Depuis le festival de Cannes 2019, où on a pu le voir dans la sélection « Un certain regard », on attend la sortie nationale de ce film, prévue pour octobre 2019. Les Lyonnais et quelques autres ont eu la chance de le voir en avant-première, avec trois semaines d’avance sur les autres et l’on sait déjà quelles sont les chances qui permettent d’espérer un beau succès pour ce film à petit budget, dont le financement n’est pas encore complétement assuré.
Il est vrai que montrer ce film à Cannes en mai 2019, c’est-à-dire trois mois après le mouvement dit du 22 février de cette même année, est une remarquable coïncidence historique qui ne peut que bénéficier au film. Ce mouvement a entraîné la chute du pouvoir de Bouteflika et entend contrôler les élections du futur gouvernement pour qu’elles respectent les exigences démocratiques. Il est essentiellement le fait de jeunes gens garçons ou filles, dont le courage et la créativité éclatent dans tout ce qu’on en voit. Or dans Papicha aussi l’action est menée par des jeunes et qui plus est essentiellement par des femmes : quatre jeunes filles qui vivent à la cité universitaire d’Alger, ce qui est un souvenir autobiographique de la réalisatrice Mounia Meddour. Il s’agit donc d’un « film de femmes », réalisatrice et actrices, ce qui, le moins qu’on puisse dire, est dans l’air du temps, notre temps. En tout cas, on voit bien quelle conjonction de situations et d’événements attire forcément la bienveillance du public à l’égard de Papicha, sans parler du fait que rejaillit favorablement sur Mounia Meddour la réputation de son père Azzedine Meddour, l’un des grands noms sinon le plus connu du cinéma dit amazigh (mettant l’accent sur l’histoire et la langue des Berbères de Kabylie), notamment pour son film La Montagne de Baya (1997). Montrer de nos jours des jeunes filles algériennes qui résistent à la violence armée des islamistes est une sorte de satisfaction jubilatoire que le public ne peut manquer d’éprouver.
Paradoxalement, c’est aussi pour tout ce qu’il ne dit pas et ne fait pas que le film a des chances d’être bien reçu. L’action se passe dans les années 1990, en plein dans ce qu’on appelle la décennie noire, lutte féroce et guerre civile meurtrière extrêmement traumatisante et dont on est encore loin d’avoir tiré au clair tous les aspects. Or il est tout à fait évident que le film Papicha ne propose pas et n’essaie même pas de suggérer la moindre analyse historique ni politique de cette période sur laquelle il paraît pourtant difficile de ne pas s’interroger. D’où sort le terrorisme islamique et qu’est-ce qui lui a permis de prendre par les armes le pouvoir qui lui avait été refusé bien qu’il l’ait emporté par la voie électorale ? Quelle fut alors la riposte de l’état, de sa police et de son armée ? On peut supposer qu’il y a chez Mounia Meddour une volonté bien claire de ne pas aborder ces questions si lancinantes qu’elles soient ou justement parce qu’elles sont lancinantes. En quoi on peut supposer aussi que son attitude est conforme aux vœux d’une bonne partie du public. Les jeunes d’aujourd’hui, ceux qui manifestent dans la rue depuis le 22 février ont d’autres urgences et souhaitent une rupture avec tout ce sinistre passé. Beaucoup d’événements de l’époque sont restés obscurs, et bon nombre de ceux qui bon gré mal gré y ont participé ne souhaitent certainement pas qu’on s’acharne à les élucider. Pour ce qui est de ce qu’on peut appeler le grand public, notamment en France, Il lui convient tout à fait que le monde représenté soit partagé entre d’affreux porteurs de kalachnikovs comme dans les films populaires et dans les BD et de courageuses filles leurs victimes sur lesquelles on ne peut que pleurer.
