute logique ces tendances diffĂ©rentes doivent bien avoir laissĂ© quelques traces contribuant Ă la complexitĂ© dâun monde partiellement oubliĂ©e ou occultĂ©e.
Au risque dâĂȘtre sommaire, on peut dire que la pĂ©riode oĂč lâibadisme sâest Ă©panoui dans certaines rĂ©gions du Maghreb sâĂ©tend Ă peu prĂšs du 8e au 13e siĂšcle, et que son apogĂ©e a pris la forme dâun Etat centrĂ© sur la ville de Tiaret dans lâAlgĂ©rie actuelle. Câest surtout parmi les populations berbĂšres quâil sâest dĂ©veloppĂ©, nous aidant Ă dĂ©finir encore aujourdâhui ce qui pourrait bien ĂȘtre le propre de leurs aspirations spirituelles et de leur organisation sociale. Les traces quâil en reste encore aujourdâhui se sont maintenues principalement dans trois rĂ©gions du Maghreb contemporain, Djerba, le Mzab et le djebel Nafusa (en Tripolitaine, rĂ©gion situĂ©e aux confins de la Tunisie et de la Libye).
On ne peut donner quâune trĂšs faible idĂ©e des originalitĂ©s qui ont caractĂ©risĂ© lâibadisme et sans doute les choisissons-nous parce que la pĂ©riode la plus contemporaine, celle que nous vivons, est justement Ă la recherche dâalternatives qui pourraient nous aider Ă trouver une dĂ©finition de lâEtat et de ses pratiques moins contraignante, moins coercitive et moins centralisĂ©e que celles qui dominent dans le Maghreb actuel.
Les ibadites au long de leur histoire et malgrĂ© le caractĂšre dispersĂ© de leur implantation ont Ă©tĂ© souvent les acteurs dâune dissidence que certains considĂ©reront peut-ĂȘtre comme typiquement maghrĂ©bine par rapport Ă des formes dâautoritĂ© dĂ©finies en Orient. Sâil est vrai quâil faut employer le terme « dĂ©mocratie » avec dâinfinies prĂ©cautions et en rĂ©fĂ©rence avec des pratiques politiques trĂšs prĂ©cises, on peut cependant ĂȘtre tentĂ© de lâutiliser Ă propos de lâibadisme, qui a conçu le pouvoir comme Ă©lectif et collĂ©gial, opposĂ© Ă toute tyrannie centralisatrice.
Denise Brahimi
« UNE PRISON POUR MEMOIRE MONTLUC, DE 1944 A NOS JOURS » par Marc André, ENS éditions, 2022
On est trĂšs impressionnĂ© par lâextrĂȘme minutie du travail universitaire qui a donnĂ© lieu Ă ce livre (572 pages, câest une somme !), absolument impeccable par la rigueur de sa mĂ©thode et de sa prĂ©sentation. Certes, ce livre dâhistoire suit globalement une chronologie en trois pĂ©riodes, mais il se veut avant tout une rĂ©flexion et pas seulement le retour sur des narrations et des rĂ©cits historiques de faits plus ou moins connus (la plupart le sont). Câest plutĂŽt lâenchaĂźnement entre les parties qui a retenu lâattention de lâauteur et il est vrai que le sujet abordĂ©, Ă certains Ă©gards, peut passer pour exemplaire , notamment sur le rĂŽle de la mĂ©moire en histoire. Au lieu que le livre se prĂ©sente comme une succession de trois moments bien distincts (ceux-ci ayant rĂ©ellement existĂ© avec des caractĂ©ristiques indĂ©niables), il Ă©voque plutĂŽt le glissement de chacun vers les autres et les effets produits par cette sorte de palimpseste et de superposition, le mot palimpseste Ă©tant employĂ© par Marc AndrĂ© pour suggĂ©rer la porositĂ© de lâhistoire toujours plus ou moins empreinte de ce qui prĂ©cĂšde dâoĂč la difficultĂ© extrĂȘme dâen finir avec quoi que ce soit.
La date de dĂ©part, 1944, est la fin de la deuxiĂšme guerre mondiale, et puisque câest de la forteresse de Monluc quâil est question, cette date est donc aussi la fin de lâutilisation de ce lieu comme prison par la Gestapo ou police de lâEtat nazi en France. Evidemment, aprĂšs la chute de lâEtat nazi, il ne sera plus question dâenfermer les rĂ©sistants Ă Montluc mais le travail de Marc AndrĂ© consiste Ă faire comprendre que pour autant cette signification du lieu est loin dâ ĂȘtre abolie ; et lâon peut mĂȘme dire que toute une partie de son livre, des plus intĂ©ressants et originaux Ă cet Ă©gard, est de montrer quâil y aura persistance dâune mise en rapport entre les murs de Montluc et la rĂ©sistance Ă lâoppression.
