Editorial

C’est une chance lorsqu’un même thème nous permet de présenter plusieurs livres à la fois. Il se trouve que dans la présente Lettre, il s’agit d’un thème qui a l’avantage de ne pas être totalement abstrait, comme il arrive pour certains des essais que nous présentons au fil des mois. En effet, le sujet qui se trouve ici bordé concerne le rôle et la place des images dans la manière dont l’Histoire (avec un grand H) nous est racontée, engageant parfois les chercheurs sur des pistes nouvelles et originales.
Un ouvrage du CNRS (Centre National de la recherche scientifique) s’intitule, avec une sorte de jeu de mots significatif « Algérie, la prise de vues » ; il est écrit sous la direction de deux historiens, Marie Chominot, spécialiste de la photo en Algérie, et Sébastien Ledoux, spécialiste des enjeux mémoriels. Benjamin Stora est un autre historien spécialiste de ces questions, sur lesquelles il apporte beaucoup d’éléments, concernant la photographie, le cinéma et les documentaires télévisés. Et parmi les grands noms d’intellectuels qui sont impliqués dans ce sujet, on trouve aussi dans ce regroupement celui de Pierre Bourdieu (mort en 2002) qui se trouvant en Algérie pendant la guerre d’indépendance y a fait un nombre considérable de photos, notamment en Kabylie, devenue par là un haut lieu pour les études d’anthropologie.

Pour ce qui est de Fatima Besnaci-Lancou, elle donne pour sous-titre « Mémoires photographiques et historiques » au livre qu’elle consacre aux « Réfugiés et détenus de la guerre d’Algérie» , et son livre comporte en effet une abondante illustration.
Cette abondance de réflexions et d’exemples autour des images nous permet de vous faire patienter jusqu’au mois prochain pour avoir droit à un film—et quel film ! celui de Nabil Ayouch, « Tout le monde aime Touda »,en salles à partir du 18 décembre prochain et même plus tôt dans quelques cas.
En dehors du dossier substantiel sur les images, la Lettre propose un exemple dans chacune de ses rubriques habituelles :
—un essai par un ou des auteurs que nous suivons dans leurs travaux sur un même sujet, approfondi à travers le temps : il s’agit de « Passeports pour la liberté », de Stéphane Beaud, Samira Belhoumi et Dominique Lurcel.
—Une œuvre poétique, celle de la magnifique Anna Gréki (morte en 1966) dont parle Lazhari Labter, dans un livre imprégné par l’œuvre de cette grande poétesse.
—Un roman qui vient en complément du Prix Goncourt de Kamel Daoud « Houris » pour parler lui aussi de la tristement célèbre décennie noire : il s’agit de « Bientôt les vivants » d’Amina Damerdji.
On verra dans l’agenda que les activités offertes ou relayées par Coup de soleil sont toujours nombreuses et variées. Certaines seront festives à l’approche de Noël et du Nouvel An.
Denise Brahimi

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« Et de nous qui se souviendra ? », créé et produit par Nicole Guidicelli, auteure indépendante, est un podcast qui donne la parole aux derniers pieds-noirs. Il est en ligne sur toutes les plateformes d’écoute et de téléchargement (Google Podcast, Apple Podcast, Spotify, Deezer…). 

Hommage à une communauté en voie de disparition, il a pour objectif d’aider les pieds-noirs à transmettre. Il s’adresse à leurs descendants, aux enseignants qui souhaitent parler de la guerre d’Algérie, et plus largement à tous ceux qui s’intéressent aux exils et à la résilience. Il interroge l’exil comme acte fondateur ainsi que les questions d’identité, d’invisibilité et d’intégration. Il pose également la question de la transmission et de la mémoire des pieds-noirs.

Le projet a démarré en janvier 2022, année de commémoration du 60e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie.