C’est un heureux choix de casting qui a donné le rôle principal à l’actrice Lyna Khoudri, une vraie professionnelle alors que les autres ne le sont pas. Elle confère à son personnage, Nedjma, une vraie consistance due à son talent de styliste et à la constance de sa volonté. L’habileté de la réalisatrice est de faire en sorte que le métier auquel aspire Nedjma est à la fois manuel et créatif, en tout cas pas de type intellectuel, ce qui aurait peut-être moins facilement séduit le public. La revendication qui apparaît dans le film est certes féministe, mais à un sens très large : qu’on laisse aux femmes le droit d’exercer leur compétence et leur talent quand elles en ont, et surtout qu’on leur laisse la joie de vivre, d’être gaies, de s’amuser, tant il est vrai que leurs supposés dévergondages, tels qu’on les voit dans le film, sont vraiment bien innocents et anodins : mettre du rouge à lèvres, porter des shorts et pas de foulards, sortir clandestinement de la cité non pour aller se livrer à des orgies mais, dans le cas de Nedjma, pour aller vendre les robes qu’elle coud avec l’aide de sa mère à des filles qui ont beaucoup d’argent.
C’est peut-être sur cet aspect social que le film apporte les précisions les plus intéressantes. Nedjma et ses amies sont de milieu populaire, elle doivent se démener pour gagner un peu d’argent que leur famille n’a pas. En revanche parmi les clientes de Nedjma, on en voit qui appartiennent certainement à une bourgeoisie très riche et qui ne sont pas montrées sous un jour sympathique. La réalisatrice s’inscrit dans le courant actuellement dominant en Algérie, la dénonciation des profiteurs du régime, qui doivent évidemment leur richesse à la corruption. A quoi le film oppose compétence, mérite, travail. Ce serait encore un des atouts qui jouent en sa faveur, en ces temps de « transition démocratique » où il importe de condamner tous ceux dont la fortune et le pouvoir sont notoirement mal acquis. Pour autant la réalisatrice se garde bien d’insister sur ce qui aurait pu être une dénonciation précise et assumée. Elle dit s’être gardée de toute violence et de toute véhémence, ce qui peut paraître étonnant puisque ces traits ont au contraire caractérisé le contexte historique de son film, la tristement célèbre « décennie noire ». Raison pour laquelle la fin du film peut paraître escamotée. On voit bien qu’il s’agit de montrer le moins de sang possible et surtout pas d’entrer dans les rangs du cinéma « gore » en laissant l’horreur surgir. C’est un choix délibéré en faveur de la réconciliation.
Denise Brahimi (repris de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 36, septembre 2019
Un film politique: Papicha est un conte tragique sur une maladie sociale très répandue : priver les femmes de liberté. Maladie particulièrement insupportable dans un pays- l’Algérie des années 1990- où toute une part de l’idéologie nationale se veut égalitaire et où le niveau d’éducation des filles est élevé, parfois au dessus de celui des garçons. Bien entendu le dialogue du film est ce mélange intime de l’arabe parlé (darija) et du français, réalité commune à tout le Maghreb, mais sans doute poussé au maximum pour une fille jeune et algéroise.
La beauté des images du film, la qualité des actrices font un choc basé sur une histoire simple qui se déroule essentiellement dans une « cité U » de filles à Alger. La passion d’un défilé de mode est le symbole de ce que les filles ont le droit de se faire belles, parce que c’est la forme absolue de l’affirmation de leur liberté. Elles se heurtent à la crise aigue de l’époque, l’action violente omniprésente des islamistes : ceux-ci attaquent la cité U, mais aussi y placardent des affiches menaçant les filles « impudiques » et rappellent que toute femme est sous l’autorité du père, du frère ou du mari. La cité U est verrouillée : pour surveiller les filles ou pour les protéger ?
La force du fil directeur de ce film tient à sa simplicité : ces filles créent une mode subversive à partir du vêtement « traditionnel » de la femme algéroise, le haïk blanc, voile dont celle-ci devait apprendre à jouer pour se montrer autant que pour se cacher. La « vieille » femme apprend aux jeunettes à se servir du haïk et leur rappelle que pendant la « guerre d’indépendance » il pouvait servir à dissimuler à l’ « ennemi » les armes qu’il fallait transporter. Ce film est d’actualité dans une Algérie où la protestation affirme cette égalité femmes- hommes et où le travail de récupération de sa mémoire historique est un enjeu important.
Nous ne saurons jamais si cette histoire (vraie nous dit-on) s’est terminée dans l’horreur ou dans une solidarité renforcée entre des femmes extraordinairement vivantes. (Claude Bataillon)