En effet, la deuxiĂšme Ă©tape du parcours historique suivi aboutit Ă une concentration des Ă©vĂ©nements et des mises en question en pleine guerre dâAlgĂ©rie et aux moments oĂč la rĂ©pression exercĂ©e par l âarmĂ©e française sur la rĂ©bellion clandestine des AlgĂ©riens se montre particuliĂšrement sĂ©vĂšre voire meurtriĂšre : 1958-1962. Pour les lecteurs de Marc AndrĂ© le livre est trĂšs riche dâinformations sur la maniĂšre dont les AlgĂ©riens en France entendent faire avancer leur cause Ă leurs risques et pĂ©rils Ă©videmment. Et câest ici que pour de nombreux Français en principe peu impliquĂ©s dans les pĂ©ripĂ©ties de la guerre dâAlgĂ©rie, la signification prĂ©gnante du nom mĂȘme de Montluc et de ses murailles se trouve rĂ©activĂ©e. Bien avant mĂȘme que lâexpression « lieu de mĂ©moire » ait Ă©tĂ© inventĂ©e (on lâattribue gĂ©nĂ©ralement Ă lâĂ©diteur Pierre Nora et Ă une cĂ©lĂšbre collection, datĂ©e des annĂ©es 1980 Ă 1990), on parlait couramment de « lieux de sinistre mĂ©moire », ce qui pouvait tout Ă fait ĂȘtre le cas pour le fort de Montluc, tant il est vrai que le souvenir de la Gestapo et de ses mĂ©thodes nâĂ©tait pas des plus faciles Ă Ă©radiquer.
A partir du moment oĂč Montluc a de nouveau servi de prison et notamment pour les combattants algĂ©riens de lâindĂ©pendance, sans parler des activistes français engagĂ©s Ă leurs cĂŽtĂ©s, lâarmĂ©e qui gĂšre les arrestations et les emprisonnements nâa certes rien Ă voir avec celle qui auparavant permettait aux nazis dâexprimer leur pouvoir sur la France âsinon pourtant quâon ne peut Ă©viter des points communs entre les formes de rĂ©pression. Et dâailleurs des faits singuliers vont eux-mĂȘmes dans le sens de divers rapprochements forcĂ©ment choquants ; câest le cas lorsquâun ancien dĂ©tenu de la Gestapo se trouve Ă nouveau en position de dĂ©tenu mais cette fois du fait de la rĂ©pression exercĂ©e par une armĂ©e bien française, qui se glorifie de dĂ©fendre la France contre la subversion.
La date de 1962, qui met fin Ă cette deuxiĂšme pĂ©riode recouverte par le livre, ne permet pas dâen finir loin de lĂ , avec toutes les ambiguĂŻtĂ©s de la rĂ©pression exercĂ©e par le pouvoir dâEtat.
Et le moins quâon puisse dire est que militairement, la situation de lâEtat français nâest pas confortable, lorsque trĂšs officiellement sâachĂšve la guerre dâAlgĂ©rie. Le livre de Marc AndrĂ© ne prĂ©tend Ă©videmment pas entrer dans le dĂ©tail des derniers sursauts de lâOAS finalement vouĂ©s Ă lâĂ©crasement, mais la prison de Montluc va Ă nouveau jouer son rĂŽle dans cette affaire, sans que lâimage de ses murailles se simplifie une fois pour toute ou sâunifie.
Non seulement lâhistoire reste inscrite sous la trame des faits, et rĂ©apparaĂźt comme le montre lâimage du palimpseste, mais elle peut aussi refaire surface encore bien plus clairement et directement ,comme ce fut le cas en 1983 et 1987 dans lâhistoire des procĂšs et dĂ©tentions de Klaus Barbie. Or, malgrĂ© lâĂ©vidence massive de la condamnation subie par ce dernier, on ne peut prĂ©tendre, ce qui est assez paradoxal, que toute personne de bonne foi se soit ralliĂ©e Ă une interprĂ©tation univoque des faits. Il semble quâil soit impossible dâĂ©liminer tout espĂšce de trouble ou de gĂȘne lorsque se trouve Ă©voquĂ© et rappelĂ© dans les mĂ©moires le droit exercĂ© par lâEtat dâemprisonner en son nomâet le livre de Marc AndrĂ© fait bien comprendre pourquoi : nombreux ont Ă©tĂ© les revirements de sens pris par ces emprisonnements et par la dĂ©finition mĂȘme de lâEtat, câest-Ă -dire des valeurs quâil dĂ©fend.
