Editorial
Quelle chance : les relations France-Maghreb n’ont pas l’air d’être au cœur de la tempête en cet été 2024 (même si elles sont toujours présentes de quelque façon !), d’où la possibilité de prendre quelque recul, pour savoir où on en est. Ce qui transparaît à travers les livres est que ces relations sont l’objet d’un travail qui suit son cours et qui nous permet d’approfondir nos connaissances historiques, à travers les trois genres que nous suivons régulièrement : essais, romans, autobiographies. Deux recherches appartiennent à la première catégorie : « Les jeunes et la guerre d’Algérie » de Paul Max Morin, qui s’est intéressé à 3000 jeunes Français d’aujourd’hui et de manière plus polémique, un livre co-écrit par le même auteur et Sébastien Ledoux, « L’Algérie de Macron ».
La forme romanesque est le choix d’Akli Tadjer qui continue dans ce troisième livre intitulé « De ruines et de gloire » le travail dont nous avons déjà rendu compte à propos des deux premiers («D’amour et de guerre » et « D’audace et de liberté »).
S’agissant d’une période plus récente et particulièrement douloureuse dans la mémoire des Algériens, nous avons la chance qu’il existe un livre «Revenir entier » certes historique mais aussi autobiographique, puisque les événements racontés ont été vécus personnellement par l’auteur, Amine Esseghir, dans les années 1994 à 1996.
Une autobiographie très étonnante, qui comme son titre l’indique se situe entièrement en France et n’implique pas de références à ce qu’on pourrait désigner au pluriel comme les guerres d’Algérie, est celle de la Franco-Algérienne Farida Khelfa, « Une enfance française », à lire avec autant d’émotion que d’étonnement. Grande figure de la mode, elle est aussi productrice et réalisatrice de documentaires.
Plusieurs notes nous permettent d’évoquer brièvement ce qui, de l’actualité culturelle, nous a ramenés plusieurs fois au Maghreb pendant cet été. Elles portent sur le poète algérien Habib Tengour, qui voudrait lui aussi se constituer en témoin de la décennie noire, sur l’écrivaine Maïssa Bey qui figurait parmi les auteurs du Festival d’Avignon cette année et dont nous espérons pour bientôt la visite à Lyon, ou encore sur le prodigieux chorégraphe Rachid Ouramdane.
Pour autant, vous ne serez pas privés de votre BD lue pour vous par Michel Wilson, elle est l’œuvre de Coline Picaud «De l’autre côté » et elle a le mérite de se situer dans notre région, plus précisément à Grenoble. Sachez que nous gardons dans nos réserves, faute de place cette fois-ci, des propositions de lectures bien intéressantes. Faute d’avoir eu un film à vous présenter, nous vous parlerons en tout cas la prochaine fois du Festival du film francophone d’Angoulême qui a lieu en ce moment-même (27août-1er sept) sous la présidence de Kristin Scott Thomas et dont le pays invité est le Maroc.
Denise Brahimi
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« Et de nous qui se souviendra ? », créé et produit par Nicole Guidicelli, auteure indépendante, est un podcast qui donne la parole aux derniers pieds-noirs. Il est en ligne sur toutes les plateformes d’écoute et de téléchargement (Google Podcast, Apple Podcast, Spotify, Deezer…).
Hommage à une communauté en voie de disparition, il a pour objectif d’aider les pieds-noirs à transmettre. Il s’adresse à leurs descendants, aux enseignants qui souhaitent parler de la guerre d’Algérie, et plus largement à tous ceux qui s’intéressent aux exils et à la résilience. Il interroge l’exil comme acte fondateur ainsi que les questions d’identité, d’invisibilité et d’intégration. Il pose également la question de la transmission et de la mémoire des pieds-noirs.
Le projet a démarré en janvier 2022, année de commémoration du 60e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie.
Pour écouter les épisodes déjà parus : https://podcast.ausha.co/et-de-nous-qui-se-souviendra
“LES JEUNES ET LA GUERRE D’ALGERIE” par Paul-Max Morin, PUF 2022
Cette riche étude est partagée en cinq chapitres, chacun d’eux comportant lui-même plusieurs parties. L’auteur précise clairement qui sont ces jeunes auprès desquels il a mené son enquête : ils ont entre 18 et 25 ans, et d’une manière ou de l’autre, ils ont un lien familial avec un pan d’histoire commune à la France et à l’Algérie —on apprend à ce propos que c’est le cas pour 39% des jeunes Français d’aujourd’hui ! Paul Max Morin s’est intéressé à 3000 d’entre eux, il tire la substance de son livre d’une centaine d’entretiens qu’il a eus avec eux.
Ce qu’il utilise au premier chef pour organiser ses observations est une répartition sociologique des jeunes qu’il a consultés. Il distingue une demi-douzaine de catégories, selon les communautés auxquelles ils appartiennent : les Algériens en France (d’origine immigrée), les Pieds Noirs, les Juifs d’Algérie, les appelés, les harkis, à quoi il faut ajouter un ensemble qui n’est pas sociologique mais qui constitue un groupe à part dont les membres revendiquent sans concession leur identité : c’est l’OAS ou les descendants de ceux qui lui ont appartenu.
Sur chacune des catégories qu’il inventorie, l’auteur fait un rappel historique qui ne débouche pas forcément sur un tableau clair et univoque car la réalité ne l’est pas, mais qui du moins apporte des précisions indispensables. Il faut savoir en effet que « nés en France, de parents autrefois français, les enfants d’immigrés sont français ». Mais les difficultés de leur intégration et l’approche sécuritaire (à savoir policière) que leur oppose le gouvernement incitent un nombre non négligeable d’entre eux à se rapprocher de la religion musulmane pour y trouver une réponse à leur problème identitaire.
A l’indépendance, les Pieds Noirs sont devenus des rapatriés et se réunissent dans de puissantes associations, qui facilitent leur rapide intégration, ce qui n’empêche pas la mémoire de jouer un rôle essentiel pour leur structuration en tant que groupe. Chez les enfants de Pieds Noirs, on constate « une dialectique entre oubli et volonté de savoir », mais c’est plutôt le premier qui l’emporte, en sorte que c’est cette catégorie tout entière qui serait en voie de disparition.