Pour écouter les épisodes déjà parus : https://podcast.ausha.co/et-de-nous-qui-se-souviendra

 

« ALGERIE, LA GUERRE PRISE DE VUES » de Marie Chominot et Sébastien Ledoux, 2024 CNRS Editions

Pour compléter cette étonnante floraison de livres fondés sur des images d’Algérie, voici un ouvrage, au titre ingénieux, qui rassemble des photos et des textes d’une superbe cohorte d’historien.ne.s spécialistes de l’Algérie. Il s’agit de l’édition augmentée de la série podcast hebdomadaire « La guerre d’Algérie prise de vues » qui a enchanté ses destinataires du 21 octobre 2022 au 20 février 2023, coordonnée par Sébastien Ledoux pour Ehne-Sorbonne Université.
https://ehne.fr/fr/histoire-et-photos
L’apport de Marie Chominot dont on a aimé la thèse, découverte grâce à notre cher et regretté Gilbert Meynier, « Guerre des images, guerre sans image?Pratique et usages de la photographie pendant la guerre d’indépendance algérienne, 1954-1962 » est aussi notable, à commencer par le premier chapitre « Une photographie de famille en clandestinité ».
Ce chapitre donne le ton et le rythme de ce que sera tout l’ouvrage : un décryptage minutieux d’une photo choisie par chaque auteur, et une contextualisation, éventuellement alimentée par d’autres images. Dans le cas de ce chapitre, Marie Chominot nous fait découvrir une autre photo prise dans une rue de Constantine de cette même famille algérienne, une année auparavant (1955), juste avant le départ du père, Abdelmalek Kitouni pour le maquis. La photo de 1956 est extraordinaire : le moudjahid pose avec sa famille, l’aîné des garçon tenant fièrement sa mitraillette. Le tailleur de Constantine, devenu combattant pour l’Indépendance a fait monter sa famille sur les lieux de son combat, et il fait immortaliser par son compagnon d’armes, Abderahmane Khaznadar, formé à la photographie par son jeune frère, Tewfik Khaznadar. Il ne s’agit pas d’un banal instantané pris par hasard, mais d’une photo construite, dans le cadre d’un projet de communication et de propagande luttant contre celle de l’armée française. Abdelmalek Kitouni est tué au combat en 1957. Tewfik Khaznadar ne survivra pas à son passae par la ferme Ameziane, même si son corps a disparu. Pour autant le dispositif d’immortalisation par la photographie et de multiples laboratoires clandestins lui survivront pour poursuivre la mobilisation, et laisser des témoignages par la suite…
Il serait fastidieux de résumer dans le détail la richesse de ce recueil, et ce serait dommage de divulgâcher la multitude de notations passionnantes, à absolument découvrir dans sa lecture attentive.
Faisons tout de même la liste des têtes de chapitres, et des auteur.e.s qui y sont invité.e.s, qui paraissent pouvoir motiver l’envie de le lire.
Vies ordinaires dans la guerre, une guerre coloniale, éclats de 1962. C’est sa grande qualité de nous faire voyager sous différents points de vue dans les 8 années de cette guerre, et même les supports de mémoires qui persistent depuis, au travers de différentes photographies, et des commentaires très pertinents qui les accompagnent, et souvent contribuent à en révéler des significations cachées. Remercions pour cela, outre les deux signataires de ce livre collectif, les différents auteurs qui y figurent : par ordre « d’apparition » Marc André, Niek Pas, Sylvie Thénault, Fanny Layani, Lydia Hadj-Ahmed, Raphaëlle Branche, Andréa Brazzoduro, Tramor Quemeneur, Denis Leroux, Fatima Besnaci-Lancou, Houria Delourme Bentayeb, Eric Lafon, Muriel Cohen, Alain Ruscio, Yann Scioldo Zürcher Levi, Malika Rahal, Fabrice Richeputi, Michèle Baussant et Paul Max Morin.
Le patchwork que nous offrent tou.te.s ces auteur.e.s est passionnant et très vivant. Pour nous, qui sommes investis dans la transmission aux côtés des enseignants, de ces mémoires croisées, ce livre nous paraît devoir trouver sa place dans tous les Centres de documentation et d’information. Mais il offre en même temps un plaisir de lecture choral qui a bien d’autres qualités, et de précieuses sources d’informations sur cette période.