Dâune certaine façon, lorsque Montluc a cessĂ© dâĂȘtre une prison pour devenir un MĂ©morial (2009-2010), on aurait pu y voir une maniĂšre de baisser les bras, câest-Ă -dire de renoncer Ă tirer au clair ce quâil en est du droit Ă lâemprisonnement pour raison dâEtat. Cependant un MĂ©morial lui aussi a besoin dâĂȘtre dĂ©fini par son sens, et Marc AndrĂ© montre bien que ce nâest ni plus Ă©vident ni plus facile de dĂ©limiter (ou pas) celui-ci que le sens dâune prison. Prison ou mĂ©morial, Montluc envoie des signes, spectaculaires et impressionnants âŠmais pas forcĂ©ment trĂšs clairs : faire signe, câest dĂ©jĂ beaucoup, signe de quoi : il faut laisser la rĂ©ponse Ă chacun.
Denise Brahimi
« SAARA » par Beyrouk, roman, éditions Elyzad, 2022
Les lecteurs fidÚles de « La Lettre » de Coup de soleil connaissent déjà Beyrouk, grand écrivain mauritanien, et retrouveront dans ce dernier roman (à la magnifique couverture) ses thÚmes habituels, sous une forme sans doute plus violente (faut-il dire moins nuancée) que dans les précédents.
Comme dâhabitude et de maniĂšre plus tranchĂ©e que jamais, il y est question des diffĂ©rentes composantes de la sociĂ©tĂ© mauritanienne, malheureusement incompatibles, en sorte que certaines apparaissent ici comme vouĂ©es Ă la disparition. Les formes traditionnelles (ce qui ne veut aucunement dire rĂ©actionnaires, car on voit dans le livre quâelles seraient au contraire susceptibles de sâadapter si elles ne subissaient dâinsupportables pressions) ne sont dâailleurs pas dâun seul modĂšle et les deux personnages principaux de « Saara » sont la preuve quâil y en a au moins deux, incarnĂ©s lâun par Saara , superbe femme magnifique et libre, et lâautre par le Cheikh, qui se trouve Ă la tĂȘte dâune petite sociĂ©tĂ© de croyants attachĂ©e au territoire dâune oasis appelĂ©e Louad, hors de laquelle elle ne saurait vivre. Sans que lâauteur intervienne directement pour donner son opinion sur cette dualitĂ©, on sent bien que son dĂ©sir profond est une conciliation entre ces deux tendances, qui dans le livre prendrait la forme dâun amour rĂ©ciproque entre ces deux personnages, aussi sĂ©duisants lâun que lâautre pour des raisons bien diffĂ©rentes mais compatibles â câest du moins ce que lâauteur veut croire. Le malheur des temps veut que ce rapprochement nâait lieu quâin extremis dans le livre, alors que lâun et lâautre sont expulsĂ©s de Louad comme des proscrits et vouĂ©s Ă disparaĂźtre par les nouveaux maĂźtres des lieux qui les traitent sans mĂ©nagementâcâest un euphĂ©misme, mieux vaudrait dire avec une implacable et inhumaine fĂ©rocitĂ©.
La sociĂ©tĂ© traditionnelle nâĂ©tait pas violente, elle cherchait Ă faire vivre les gens dans la paix du corps et de lâesprit, lâidĂ©al de Saara, pour laquelle lâauteur a dĂ©cidĂ©ment beaucoup de tendresse, est que chacun autour dâelle vive dans une jouissance quâelle est toujours prĂȘte Ă partager gĂ©nĂ©reusement. Il y a sans aucun doute plus dâaustĂ©ritĂ© chez le Cheikh, cependant il ne va pas aussi loin quâun petit groupe (quâil respecte) de croyants qui sâest retirĂ© en marge de lâoasis pour vivre dans lâoubli du corps et se consacrer entiĂšrement Ă la foi. Le Cheikh est un beau personnage parce quâil concilie parfaitement la religion dont on lâa fait un peu malgrĂ© lui le reprĂ©sentant et ce quâon appellerait en termes plus laĂŻcs et pas nĂ©cessairement religieux un humanisme respectueux des choix de vie que chacun doit pouvoir faire librement. Câest dâailleurs pour cette raison quâil se trouve pris entre des aspirations variĂ©es qui le laissent impuissant contre les agressions de forces trĂšs supĂ©rieures et brutales. Ces derniĂšres sont dâautant plus imparables quâelles prĂ©tendent reprĂ©senter lâEtat moderne et sa marche inexorable vers lâavant.
Face Ă ce quâon appelle la modernitĂ©, la position reprĂ©sentĂ©e par le cheikh et les siens (trĂšs petit groupe quâil est facile de considĂ©rer comme quantitĂ© nĂ©gligeable) est dâailleurs trĂšs nuancĂ©e parce quâelle est chaque fois et longuement rĂ©flĂ©chie. Câest ainsi quâest acceptĂ©e la proposition de crĂ©er une Ă©cole publique (bien que les enfants de lâoasis bĂ©nĂ©ficient dĂ©jĂ dâun enseignement) parce quâon peut en attendre du bien, alors quâen revanche, le petit groupe attachĂ© Ă lâoasis de Louad refuse avec une entiĂšre fermetĂ© le projet dont les autoritĂ©s lâinforment (sans aucune maniĂšre lui demander son avis ni le consulter).