Les Juifs algériens sont français, alors même qu’ils se savent en Algérie depuis 2500 ans. A partir du décret Crémieux de 1870, ils ont connu une ascension sociale qui va de pair avec leur ancrage dans la culture et la citoyenneté française ; ce qui ne fait que se confirmer avec le retour en France à l’indépendance de 1962. Cependant, on constate que les traces d’un passé millénaire ne sont pas effacées pour autant.
Les appelés qu’on a envoyés se battre en Algérie avaient tout à découvrir, mais il est clair qu’ils l’ont fait dans les pires conditions. Globalement, leur retour en France après la guerre ne pouvait que mal se passer.
Mais parmi les retours (qui en fait dans ce cas sont des allers simples) le plus problématique a été celui des harkis, pour ceux qui n’ont pas été assassinés en Algérie après 1962 et dont il a fallu prendre en charge l’installation en France, c’est-à-dire pas seulement celle des hommes eux-mêmes mais de toute leur famille. Ce serait au total 150.000 personnes qui auraient rejoint la France entre 1962 et 1965, dans des conditions si difficiles qu’aucun autre problème ne pouvait les solliciter dans l’immédiat sinon celui de leur survie. En revanche, à partir de la génération suivante, celle des fils et filles de harkis qui ont osé se revendiquer comme tel(le)s, de très nombreux problèmes ont été posés sur l’utilisation des supplétifs musulmans par l’armée française et plus encore sur la place ou le statut à leur accorder dans ce qui était devenu de fait, leur société d’adoption. Les Algériens enrôlés dans l’armée française lui ont été incontestablement très utiles, de plusieurs façons, ce qui ne veut pas dire, loin de là, que le sentiment dominant à leur égard après la fin de la guerre ait été la reconnaissance ; d’où une amertume qui va se dire haut et fort chez leurs descendants. Les enfants de harkis tirent de leur spécificité un ensemble de revendications originales et fondées.
S’agissant de l’OAS, elle plonge profondément ses racines dans la société coloniale et songe d’autant moins à y renoncer que celle-ci est plus menacée voire en perdition. Sa pratique du terrorisme cause la mort de 2200 personnes en un an et demi. Mais l’influence de l’OAS dure bien au-delà de 1962, elle se retrouve dans bon nombre de mouvements politiques réactionnaires qui valorisent le passé colonial et réifient dangereusement les identités (« les identités meurtrières » selon le mot d’Amin Maalouf).
Dans le langage de ces jeunes gens qu’il a entendus et à travers les opinions qu’ils expriment, l’auteur se livre à une recherche analytique sur quelques-unes des représentations dont ils sont porteurs conscients ou non. Le livre se donne pour sujet explicite leurs représentations de la guerre d’Algérie, mais celles-ci vont forcément de pair avec celles qu’ils ont de la colonisation considérée globalement depuis son origine— ce qui explique que dans la chronologie d’une quinzaine de pages qui vient en annexe de son livre, l’auteur remonte jusqu’en 1830, date de la conquête. Cependant la Guerre d’Algérie elle-même fait apparaître principalement deux sujets de réflexion, l’usage de la violence, et le droit inaliénable à l’indépendance.
Les représentations sont le résultat d’une transmission mémorielle, forcément incomplète et incertaine. L’auteur dégage au moins deux constats qui peuvent paraître contradictoires. D’une part, la jeunesse lui apparaît comme globalement tolérante, malgré la permanence de certains préjugés. D’autre part, elle hérite d’une culture politique familiale pour laquelle, dans presque un tiers des opinions exprimées, elle dit son attachement. Il n’est donc pas sûr qu’on puisse parler, pour désigner ces jeunes Français qui ont aujourd’hui entre 18 et 25 ans, d’une génération du dépassement.
Denise Brahimi
« L’ALGERIE DE MACRON » de Sébastien Ledoux et Paul Max Morin Presses universitaires de France 2024
Il n’est pas si fréquent qu’un ouvrage de science politique tienne en haleine ses lectrices et lecteurs comme celui-ci. Tout récemment paru, ce livre donne à vérifier l’utilité de la science politique pour comprendre en profondeur des actes politiques qu’il n’est pas forcément aisé de relier entre eux pour en identifier la logique…ou ce qui se voudrait une logique.
Les auteurs, que notre association a rencontrés plusieurs fois dans le cadre de notre implication autour des mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie se sont livrés, en effet, à un décryptage fouillé et sans complaisance de la politique mémorielle que porte Emmanuel Macron, dès sa première campagne électorale. L’inventaire méticuleux de ses messages successifs, oraux ou écrits, et de ses initiatives et leur analyse critique, confrontée à une bibliographie fournie et à plusieurs enquêtes auprès des acteurs concernés, permet d’en identifier la logique et les intentions initiales, les évolutions, voir les dérives, et alimente in fine un verdict argumenté pour remettre en cause ce que les auteurs qualifient d’impasse.
Le candidat de 2017 s’empare du sujet Guerre d’Algérie pour le situer comme un projet politique jamais vraiment géré, des mémoires jamais vraiment prises en compte (voir « un sujet oublié », comme il le dira par exemple plus tard dans un entretien avec Kamel Daoud dans Le Point le 11 janvier 2023), la source d’un problème qui fracture la société française, un oubli traumatique qu’il convient de guérir. Il oublie sciemment la longue succession d’interventions et d’actions sur le sujet Guerre d’Algérie par ses prédécesseurs, bien documentée par le savoir scientifique. Des politiques de sortie de la guerre coloniale dans les années 60, à la mise en récit de la guerre d’Algérie par l’État (1999-2017), en passant entre-temps par d’importantes et récurrentes politiques matérielles et catégorielles.