Égrenons quelques trouvailles qui nous ont plus particulièrement attiré, au risque d’être injuste pour ce que nous ne mentionnerons pas.
Le chapitre de Niek Pas ( Le sport cycliste malgré la guerre) sur la pratique du sport cycliste pendant cette période est venu alimenter de façon providentielle un projet mémoires sportives-mémoires algériennes conduite sur l’année scolaire 2024/2025 dans un collège de Vaulx en Velin.
Les articles de Fabien Sacriste ( Les enfants du camp de Bessombourg) et de Denis Leroux (Les cinq palmiers : derrière les sigles, les violences de la pacification) sur deux types de camps de regroupements auraient pu enrichir les rencontres que nous avons organisées sur ce sujet à Lyon et à Clermont-Ferrand, en entrant plus en détail dans des situations spécifiques, comme nous le permet l’étude approfondie des images.
Celui de Marc André (Scène tragique, la guerre fratricide), à partir de photos reconstituant un crime commis dans le Jura par des militants FLN contre un compatriote ancien combattant dans l’armée française, celui de Fanny Layani (Le FLN aux Baumettes) sur des photos de théâtre militant à la prison des Baumettes retracent et illustrent quelques aspects de la lutte sur le territoire métropolitain. De même ceux d’Eric Lafon (Une poignée de main pour l’histoire) autour de photos montrant la « fraternisation » plus ou moins simulée entre ouvriers français et algériens le 19 mars 1962, ou de Muriel Cohen (jour de fête à Nanterre 5 juillet 1962) montrent comment ces moments fondateurs viennent impacter la vie des travailleurs immigrés algériens en France. Une large part est faite aux photos prises par des appelés (Lydia Hadj Ahmed, Andrea Brazzoduro, Tramor Quemeneur) qui illustrent différentes postures des appelés face à la population locale ou certains faits de guerre. L’article de Raphaëlle Branche (Scènes de torture ordinaire) est sur ce point particulier, car malheureusement sans images, les photos d’un appelé, devenu photographe, qui ont été déposées à la Bibliothèque Nationale n’ont pas été autorisées pour publication par les ayants-droit. C’est tout le talent de l’historienne de les faire vivre et les contextualiser, même sans pouvoir les montrer.
Les harkis ont évidemment leur place grâce à Fatima Besnaci-Lancou et Houria Delourme-Bentayeb (Harkis sous surveillance, avant et après 1962). Les pieds-noirs également grâce à Yann Scioldo-Zürcher Levi (Reconstruire une vie . Juillet 1962 au port de Marseille), Michèle Baussant (Je vous ai compris!), et Paul Max Morin (L’Algérie jusque dans les toilettes).
Nous nous en voudrions de ne pas citer l’article que consacre Sylvie Thénault à Bellounis (Des mains du témoin aux miennes) qui est une vraie enquête policière autour des photos et des paroles d’un témoin, pied-noir, ancien membre du 11ème choc, sur un sujet resté en partie mystérieux.
Quelques mots sur l’article d’Alain Ruscio autour de la statue équestre du duc d’Orléans campant sur ce qui s’appelait encore pour peu de temps la Place du gouvernement, à qui des nationalistes malicieux font porter haut le drapeau algérien, le 3 juillet 1962, avant qu’elle partent vers la France pour être réimplantée à Neuilly sur seine, où le cavalier princier avait fini sa vie, victime d’une chute de cheval…
Enfin, l’article de Malika Rahal et Fabrice Riceputi (Collectionner, coloriser, exposer, transmettre les photos des disparus de la « bataille d’Alger » nous fait découvrir ce travail mémoriel remarquable dans le cadre du projet https://1000autres.org/, qui tente de faire retrouver aux familles d’Algérie des traces de leurs disparus.
Ce livre nous démontre combien l’image, pour peu qu’elle soit analysée scientifiquement, peut être un précieux auxiliaire de la connaissance et de la transmission de l’histoire, et même, dans ce dernier cas d’une certaine reconstruction des familles.