Câest le projet de construire un barrage qui Ă©videmment dĂ©truirait complĂ©tement lâancienne maniĂšre de vivre dans lâoasis et dont les habitants constatent quâils nâont aucun besoin. DâemblĂ©e il apparaĂźt que les arguments des modernistes (qui ont toutes les apparences flatteuses dâun plaidoyer en faveur du progrĂšs) sont dâune grande mauvaise foi et quâen fait il sâagit uniquement dâune affaire dâargent, de profit etc. Bref, ce quâon connaĂźt de longue date comme la manifestation du capitalisme au service des seuls intĂ©rĂȘts privĂ©s et sans le moindre souci de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral pour reprendre des formules consacrĂ©es âmais ici parfaitement adaptĂ©es Ă ce que veut montrer le roman de Beyrouk. Ce nâest donc pas celui-ci qui manque de nuances mais une situation dĂ©jĂ si souvent constatĂ©e, analysĂ©e, et dĂ©noncĂ©e le plus souvent en vain. En tout cas, on a vite fait de comprendre que dans lâoasis, toute tentative est dâavance Ă©crasĂ©e.
Reste lâinitiative individuelle, ici celle dâun mendiant longuement humiliĂ© par les riches et dĂ©cidĂ© Ă se venger dâeux (en provoquant un Ă©norme incendie qui dĂ©truit une partie de leurs biens). On comprend son amĂšre satisfactionâamĂšre parce quâelle ne rĂ©pare rien de ce que lui-mĂȘme et sa mĂšre ont vĂ©cu. Ce nâest Ă©videmment pas une solution acceptable et elle nâest pas conforme Ă lâesprit du roman, qui est un magnifique plaidoyer pour la douceur et la non violence. Mais « Saara » est aussi le constat que celles-ci nâont aucune chance dans le monde tel quâil est, ou tel quâil est en train de devenir mĂȘme dans des lieux qui semblaient rĂ©unir toutes les conditions pour y Ă©chapper.
Y aura-t-il encore des oasis dans le monde dit moderne dont lâemprise semble inĂ©luctable ? Le dernier livre de Beyrouk nous dit quâil nây croit pas ou quâil nây croit plus. Mais on sait aussi tout ce que la littĂ©rature gagne Ă la nostalgie, lorsquâelle se penche sur ce qui fut la beautĂ© des mondes perdus.
Denise Brahimi
« LâHOMME DE TANGER », roman policier de Gilles Gauthier, Ă©ditions Riveneuve, 2023
Quelle bonne idĂ©e dâavoir traitĂ© ce sujet sous la forme dâun roman policier, avec des personnages innocents ou presque et dâautres au contraire trĂšs mĂ©chants qui poursuivent les prĂ©cĂ©dents avec les pires intentions. Comme il y a des policiers et mĂȘme de haut grade des deux cĂŽtĂ©s, on ne peut accuser lâauteur de la dĂ©magogie facile qui consiste Ă accuser les reprĂ©sentants de lâEtat de tous les maux tandis que la pĂšgre et les hors la loi rayonneraient par la justesse de leur cause. De toute façon le roman nâest pas chargĂ© dâintentions politiques, il est mĂȘme probable quâil revendique son titre de « policier »pour signifier dâemblĂ©e que son but nâest pas de vĂ©hiculer un discours idĂ©ologique.
Le sentiment le plus fort qui se dĂ©gage du livre concerne la ville de Tanger et câest un sentiment dâamour pour cette ville, bien quâelle ne soit lâobjet dâaucune idĂ©alisation. Lâauteur prend soi de bien situer son roman dans le temps, pour Ă©viter toute confusion : il ne sâagit plus du Tanger que certains diraient sans doute « de la Belle Ă©poque », lorsque le statut international de la ville en avait fait un brillant « melting pot » (creuset), lieu de rencontre de personnages originaux et sĂ©duisants voire fascinants, dont beaucoup Ă©taient des Ă©crivains ou des artistes. La ville ayant dĂ©sormais perdu ce statut singulier depuis 1956 du fait de son rattachement au Maroc devenu indĂ©pendant, elle garde certes quelques traces de ce statut exceptionnel ou mĂȘme quelques prĂ©sences, mais plus discrĂštes quâauparavant. Lâauteur nous offre une galerie de personnages Ă©trangers Ă la ville mais qui ont fait le choix dây vivre, alors mĂȘme quâils pourraient ĂȘtre plus prestigieux et plus connus ailleurs. La ville de Tanger a encore un certain charme, Ă travers diverses dĂ©gradations , elle a gardĂ© aussi, malgrĂ© le changement historique se son statut, sa capacitĂ© Ă accueillir les homosexuels qui apprĂ©cient la beautĂ© et la gentillesse de jeunes Marocains, câest ainsi quâau-delĂ de la sexualitĂ© il sây forme des couples amoureux dont Gilles Gauthier parle de maniĂšre convaincante.