Se plaçant en candidat puis en Président de la rupture, il se propose d’endosser ce rôle de thaumaturge et de réconciliateur. Pourtant il commence fort, candidat lors d’un voyage en Algérie, où il s’avance sur le sujet de la colonisation dans des termes jamais employés par une personnalité publique française, et du reste qu’il n’emploiera plus jamais : « La colonisation fait partie de l’histoire française, c’est un crime, c’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie, et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face » (interview télévisé à la télévision algérienne le 14 févier 2017). Ce qui est déjà en contradiction avec d’autres propos tenus en 2016 ; « Oui, en Algérie, il y a eu la torture, mais aussi l’émergence d’un État, de richesses, de classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a des éléments de civilisation et des éléments de barbarie ».
L’approche réconciliation a pour acte inaugural en 2018 la reconnaissance de la responsabilité de l’État dans l’assassinat de Maurice Audin, sous la forme d’une déclaration minutieusement travaillée et préparée avec de nombreuses parties prenantes. La notion de vérité pour ancrer cette réconciliation est revendiquée par le Président. Pourtant, une des conditions essentielles pour y parvenir, l’accès aux archives, ne débouche que partiellement…
Autre action de réconciliation, toujours en 2018, le Plan harkis, qui est dans la continuité d’actions menées dans le passé, avec des partenaires associatifs et des administrations rodées à la relation avec ce public.
Comme bien d’autres positionnements politiques d’Emmanuel Macron, celui sur la guerre d’Algérie n’échappe pas au « en même temps ». Il est aussi sujet à variations dans le temps. En 2020, dans l’avion qui le ramène d’Israël, il parle de la guerre d’Algérie comme le défi mémoriel le plus dramatique, en le rapprochant de « la crise que vit l’Islam dans le monde entier, du sujet du communautarisme dans nos pays, de la crise de la civilité républicaine, du sujet de l’échec de la République dans certains quartiers, et de ses problèmes mémoriels ». Cette approche sera développée dans son discours sur le « séparatisme islamiste », le 2 octobre 2020. Le passé colonial et ses traumatismes, la guerre d’Algérie seraient pour lui, repris par les petits enfants de citoyens issus de l’immigration, tombant dans le piège méthodique de certains autres en une forme de haine de soi que la République devrait nourrir contre elle-même. Un projet politique qu’il qualifie de « séparatisme islamique ». Ce que les auteurs voient comme une compétition politique avec les partis de droite et d’extrême droite, en réponse aux attentats terroristes.
Pourtant peu auparavant, il vient de commander à Benjamin Stora un rapport et des recommandations pour mener une politique mémorielle sur ce passé. Un souvenir de sa fréquentation de Paul Ricoeur, et ses réflexions sur la mémoire, la « mémoire juste » et les promesses inaccomplies du passé, « ouvrir un futur au passé » (1999) ?
Après le déconfinement, des manifestations contre le racisme dans la police au printemps 2020 puis la résonance de la mort de George Floyd aux Etats Unis suscitent une déclaration télévisée présidentielle, promettant un combat contre le racisme, et « de nouvelles décisions fortes pour l’égalité des chances ». Mais qui refuse « en même temps » communautarisme, réécriture haineuse ou fausse du passé. « La république ne déboulonnera pas de statue »…
Le Rapport Stora est conçu comme la réponse à l’action mémorielle sur la guerre d’Algérie, son absence étant vue comme la cause des dangers vécus par la société française (communautarisme, séparatisme…) . Les auteurs, tout en reconnaissant l’indéniable pertinence du choix de Benjamin Stora pour mener ce travail, contestent sa vision (un peu datée?) des « mémoires dangereuses », dues à un silence collectif sur le sujet guerre d’Algérie, d’où refoulé collectif et récits fantasmés alimentant les rancœurs des parties en présence. La vision d’une homogénéité de groupes mémoriels s’accaparant tel ou tel champ mémoriel confond usages associatifs et politiques des mémoires avec la diversité des représentations, des appartenances et des constructions individuelles. En particulier les jeunes se sont défaits selon Ledoux et Morin de cet enfermement dans un carcan mémoriel. Cette vision défendue de longue date par Benjamin Stora « matche » avec celle du Président, pour nourrir sa volonté de réconciliation. Le contenu du rapport est salué, même s’il évident que dans la précipitation et l’absence totale de moyens donnés à ce projet, il ne pouvait embrasser l’ensemble du sujet. Cette absence de moyens, le pilotage presque exclusivement élyséen, l’appel contraint à du bénévolat pour mener les divers projets de cette politique mémorielle est une constante, soulignée à plusieurs reprises par les auteurs, et qui sapent à la base les résultats attendus de cette politique.
Cet article ne peut que survoler, en espérant susciter l’envie chez le lectorat de se plonger dans ce livre, une analyse très fouillée de 7 ans de politique mémorielle présidentielle.
Reprendre toutes les « impasses » de la politique mémorielle d’Emmanuel Macron sur la guerre d’Algérie est impossible dans ce cadre et ne serait que vaine paraphrase. Relevons tout de même quelques arguments forts. Le bilan des produits de cette politique est maigre. Les moyens qui lui ont été octroyés sont misérables. Le choix de la mener au sein de cellules ad hoc à l’Elysée, sans le plus souvent consulter les acteurs administratifs ou autres rompus à son traitement n’ont pu que conduire à ce piètre résultat. La parole présidentielle sensée produire des effets n’a au final que troublé un peu plus le public : improvisation, contradictions, confusion faute de réflexion sérieuse entre des sujets disparates. La reconnaissance « en même temps » des victimes et des assassins, le mélange de propos progressistes et réactionnaires, de soutien au passé colonial et de critique post-coloniale constituent un mets au final peu appétissant. La volonté de rassembler n’a finalement débouché que sur des approches catégorielles, faute de pouvoir se détacher des acteurs de mémoire institutionnalisés. Au point de donner des gages aux associations de rapatriés, avec la reconnaissance du 26 mars 1962. Ce crime est dit « impardonnable », alors que celui envers les harkis peut prêter au pardon, et le 17 octobre 1961 est juste inexcusable, sans que le rôle de la police, en dehors de Papon, soit évoqué… Que dire des mots sur la colonisation, pourtant la source de tout cela ? Un jour « crime contre l’humanité », un autre « histoire d’amour qui a sa part de tragique », enfin « inqualifiable »…
Il faut être myope ou illusionniste pour ne pas voir que les déchirures identifiée par le Président pendant cette période sont le fruit d’un malaise entre la trahison par la France de ses idéaux en justifiant tant d’années de politique coloniale, qu’il y a a dissonance entre les « valeurs de la république » auxquelles les Français sont massivement attachés, et ce passé de l’exploitation coloniale avec ses résurgences, (y compris dans nos outremers, NDLR), et la permanence bien documentée d’un racisme omniprésent, et des discriminations subies par les descendants des immigrations postcoloniales (qui dépassent du reste largement le seul sujet de l’Algérie…). S’en tenir à une approche, du reste tronquée de la guerre d’Algérie pour tout expliquer, sans jamais explorer le fait colonial ni le racisme et l’antisémitisme pourtant objets d’innombrables travaux universitaires, en France comme ailleurs, c’est passer à côté de l’essentiel.
Les auteurs concluent ce qui s’apparente à un réquisitoire en soutenant une normalisation de la politique mémorielle, sur l’Algérie (comme, suggère l’auteur de ces lignes, sur d’autres champs mémoriels). Elle doit prendre place dans les politiques de droit commun, mobilisant production de connaissances, enseignement, productions culturelles, actions spécifiques vers la jeunesse (un Office franco algérien de la jeunesse?), et la lutte contre les injustices dont ce passé est la source. Aux responsables politiques de dire l’histoire, non pas à la place des historiens mais à l’appui de leurs travaux.
Nous souscrivons au propos final des auteurs : « Reprenons le travail ».
Michel Wilson
“DE RUINES ET DE GLOIRE” par Akli Tadjer, roman, éditions Les Escales, 2024
Avec ce troisième roman s’achève la fresque historique que le romancier consacre à l’Algérie jusqu’à l’indépendance que le pays conquiert officiellement en juillet 1962. Sans revenir sur les deux précédents, car les intrigues sont toujours foisonnantes et les personnages nombreux, on peut préciser l’étendue de cette fresque qui commence (avec « D’amour et de guerre ») au début de la Seconde guerre mondiale, se poursuit (avec « D’audace et de liberté ») dans l’immédiat après-guerre et s’achève (avec « De ruines et de gloire ») au moment même où l’Algérie accède à l’indépendance. En fait on est presque étonné que tant d’actions puissent se dérouler en guère plus d’une vingtaine d’années et il est vrai qu’on se trouve emporté par ce rythme dans un flot très dense d’événements. Spatialement ceux-ci sont regroupés dans des lieux qui se referment de plus en plus et se concentrent tantôt en Algérie tantôt en France et pour finir, à Alger principalement.
La fresque reste donc bien encadrée dans les limites que lui donne le romancier, les situations sont multiples, les épisodes nombreux mais la structure de l’ensemble, très solide fait qu’on s’y meut avec sûreté et sans le moindre éparpillement. Le récit est celui d’une avancée, même si on ne s’en aperçoit pas d’emblée ; et l’impression globale est celle d’une dynamique que rien ne parvient à entraver. L’écriture d’Akli Tadjer est toujours stimulante quoi qu’il en soit, même si les derniers mois, de mars à juillet 1962, font évoluer l’action dans la violence et le chaos.
C’est le sujet principal de ce troisième volume, qui correspond à un moment historique particulièrement intense mais ne s’en inscrit pas moins, globalement, dans une même continuité. Il ne fait que confirmer ce qu’il y avait de très remarquable dans les précédents, l’impression d’être constamment emporté et porté par la verve d’un auteur que rien ne retarde dans son élan. S’il y a bien un moment, dans l’histoire récente de l’Algérie qui pourrait faire peur à un romancier si expert soit-il, ce sont ces quelques mois qui séparent les accords d’Evian (18 mars 1962) du référendum sur l’autonomie (1er juillet 1962) : comment raconter tant de troubles et d’excès ? Akli Tadjer, dans « De ruines et de gloire » ne se perd pas un instant dans ce tourbillon et ce foisonnement, trouvant une juste mesure entre ce qui consisterait d’une part à évoquer tant bien que mal l’ensemble des faits ou d’autre part à n’en garder qu’une toile de fond à l’arrière-plan de ce que vivent les quatre ou cinq personnages principaux. Les effets auxquels il a recours sont très visibles et très forts, et restent plausibles même quand ils pourraient paraître rocambolesques et inattendus : on ne saurait s’attendre à ce que, dans une telle période, ils relèvent de la banalité ordinaire. Il semble que l’auteur soit au meilleur de lui-même lorsque les circonstances l’incitent à donner libre cours à son goût du romanesque et suscitent son aptitude au récit d’aventures.
« De ruines et de gloire » s’appuie sur un paradoxe initial qui ne pouvait que séduire un romancier aussi inventif que lui : le jeune avocat algérien qui a voulu rentrer dans son pays pour s’y mettre au service de son peuple ne peut éviter d’avoir à défendre (profession oblige) une jeune femme qui à l’inverse est entrée dans les rangs de l’OAS par fidélité à la cause de l’Algérie française. Le jeune avocat étant par ailleurs le résultat d’une histoire complexe, fils de deux pères (l’un biologique et l’autre pas) et d’une mère disparue (ou peut-être pas), on imagine les rebondissements de l’action menée par Akli Tadjer dans le contexte très « gore » c’est-à-dire sanglant de ces quelques mois. Paradoxe encore puisque les accords d’Evian avaient prévu un cessez-le-feu qui devait commencer dès le 19 mars et qui s’est immédiatement transformé en son contraire —et cette fois l’imagination de l’auteur n’y est pour rien : on en arrive même à trouver qu’il se montre plus modéré dans la fiction que ne l’a été l’histoire dans la réalité.
Akli Tadjer a son ton propre qui n’est pas celui de l’outrance, sa manière de raconter est vive mais non exagérée, elle n’exclut pas un certain classicisme du récit, qui n’a nul besoin d’extravagance et d’enflure pour retenir l’attention des lecteurs. Il préfère y glisser çà et là une dose d’humour et de pittoresque à sa façon, tel ce remarquable morceau de bravoure qu’est la dégustation d’un bouzelouf ou tête de mouton par un certain Alilou à l’appétit rabelaisien.