Mais il semble que par ailleurs, Tanger subisse Ă date rĂ©cente une Ă©volution inquiĂ©tante, du fait que le trafic de drogue serait en train de sâ y dĂ©velopper, et il est vrai que la situation gĂ©ographique de la ville lui permet de devenir une plaque tournante de ce type de commerce, aux mains dâindividus dâautant plus dangereux quâils ont su sâassurer des appuis au plus haut niveau du pouvoir marocain. Le rĂ©sultat est que Tanger qui a Ă©tĂ© jadis ou naguĂšre une ville extrĂȘmement sĂ»re et sans danger connaĂźt dĂ©sormais, au moment oĂč se situe le roman (annĂ©es 70), une criminalitĂ© multiforme qui nourrit toute la partie policiĂšre du roman : morts et disparitions inexpliquĂ©es, menaces de mort, poursuites etc.
Cette partie policiĂšre nâest pas indigne du genre littĂ©raire que lâauteur a choisi et elle a lâavantage de permettre des dĂ©placements Ă travers la partie nord du pays, en particulier la rĂ©gion berbĂšre et montagneuse du Rif qui a beaucoup fait parler dâelle quelques dĂ©cennies auparavant, au moment de la guerre menĂ©e par le chef rĂ©volutionnaire Abdelkrim contre les puissances alors colonisatrices, la France et lâEspagne. Il se confirme ici que le romancier nâa pas lâintention dâaborder des sujets de cette sorte. En revanche la description des lieux et des paysages sont un apport considĂ©rable Ă son livre et permettent une sorte de contrepoint avec les aspects trĂšs urbains de toutes les scĂšnes qui se situent Ă Tanger.
Sur ces derniĂšres il faut insister car la description des cafĂ©s, bars, boĂźtes de nuit etc. contribue beaucoup au plaisir de lecture que donne « Lâhomme de Tanger ». A dire vrai, tout ce qui dans le livre ne relĂšve pas de lâintrigue policiĂšre est fondĂ© sur une sorte dâimprĂ©gnation par lâambiance de ces lieux auxquels le lecteur sâattache, mĂȘme lorsque non sans raison, ils deviennent inquiĂ©tants. Dâailleurs chez les plus grands auteurs, il y a un moment oĂč cette ambiance compte plus que les faits eux-mĂȘmes : que lâon pense cĂŽtĂ© français Ă Jean-Pierre Melville ou Ă des AmĂ©ricains comme Martin Scorcese. Il est certain que Tanger fournit des lieux propres Ă susciter des vocations.
Denise Brahimi
« LA NIECE DU TAXIDERMISTE » de Khadija Delaval 2022 Editions Calmann-Levy
La NiĂšce du Taxidermiste est un premier roman (2022) mais Khadija Delaval nâest pas une toute jeune romanciĂšre : Genevoise dâadoption, elle est nĂ©e en 1973. On nâapprend pas grand chose de plus sur elle sur internet.
Ce roman a certainement un contenu fortement autobiographique mais rien ne le confirme. Il raconte le passage de la narratrice, Baya, de lâenfance Ă la pubertĂ©, dans une tribu familiale tunisienne aisĂ©e et excentrique oĂč les nombreux enfants, cousins et cousines, sont laissĂ©s Ă eux-mĂȘmes sous lâautoritĂ© des plus ĂągĂ©s. Citons une description de cette famille: « Ce qui retenait surtout mon attention, câĂ©tait cette cohĂ©sion dans la pagaille, tel que cela avait Ă©tĂ© le cas toute la nuit. Ma famille. Une sacrĂ©e clique de dĂ©glinguĂ©s. Des voyous, des folles, des ivrognes, des lunatiques, des saintes et des Ă©berluĂ©s. Des gros, les grands, des petits, des esquintĂ©s, mais tous pareils au fond. Convaincus dâĂȘtre sortis de la cuisse de Jupiter, Un peu comme leur patriarche, mon grand-pĂšre. Tous rĂ©unis autour dâune vision commune de leur propre importance, de leur origine plus quâhonorable, faisant fi de toutes limites en toutes circonstances ».
Baya est totalement ignorante de son corps et du sexe. Avec lâapparition de ses rĂšgles un Ă©tĂ© en Tunisie, elle passe brutalement du statut de petite fille Ă celui de proie et se rĂ©signe tout dâabord aux expĂ©riences traumatisantes quâelle subit, son seul souci Ă©tant de les cacher aux adultes.