Rabelais, un auteur auquel Akli Tadjer fait penser par son mélange de sérieux et de fantaisie, et qui nous incite à parler de choses graves sans grandiloquence, préférant une certaine verdeur populaire au grand style. Comme le dit dans le livre une dame convenable par ailleurs mais qui a beaucoup trop bu : « Parlons de choses sérieuses si vous le voulez bien, Adam. Comme dit mon boucher, ce pays part en claouis. Je suis bien d’accord avec lui. Comment voyez-vous son avenir ? »
Parler de crimes et de guerre ne préjuge pas de l’écriture ni du ton qu’on emploiera à cette fin. Et de toute façon, savoir écrire reste un mystère, Akli Tadjer ayant eu tout loisir de s’en aviser à travers un exemple qui a sûrement beaucoup compté pour lui, celui de Simenon (dont il a adapté maints romans pour la télévision). Ses lecteurs ont la chance d’en profiter.
Denise Brahimi
“REVENIR ENTIER” par Amine Esseghir, un appelé contre le terrorisme islamiste en Algérie, éditions de l’Apothéose, Québec, Canada, 2023
L’auteur a publié ce livre au Québec, étant depuis plusieurs années journaliste à Montréal, en même temps que documentariste et écrivain. Mais il est originaire d’Algérie, le pays où il est né en 1966 en sorte que la guerre d’indépendance menée par son pays contre la France ne fait pas partie de son histoire personnelle. Celle-ci comporte pour commencer une enfance et une adolescence vécues certes dans un pays mal gouverné, où abondent les erreurs et les insuffisances politiques, mais dans une famille d’enseignants de tendance gauchiste, à laquelle il doit un humanisme et une humanité qui rendent attachant et sympathique le personnage principal de son livre, c’est-à-dire lui-même.
Dans « Revenir entier » ce qu’il évoque est l’expérience personnelle qu’il a vécue pendant deux années, et qui commence en mars 1994, alors qu’il est âgé de 27 ans. De 1994 à 1996, l’Algérie traverse une des périodes les plus sombres de son histoire récente, qui appartient à ce qu’on appelle la décennie noire et qui a laissé derrière elle des traumatismes dont les traces restent très vives encore aujourd’hui. Ce qui s’est passé alors est une guerre civile, menée par l’Etat algérien et son armée contre un terrorisme islamiste extrêmement meurtrier, notamment celui du FIS ou Front Islamique du Salut. Cette guerre fait rage depuis deux ans lorsque Amine Esseghir est obligé d’abandonner le métier de journaliste pour accomplir ses obligations militaires bien qu’il ne soit certainement pas d’humeur ni de tempérament guerriers. Il se trouve affecté, en tant qu’officier appelé, à un bataillon de combattants qui sont souvent des jeunes hommes d’une vingtaine d’années. Nombreux sont ceux qu’il verra mourir —une partie de sa tâche, particulièrement éprouvante, consistant à ramener les corps dans leurs familles. C’est pourquoi « revenir entier » comme il est dit dans le titre du livre est en soi une sorte d’exploit, mais c’est aussi une triste ironie de devoir considérer qu’il n’y en a pas beaucoup d’autres à mettre à l’actif de cette guerre dont il dit pour finir, et ce sont les tout derniers mots du livre, qu’ « elle n’avait servi à rien ».
La guerre continue encore bien après qu’il a quitté les rangs de l’armée, et le nombre de gens massacrés par les tueurs est effarant. Mais plus effarante encore la façon dont le gouvernement algérien dirigé par son Président Bouteflika prétend y mettre fin. Celui-ci en effet signe en 2005 une Charte pour la paix et la réconciliation nationale qui signifie l’amnistie pour un nombre considérable de terroristes devenus des « repentis » sans autre forme de procès.
Amine Esseghir dit son indignation devant cette procédure d’amnistie et parle à son propos de loi scélérate, on croit comprendre que là est la raison principale pour laquelle il préfère quitter l’Algérie. Ce qui ne veut pas dire pour autant que les souvenirs des deux années qu’il a passées à l’armée, de 1994 à 1996, sont désormais sortis de sa mémoire, il les rappelle à lui au contraire, dans ce « revenir entier » qui laisse aussi à entendre que tout est encore présent dans son esprit et que rien n’y manque.
La question était évidemment de savoir sous quelle forme les faire émerger par l’écriture. On ne peut qu’apprécier son choix, qui lui permet d’éviter toute longueur et tout discours qui alourdirait son propos. Il juxtapose dans son livre une série de récits ni courts ni longs, d’une dizaine de pages en moyenne, et c’est lui qui attire l’attention sur cette structure en mettant un s pluriel au mot « récits ». Il y en a au total 18, chacun d’eux portant un titre plus ou moins énigmatique, ou humoristique. On comprend très vite que son intention n’est pas de mettre en valeur quelque héroïsme que ce soit (même si celui-ci n’est pas absent de certains récits), ni non plus d’emprunter un ton véhément pour dire ses différents sujets d’indignation. Son ton est plutôt celui d’une sorte d’affection ou de tendresse, d’intérêt aussi pour des gens qu’il découvre et dont il n’avait pas eu l’occasion de rencontrer les semblables auparavant. Ce sont notamment les paysans et villageois très ignorés d’un jeune citadin comme lui et dont on a l’impression qu’ils ont très peu changé ni pendant la période coloniale, ni depuis l’indépendance de 1962. Il aime parler avec eux quand il en a l’occasion. Une autre catégorie qu’il voit bien davantage est celle des jeunes soldats qui sont sous son commandement (fort peu autoritaire semble-t-il). L’idée de devoir envoyer certains d’entre eux à une mort à peu près certaine est sa plus grande souffrance. En tout cas, chacun des récits met en valeur telle ou telle de ses découvertes ou de ses sentiments.