Lâautrice fait sâexprimer une jeune fille de ses douze ans Ă ses quatorze ans en trouvant le ton juste et les rĂ©flexions et sentiments vraisemblables pour une enfant de cet Ăąge rĂ©flĂ©chissant seule. MĂȘme si ce que vit Baya est Ă©prouvant et mĂȘme inadmissible, le roman se situe toujours du cĂŽtĂ© de son hĂ©roÄ©ne croyant que tout est normal jusquâĂ ce quâenfin elle se rĂ©volte et il fait la part belle au cadre mĂ©diterranĂ©en euphorique dans lequel elle devient une femme.
Sans doute la « bonne sociĂ©té » tunisienne, plus encore que ses homologues marocains ou algĂ©riens, sâappuie sur une diaspora internationale particuliĂšrement Ă©tendue.
Nous avons trouvé ce roman remarquable : son thÚme est original et trÚs actuel, la maniÚre de le traiter est également trÚs originale et le style, trÚs tenu, est bien au-dessus du lot habituel des premiers romans.
On peut noter, accessoirement, que pour une fois la quatriĂšme de couverture donne une idĂ©e fidĂšle du roman quâelle incite le lecteur Ă acheter.
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Catherine Giffard, Claude Bataillon
Ecouter lâauteure, ethnologue, Ă la tĂ©lĂ©vision genevoise:
Et puis chez son Ă©diteur:Â https://www.leschroniquesdegoliath.com/2022/08/la-niece-du-taxidermiste-de-khadija-delaval/
« MEMOIRES COLLECTEES » PiÚce de Théùtre du collectif 81 %, mise en scÚne Rodolphe Harrot.
Issue dâun travail de collecte dâarchives et de recueil de mĂ©moires, auquel certains membres de notre association ont contribuĂ©, cette piĂšce a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ©e au ThĂ©Ăątre des Marronniers de Lyon du 16 au 20 janvier 2023. Il est Ă souhaiter quâelle soit programmĂ©e Ă lâavenir dans dâautres thĂ©Ăątres et lieux de diffusion tant ce travail dâĂ©criture et de jeu mĂ©rite de trouver ses publics. En particulier, selon nous le public lycĂ©en qui se penche sur la question des mĂ©moires entremĂȘlĂ©es de la guerre dâAlgĂ©rie.
Le texte de la piĂšce, Ă©crit Ă partir de tĂ©moignages recueillis pendant toute une annĂ©e par ces jeunes artistes, rĂ©cemment sortis de lâĂ©cole de thĂ©Ăątre Arts en scĂšne, est lâĆuvre de Manon Agostini, une des trois comĂ©diennes qui donnent vie (et quelle vie!) Ă ce spectacle, aux cĂŽtĂ©s de Camille Muche-Prieux et Alice Vigneau. Une Ă©criture de plateau, des improvisations dans lesquelles Manon a su trouver la construction dâun rĂ©cit en puzzle dâoĂč Ă©merge progressivement un rĂ©cit cohĂ©rent.
Fait de scĂšnes successives, dans lesquelles les trois comĂ©diennes jouent tour Ă tour hommes et femmes, jeunes et vieilles ou vieux, il fait astucieusement progresser une histoire centrale dâune famille dâAlgĂ©riens, principalement deux frĂšres de SĂ©tif, Ryad et Sofiane Boumedine que la guerre dâAlgĂ©rie va sĂ©parer, mais que bien plus tard, la rencontre fortuite (mais le hasard existe t il?) de leur fille et petite fille va permettre de se retrouver en France.
Il faut dire que cet entrelacs de mĂ©moires (le frĂšre harki, la vieille dame pied noir, le grand-pĂšre ancien appelĂ©, le couple obligĂ© de fuir lâAlgĂ©rie pendant la dĂ©cennie noireâŠ), face Ă des enfants et petits enfants qui apprennent leur histoire, est sensĂ© se rĂ©aliser dans le cadre dâune exposition dans un musĂ©e oĂč nous accueille au dĂ©but de la piĂšce une guide quelque peu âŠallumĂ©e. Le public est « briefé » comme le groupe d »élĂšves que leur prof dâhistoire emmĂšne faire cette visite, pour y puiser matiĂšre Ă exposĂ©.
Le parti pris dâĂ©criture fait que mĂȘme si elle traverse des scĂšnes dramatiques, cette piĂšce est pleine dâhumour, avec un langage moderne, quelque fois provocateur. Un langage et une façon dâaborder les sujets bien aptes Ă sĂ©duire un public variĂ©, et plus particuliĂšrement les jeunes.