Malgré le temps passé depuis lors, le lecteur a le sentiment qu’il est mis en contact de manière immédiate et vivante avec les personnages de ces courtes histoires.
On se dit que pour l’auteur du livre, cette expérience de deux ans fut exceptionnelle, et forcément inoubliable. Pour lui, ce fut le temps de la rencontre avec une Algérie réelle et concrète, qui sans doute ne cesse de s’éloigner de lui depuis lors.
Denise Brahimi
“UNE ENFANCE FRANÇAISE“ par Farida Khelfa, éd Albin Michel, 2024
Tout lecteur sera secoué par la lecture de ce texte, et il semble évident que son auteure ne l’a pas moins été pour l’écrire—ayant attendu pour le faire d’avoir dépassé ses soixante ans. Pourquoi employer le mot « texte » qui semble un peu vague ? De toute évidence, l’autobiographie y tient une grande place, sans qu’on puisse savoir s’il y a aussi ou non une part de fiction (ou d’arrangement avec la réalité), et si oui laquelle. Les non-dits en tout cas ne cherchent pas à se dissimuler.
Avoir attendu la soixantaine ? Pour cela il y a une explication claire, qui est d’ailleurs le point de départ, une sorte de prologue du livre. Il lui a fallu attendre la mort de sa mère pour se décider à écrire et même pour se sentir tenue de le faire. Et c’est évidemment par là qu’il faut commencer, par le père et la mère acteurs principaux de cette terrible histoire. Ils en occupent la première des deux parties, mais en fait ils sont omniprésents dans la seconde aussi bien, qui pourtant se passe loin d’eux, dans un autre lieu auquel ils n’ont physiquement aucun accès.
L’histoire familiale se passe à Vénissieux proche de Lyon, dans le quartier des Minguettes. En 1976 la fugue de Farida âgée de 16 ans l’amène à Paris qu’elle ne quittera plus, même si on peut imaginer qu’elle est allée dans nombre d’autres lieux, y compris New York, dont il est plusieurs fois question. La première partie, enfance et adolescence de Farida, est beaucoup plus détaillée que la seconde, qui comporte de nombreuses ellipses. La première partie de sa vie, traumatisante ô combien, est le véritable objet de ce livre, sans qu’on puisse dire que le reste est là par surcroît. De toute façon, il est la partie connue de sa vie, celle qu’un certain public met sous son nom. Et surtout, l’effet produit par le livre, à dire vrai saisissant, provient de l’écart immense entre ces deux moments successifs, juxtaposant deux mondes contraires à tous égards et qu’on aurait cru sans rapport entre eux.
Si pénible que ce soit l’évocation des deux parents et si monstrueux soient-ils, il faut rappeler ce qu’elle affronte dans son récit, car elle le fait frontalement et crûment. La puissance de l’effet est accrue du fait que sa démarche n’est pas linéaire mais consiste plutôt à projeter des rafales de fragments incroyablement offensifs, voire insoutenables à chaque fois. Le père Abdelkader, né en 1921, est alcoolique depuis l’enfance, d’une violence sans retenue et incestueux notamment à l’égard de sa fille aînée. La mère Khedidja, née en 1930, a eu 11 enfants lorsqu’elle atteint en 1962 l’âge de 32 ans, sans parler des fausses couches ; sa santé déplorable, tant physiquement que mentalement, fait qu’elle ne survit qu’à force de médicaments ; non seulement elle ne donne aucun amour à ses enfants, mais on dirait même qu’elle les hait, répétant qu’elle a sacrifié sa vie pour eux.
La famille, qui habitait El Asnam en Algérie, a dû fuir ce lieu dangereux en 1954, lorsqu’il fut en grande partie détruit par un séisme. Le père vit sa présence en France comme un exil qu’il supporte difficilement. C’est en France que naît Farida, en 1960 ; elle est l’avant-dernière de la fratrie, nombreuse mais vite dispersée, car les garçons sont chassés brutalement de la maison par le père et les filles fuguent dès qu’elles peuvent, non sans terreur à l’idée d’être rattrapées. C’est ainsi qu’avant de s’enfuir à son tour, Farida reste un moment seule avec ses parents, non sans avoir fait deux tentatives de suicide avant l’âge de 14 ans. Puis elle part à Paris rejoindre sa sœur Houria.
Le véritable lieu d’accueil qu’elle trouve alors est un endroit qui fut célèbre à cette époque et pendant plusieurs années. Il s’agit du Palace, situé Rue du Faubourg Montmartre et qui après une histoire vieille de plusieurs décennies, devient un des hauts lieux des nuits parisiennes dans les années 80 du siècle dernier. C’est alors une boîte de nuit très fréquentée et qui se caractérise par un rare mélange des appartenances culturelles et sociales, très bien commenté à l’époque par Roland Barthes. Lieu de rencontres donc, qui va être providentiel pour Farida. Elle y devient la protégée et l’amie aussi bien d’un intellectuel comme Claude Lanzmann qui lui fait découvrir Frantz Fanon que de passionnés de la mode et de la haute couture comme Jean-Paul Gaultier et Azzedine Alaïa ; elle travaille chez eux d’abord comme mannequin puis pour des fonctions bien plus importantes. Sur le plan personnel et privé, c’est aussi grâce au Palace qu’elle rencontre son premier mari Jean-Paul Goude, directeur artistique, organisateur de spectacles de très grande envergure et le second Henri Seydoux, homme d’affaires, inventeur, entrepreneur. Ce dernier est le père de ses deux fils dont elle dit à quel point ils l’ont aidée à traverser des épreuves aussi rudes que l’addiction aux drogues dont elle n’a pu se débarrasser qu’après de longues années très difficiles (et avec l’aide d’une psychanalyste à laquelle elle rend hommage). Cependant, tous ces épisodes sont suggérés et brièvement évoqués plus que racontés et décrits. Ce n’est pas pour le plaisir de raconter que Farida Khelfi écrit. Elle est plutôt soucieuse d’illustrer ce propos de Frantz Fanon qu’elle met en épigraphe de son livre : « Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement ».