Les diffĂ©rents personnages sont bien dessinĂ©s, jamais caricaturaux, et le spectateur sâattache vite Ă eux. La virtuositĂ© du rĂ©cit entraĂźne le spectateur dans diffĂ©rentes situations qui ont Ă©tĂ© des moments emblĂ©matiques de cette guerre, que le rĂ©cit fait dĂ©marrer Ă SĂ©tif le 8 mai 1945, et qui se prolonge jusquâĂ la pĂ©riode contemporaine. Ce qui est frappant câest que presque tous ces personnages sont des acteurs de leur vie, pas des victimes se complaisant dans la plainte. On peut penser que ce que ces jeunes artistes ont recueilli, et choisi de donner Ă voir, sont plutĂŽt des attitudes de battants. Par exemple la scĂšne en 1962 oĂč le harki impose Ă son copain sous-officier de lâarmĂ©e française de prendre le risque de lui faire quitter lâAlgĂ©rie est reprĂ©sentative de lâapproche dynamique que les acteurs ont choisi dâadopter : ce nâest pas le gentil et brave soldat français qui sauve le pauvre supplĂ©tif de lâarmĂ©e française, mais câest le harki, qui sâimpose Ă son ami et ce faisant sauve leur amitiĂ©.
Les relations entre les jeunes gĂ©nĂ©rations et les anciens, porteurs de mĂ©moire, sont elles aussi dynamiques et positives. Les jeunes font accoucher leurs aĂźnĂ©s de cette histoire, et sâen emparent Ă leur façon.
Une jolie trouvaille de mise en scĂšne, sur un plateau trĂšs sobrement Ă©quipĂ©, avec une grande photo du port dâAlger au dĂ©but du vingtiĂšme siĂšcle en fond de scĂšne : un petit tas de sable en bord de scĂšne permet tour Ă tour dâenfouir ou dĂ©terrer des papiers, des photos, des numĂ©ros de tĂ©lĂ©phone⊠Ce petit monticule symbolise le rapport Ă la mĂ©moire, fait dâoublis et de resurgissements qui jalonnent le cheminement des protagonistes de cette histoire fracassante, mais quand mĂȘme une histoire de vies vĂ©cues « pour de bon ».
VoilĂ plusieurs piĂšces qui nous ont Ă©tĂ© donnĂ©es Ă voir ces derniĂšres annĂ©es Ă©voquant cette pĂ©riode historique, et bĂąties sur les mĂȘmes mode dâĂ©criture. Ces « MĂ©moires collectĂ©es » y prennent une place notable et il est souhaitable quâelles soient vues par des publics variĂ©s, en particulier celui des jeunes qui devrait y trouver Ă la fois du plaisir et la connaissance de jalons historiques.
Michel Wilson
« YOUSSEF SALEM A DU SUCCES » film de Baya Kasmi 2023
Il y a plus dâune raison de voir ce film et dây prendre plaisir. Comme câest lâhistoire dâun romancier jusque lĂ sans succĂšs et soudain promu jusquâau Prix Goncourt, il donne lâoccasion dâĂ©voluer dans le milieu Ă©ditorial parisien, lequel pourrait bien ĂȘtre un vĂ©ritable vivier de figures pittoresques et vaguement comiques, en tout cas câest souvent ainsi quâil est reprĂ©sentĂ©, avec abondance de mondains dĂ©fraĂźchis et de vieilles alcooliques maniĂ©rĂ©es. Baya Kasmi la rĂ©alisatrice ne rĂ©siste pas au plaisir de ce spectacle folklorique, mais elle ne mĂ©rite que des Ă©loges pour en avoir tirĂ© le cas particulier et diffĂ©rent de Lise, Ă©ditrice de Youssef Salem et bouleversĂ©e de joie par ce Goncourt inespĂ©rĂ© (Ă lâinverse de son auteur, paniquĂ© par lâĂ©vĂ©nement). LâĂ©ditrice est jouĂ©e par NoĂ©mie Lvovsky, en qui câest lâoccasion de dĂ©couvrir une trĂšs grande actrice (mĂȘme si on le savait dĂ©jĂ ). Il y a un long moment jubilatoire oĂč elle atteint des sommets dans lâart dramatique, ce qui fait espĂ©rer que le jury de quelque prochain prix voudra bien sâen aviser.
Autre milieu, autre folklore, câest la famille de Youssef, parents, sĆurs, conjoints conjointes, une famille maghrĂ©bine de France dont on sâattend Ă ce quâelle nous soit prĂ©sentĂ©e sur un mode satirique ravageur et digne de Woody Allen. En effet, on apprend trĂšs vite que le fameux roman auquel Youssef doit son mirifique succĂšs public est une reprĂ©sentation haute en couleur de son milieu familial ; et sâil est vrai quâon ne la connaĂźtra jamais complĂštement (en fait, on nâen entend quâun court passage), on peut juger de sa virulence par les effets quâelle produit : tous les membres de la famille Ă lâexception des parents sont suffoquĂ©s de fureur dĂšs quâils lisent le livre (dont il est Ă©vident quâils sont les personnages Ă quelques changements prĂšs), et lorsque le pĂšre le fait Ă son tour, il en meurt dâune crise cardiaque (il est vrai quâil Ă©tait dĂ©jĂ fort mal en point) !