Denise Brahimi
« DE L’AUTRE CÔTÉ , GHORBA » de Coline Picaud éditions Le monde à l’envers Grenoble. Réédition 2024
La toute récente réédition de cette « bande dessinée de reportage » nous permet de vous proposer cet article. L’auteure enseigne à Grenoble le français pour les étrangers, et publie depuis des années des albums où elle relate différents parcours de migration dans la métropole grenobloise. Cet exercice relève du carnet de croquis, à l’appui des récits, et aussi de contextualisation de certaines situations, concernant la politique nationale, internationale ou locale. Citons un précédent album, Disgrazia ! Sur l’immigration italienne à Grenoble, très riche et intéressant. L’éditeur grenoblois de ces 2 livres, et de 2 albums à venir se définit de la manière suivante :
Le monde à l’envers, c’est l’association de quelques complices qui s’improvisent éditeurs pour diffuser des livres de critique sociale au-delà du cercle militant.
Le présent album rapporte les expériences et les parcours de personnes issues du Maghreb er résidant à Grenoble. Une grosse part consiste dans l’interview de « chibanis », rencontrés notamment au Café social Pays’âges, non loin du quartier Très Cloître, proche du centre, qui a successivement accueilli les immigrants italiens puis ceux venus d’Algérie, principalement. Le réaménagement de ce quartier sera source d’un débat politique. Il est décidé par la Ville pour qui la concentration de ces célibataires algériens (il reste un temps encore presque autant d’italiens), les commerces et les cafés-restaurants tenus par des Algériens semble poser un problème lié aux réactions négatives d’une partie des habitants. Les ouvriers qui logent là le font dans d’anciennes casernes désaffectées, dans des conditions indignes. Des luttes vont se déclencher dans les années 70, qui verront des groupes politiques soutenir la situation de ces habitants de Très Cloître, notamment l’Association Dauphinoise de Coopération Franco-Algérienne, créée pendant la guerre d’Algérie et toujours active, et le Groupe d’Etudes Urbaines de Grenoble (GETUR, créé en 1972), instrument d’expertise citoyenne qui propose des contre-projets face à des projets de réaménagement clés en main, prétextant l’insalubrité, mais peu soucieux du devenir des habitants déplacés.
L’album explique et illustre ces luttes qui se multiplieront avec la mobilisation de ces travailleurs notamment face au traitement qui leur est réservé dans les Foyers SONACOTRA.
Les interviews des retraités algériens sont transcrites dans le langage des personnes, à la fois touchant et imagé. L’accumulation des difficultés, misères, accidents, malheurs de toutes sortes fait frémir, mais ces hommes restent plutôt joyeux, notamment grâce au collectif qu’ils constituent. L’écriture et le dessin de Coline nous font partager la relation qu’elle établit avec ces hommes. Le dessin est sur un style croquis, à la plume, et ne cherche pas à « faire joli », à l’exception de quelques portraits, plus travaillés. Mais il rend vivant et concret ce que nous décrivent ces entretiens, les lieux, les circonstances… L’autrice se livre à plusieurs reprises à un autre exercice touchant, demandant à ces hommes de dessiner eux-mêmes par exemple leur lieu de vie en Algérie, ou la maison qu’il y on construite. Là encore, ces dessins malhabiles nous font partager mieux que tout discours la vie de ces personnes.
Beaucoup d’entre eux sont fier des constructions auxquelles ils ont contribué, notamment à l’occasion des Jeux Olympiques d’hiver de 1968, ce que l’actuelle municipalité a su récemment souligner avec l’exposition « Ils ont fait les Jeux ».
Au détour d’une page est reproduit un très beau poème, dédicace, écrit par Hamid Guemriche, frère de notre ami l’écrivain Salah Guemriche.
Après une importante première partie consacrée à cette histoire longue de la migration de travail et les parcours de ses protagonistes, un chapitre est consacré à l’histoire personnelle d’une dame marocaine d’une soixantaine d’années, Zahra qui a quitté le Maroc avec deux de ses enfants, à qui Coline enseigne l’écriture. Encore un parcours impressionnant, un mariage arrangé : « Le jour de mon mariage, j’en savais rien, j’étais pas au courant… Je croyais que c’était le mariage de quelqu’un d’autre… ».
Son mari est ouvrier depuis trois ans à Grenoble « J’ai eu de la chance, mon mari était gentil, il avait l’esprit ouvert ».
Il revient la chercher l’année suivante, ils remontent en 4L jusqu’à Grenoble où ils louent un minuscule appartement sans grand confort. Cette toute jeune femme doit tout apprendre de la vie en France. Une voisine plus âgée va l’aider pendant des années. Cette petite tranche de vie fourmille de détails qui montrent la confiance qui s’est établie entre Zahra et Coline…
La troisième partie de l’album interviewe des migrants encore plus récents, des étudiants, un doctorant algérien, Younès et Ibrahim, marocain d’Oujda, qui étudie depuis cinq ans le génie électronique. Ils partagent leurs impressions sur la vie en France, les décalages, et les étonnements, et évoquent la politique dans leur pays, Younès, notamment pour qui ses convictions athées lui rendent difficile d’imaginer vivre en Algérie.
Coline se rend également aux permanences du CSRA, Collectif de soutien aux réfugiés algériens, créé en 1993 par des militants grenoblois dont Marie-Thérèse Lloret.
On fait connaissance de la toute jeune Soussou , amenée par sa mère pour y faire ses études, joyeuse et émancipée, mais finalement renvoyée en Algérie, faute de papiers en règle.
Voici aussi Lotfi, qui a fui l’Algérie de la décennie noire, mais toujours pas régularisé après plus de 10 ans… Il nous fait partager sa détresse, son isolement par rapport à sa famille…
Massinissa, berbère, mais se disant « citoyen du monde »…sans papiers…
Voici Temocha, sans papiers qui a épousé un oranais , en attente de régularisation. Ils ont eu un fils, l’amour est venu après. Ils veulent rester en France, malgré les innombrables difficultés.
Jugurtha, militant FFS kabyle raconte la difficulté de militer en Kabylie, son choix de se réfugier en France, son renvoi en Algérie, et sa décision de revenir malgrè tout à Grenoble.
Des Tunisiens aussi, venus pour des causes politiques autant qu’économiques… Haitem passé par la Sicile deux ans auparavant. Zied, Nabil qui préfèrent la France à la Tunisie, malgré la nostalgie de la famille.
Coline conclut « je crains de n’avoir su retranscrire la chaleur, l’angoisse, les fous-rires et l’émotion de toutes ces rencontres ».
Nous pouvons la rassurer sur tous ces points, le lecteur sort touché, remué, amusé de tous ces partages. Et révolté par le peu de cas qui est fait dans notre pays de tous ces humains qui veulent juste venir vivre tranquilles chez nous…
Michel Wilson
Note sur Habib Tengour et ses « Témoignages » sur la décennie noire
« La Lettre » de Coup de soleil (n° 87) a déjà évoqué le poète algérien Habib Tengour à propos d’un recueil d’articles consacrés à son œuvre sous le titre « Les portes du poème ». Il vient de publier, aux éditions APIC d’Alger, un court volume de et sur la poésie, à propos de ce qu’il appelle des « témoignages », triplement datés de 1991,1994 et 1999. Il s’agit donc d’un retour sur ce long et terrible épisode de l’histoire algérienne récente qu’on appelle la décennie noire.
Habib Tengour justifie le mot « témoignages » en écrivant que « ces textes témoignent des années de sang ». Et il utilise aussi, notamment dans son titre, « Etats de chose et autres choses », un mot apparemment beaucoup plus vague mais non moins redoutable, le mot chose pour désigner ce qui reste indicible dans les événements que l’Algérie a traversés à cette époque.
« Chose » est menaçant, précisément parce qu’il indique une très grande difficulté à nommer. Comme il le dit lui-même : « Il y a là, pour le poète, la difficulté à trouver ses mots—où les chercher ? » Ce qui lui permet du même coup de donner un sens à la poésie telle qu’il la pratique et la conçoit, dans ce livre en tout cas : trouver les mots qui pourraient avoir une emprise sur la chose, la chose qui persiste et ne consent pas à disparaître comme le savent tous ceux et celles qui ont vécu en Algérie dans ces années-là.
Denise Brahimi
Note sur Maïssa Bey au festival d’Avignon 2024 :
Maïssa Bey, écrivaine algérienne et amie de Coup de Soleil (nous espérons sa présence à Lyon en novembre prochain) a figuré dans le programme du Festival d’Avignon off en cet été 2024. En effet, le metteur en scène Khaireddine Lardjam, originaire d’Oran en Algérie, a eu l’idée de présenter un spectacle intitulé « Nulle autre voix » d’après le roman de Maïssa Bey qui porte ce titre. On y fait connaissance avec une femme qui a tué son mari, au moment où elle sort de prison.
La mise en scène de Khaïreddine Lardjam emprunte beaucoup à la fois à la réalité algérienne et à ses modes d’expression. Voici par exemple ce qu’il dit à ce sujet :
« Tout s’y exprime par la parole et par le chant en arabe, en tamazigh et en français. La diversité des langues est une de mes manières d’exprimer mon voyage permanent entre imaginaire algérien et français. C’est aussi une façon de lutter contre une forme de pensée mondialisée qui tend à mettre sur le même plan toutes les réalités. Mais celle d’une femme victime de violences en Algérie n’est pas la même qu’en France. Être une femme en Algérie est propice à l’enfermement et au silence, dans une société qui ne pardonne rien aux femmes. »
« Nulle autre voix », ouvrage récent dans le parcours de la romancière (2018) montre la complexité du chemin à parcourir pour une femme qui veut devenir elle-même.
Denise Brahimi
Note sur le spectacle chorégraphique de Rachid Ouramdane au Panthéon (juillet 2024)
À l’occasion de l’Olympiade Culturelle des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024, Rachid Ouramdane et la Compagnie XY revisitent la pièce Möbius avec plus de 100 artistes sur scène issus du collectif d’acrobates, du Ballet de l’Opéra national de Lyon et de la Maîtrise de Radio France. Le cofondateur du groupe de pop iconique AIR, Jean-Benoît Dunckel, compose la partition musicale de ce spectacle monumental.
Möbius Morphosis est inspiré par le phénomène de murmurations – ce regroupement de milliers d’oiseaux ou de poissons –comme on peut en observer dans la nature. Image fidèle de l’ondulation des étourneaux ou des bancs de poissons, cette masse envoie un message de tolérance et d’unité, alors que la troupe présente sur scène regroupe elle-même plus d’une trentaine de nationalités, tous âges et genres confondus. On retrouve là le sceau de Rachid Ouramdane, maître en la manière de conjuguer les arts et les différences. Et d’offrir pour une heure, à nos sociétés de plus en plus fracturées, la cohésion de ces murmurations naturelles.
(Extraits empruntés à plusieurs journaux)
Aidez-nous à produire le film “Frantz Fanon à Lyon” de Mehdi Lallaoui.
Nous relayons et sommes partenaires de cette souscription lancée par Migration Santé en Rhône-Alpes. Merci d’y contribuer et de relayer!
Et toujours ces deux films sur la richesse de la vie associative algérienne que nous vous invitons à visionner.
– Utiles
de Bahia Bencheikh-EL-Feggoun
Cliquez ici pour voir le film et le mot de passe utilesjoussour
–Entre nos mains
de Leila Saadna
Cliquez ici pour voir le film, puis mot de passe utilesjoussour
Et sa bande-annonce, cliquez ici
- vendredi 13 septembre rentrée de “l’amicale des écrivains” de Coup de Soleil à la librairie Traits d’union de Lyon, 7ème.
- lundi 23 septembre Film De l’autre côté de la mer d’Elisabeth Leuvrey au Centre social Bonnefoy de Lyon
- Et en octobre, retenez les dates des 3, 4 et 5 octobre “D’hier à aujourd’hui , les pieds-noirs et l’Algérie”, à Lyon.
N’hésitez pas à nous signaler livres, films, expositions relatifs au Maghreb, et même à nous envoyer des petits textes à leur sujet.