On se dit que toutes les familles sont folkloriques pour qui les regarde avec assez de sens critique, mais lâacte commis par Youssef en faisant de la sienne la matiĂšre de son livre est dâautant plus audacieux voire dĂ©capant que le propre dâune famille maghrĂ©bine comme celle-ci (il semblerait dâailleurs que ce soit un trait assez gĂ©nĂ©ral) est de se dissimuler sous des apparences hypocrites, chacun trouvant biensĂ©ant de mentir aux autres et de leur cacher la vĂ©ritĂ© de sa vie intime.
Le sujet du film Ă partir du moment oĂč on sait en quoi le livre Ă©crit par Youssef est explosif, nâest dâailleurs pas uniquement la description dâune famille maghrĂ©bine vivant en France dans le milieu de lâimmigration. Il sâagit plutĂŽt de savoir comment Youssef se situe par rapport Ă cette famille, la sienne quoi quâil en soit, mĂȘme sâil en est Ă maints Ă©gards complĂštement diffĂ©rent. On a vite fait de comprendre que ce rapport ne va pas sans contradictions et quâau point oĂč nous mĂšne le film, il nây pas de moyen de les dĂ©passer. Le jeu de lâacteur Ramzy Bedia qui incarne Youssef Salem est suffisamment fin pour quâon le suive Ă travers cette vĂ©ritĂ© multiple, qui est un refus de tous les clichĂ©sâet câest le cĂŽtĂ© trĂšs salutaire du filmâmais qui induit aussi un cheminement trĂšs hĂ©sitant du personnage Ă travers des questions quâil ne rĂ©sout pas.
De la rĂ©alisatrice Baya Kasmi on a envie de dire quâelle en sait sans doute plus long que son personnage mais quâelle utilise celui-ci pour montrer avec humour et drĂŽlerie ce que câest quâun individu empĂȘtrĂ© en lui-mĂȘme et dans ses mensonges, alors mĂȘme quâil prĂ©tend dĂ©noncer ceux des autres. Ce rĂŽle est forcĂ©ment un peu prĂ©tentieux et toutes les angoisses qui lâassaillent successivement peuvent passer pour la punition de cette prĂ©tention â Ă©tant entendu que les proches ont largement les moyens de se dĂ©fendre et quâil nây a pas lieu de sâattendrir sur eux. Youssef veut Ă la fois dĂ©noncer sa famille avec une luciditĂ© sans mĂ©nagement mais garder les apparences dâun bon fils aimant et aimĂ© de ses parents. Il leur ment sans vergogne, encore que cette vergogne (un mot qui veut dire la honte) existe aussi en lui et quâil nâarrive pas Ă sâen dĂ©barrasser.
Lorsquâen tant que spectateur du film, on trouve juste quâil soit puni de sa prĂ©tention, câest pour des raisons liĂ©es Ă la nature du personnage comique : on aime les petits malins et leur rosserie Ă lâĂ©gard des autres, mais on trouve juste que les coups de bĂąton ne leur soient pas Ă©pargnĂ©s, câest cet Ă©quilibre qui fait la force de la farce chĂšre Ă MoliĂšre.
Mais cette punition, le Youssef de cette farce-lĂ ne peut sâempĂȘcher de la vivre autrement et de lui donner un sens religieux, beaucoup plus troublant. Car il y a en lui un fort sentiment de culpabilitĂ© quâil nâarrive pas Ă analyser et encore moins Ă combattre. Câest pourtant ce que lâincite Ă faire une charmante jeune femme amoureuse de lui, qui voudrait lâaider Ă se « dĂ©s-empĂȘtrer » si lâon peut oser ce nĂ©ologisme. Baya Kasmi met dans sa bouche les propos dâun grand bon sens quâelle voudrait faire entendre Ă son amoureux pour le libĂ©rer, le dĂ©sentraver. Un exemple tout simple lui est fourni au moment oĂč le ciel se remplit dâĂ©clairs et se met Ă gronder. Câest un orage lui dit-elle, et non le chĂątiment du ciel auquel il ne peut sâempĂȘcher de penser dâemblĂ©e.
La contradiction principale de Youssef est que dâun part il refuse tous les clichĂ©s dans lesquels on veut lâenfermer en tant quâArabe (Ă cet Ă©gard, les critiques littĂ©raires sâen donnent Ă cĆur joie) mais que lui-mĂȘme nâarrive pas Ă se dĂ©gager dâune arabitĂ© quâil subit sans lâassumer. Pas simple, mon cher Youssef !
Denise Brahimi
Et toujours ces deux films sur la richesse de la vie associative algérienne que nous vous invitons à visionner.
â Utiles
de Bahia Bencheikh-EL-Feggoun
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âEntre nos mains
de Leila Saadna
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