Michel Wilson

 

« L’ALGERIE EN GUERRE (1954-1962). Un historien face au torrent des images », par Benjamin Stora, Editions L’Archipel, 2024 
Parmi ses nombreux travaux historiques consacrés à la guerre d’Algérie, Benjamin Stora a plusieurs fois choisi d’étudier les sources particulières qui proviennent de la mémoire visuelle et l’on comprend grâce au livre dont il est question ici ce que signifie cette expression, renvoyant évidemment à des images, dont il existe plusieurs sortes. L’auteur en étudie successivement trois catégories, les images fixes, c’est-à-dire les photographies, les images en mouvement c’est-à-dire le cinéma, et en troisième lieu les images documentaires sous une forme télévisuelle, dont il parle principalement à partir de ses propres travaux. Ce triple fonds est évidemment très riche alors que certains se plaignent encore d’un manque qui n’est véritable que dans quelques cas très précis. Pour le reste, c’est plutôt pléthore, ce qui n’est pas forcément très bon non plus, car il faut alors faire du tri, analyser, et c’est un peu de cela qu’il est question dans la première des trois parties du livre.
Pour toute la période de la guerre d’Algérie, ce sentiment d’un surplus ou d’un trop- plein vient pour une large part du fait que les images ont été un moyen de propagande important au service du gouvernement colonial et pour glorifier le rôle de l’armée française contre la « rébellion ». A cela s’ajoute que les hommes du contingent ont eux-mêmes mis beaucoup d’images en circulation, sans doute pour montrer ce pays si nouveau qu’ils découvraient et le partager au moins un peu avec leurs familles ; et dans l’idée aussi que ces clichés seraient sans doute tout ce qui leur resterait de cette aventure s’ils en réchappaient. Mais à cet égard, les grands fournisseurs d’images ont été les professionnels c’est-à-dire, principalement, un magazine comme Paris-Match ou l’agence France-Presse.
Il est certain que nombre de photographes, tels que René Bail ou Marc Flament, ont participé à cette vision propagandiste en faveur de la présence française. Cependant, il se trouve que beaucoup d’entre nous ont été marqués par l’œuvre d’un photographe humaniste mort aujourd’hui (en 2020), Marc Garanger, appelé du contingent dans les années 1960-62 qui a su dire en montrant des images d’Algériens et d’ Algériennes (beaucoup de femmes ont été obligées de lui montrer leur visage pour des relevés d’identité) toute la détresse et l’humiliation qu’ils et elles ressentaient.
Pendant le même temps, c’est-dire la période de la guerre, les images sont évidemment beaucoup moins nombreuses du côté des combattants algériens. Benjamin Stora souligne le déséquilibre de cette production, qui fait que « les Algériens sont donc les grands absents des représentations de ce conflit ».
La rareté des images, à dire vrai impressionnante voire troublante, s’explique autrement pendant ce qu’on appelle parfois la deuxième guerre d’Algérie, la guerre civile de 1990 à 2000. Beaucoup de gens n’ont gardé en mémoire que la figure iconique d’une femme de Bentalha, banlieue éloignée d’Alger où eut lieu un massacre terrible en 1997. Il y eut pourtant, pendant toute cette période, un travail exceptionnel accompli par un photographe suisse, Michael Von Graffenried, auquel on doit en particulier deux images remarquables des obsèques de Mohamed Boudiaf, le Président assassiné en 1992.
Les images de films sont davantage connues, du moins pour certaines d’entre elles.
Pendant la guerre, 18 films ont été censurés, dont le film de René Vautier, « L’Algérie en flammes » en 1957 et « Le Petit Soldat » de Jean-Luc Godard qui, tourné en 1960, ne sortit qu’en 1963. La production a été particulièrement fournie pendant la période de l’après-guerre, de 1960 à 1970 : on compte une quarantaine de films, qui sont l’œuvre de réalisateurs aussi bien français (Dominique Cabrera, Alexandre Arcady) qu’algériens (Merzak Allouache), sans parler de l’Italien Gillo Pontecorvo dont le film « La Bataille d’Alger » est peut-être le plus connu de cette période et fut couronné par le Lion d’or de Venise en 1966. Mais le cinéma algérien reçut sa consécration officielle avec la Palme d’or du Festival de Cannes attribuée en 1975 à Lakhdar Hamina pour sa « Chronique des années de braise ». Un film vraiment fait pour les amateurs d’histoire car il retrace avec beaucoup de soin les 15 années qui précèdent la guerre d’Algérie et qui y conduisent.
A notre époque le meilleur moyen de diffuser des images est évidemment la télévision, et Benjamin Stora est bien placé pour en parler puisque il a fait lui-même le choix de l’utiliser. La base de la documentation est dans les archives, celles de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) et dans ce cas précis, celles de l’armée française. Il y a plus de trois décennies que B. Stora travaille à les mettre à profit, depuis 1991 pour un documentaire de 4 heures intitulé « Les Années algériennes », en collaboration avec B.Favre et P.Alfonsi, jusqu’à celui de 5 heures en collaboration avec Georges-Marc Benamou, diffusé récemment par la chaîne de T.V France 2 sous le titre « C’était la guerre d’Algérie » (2022).
Si les images, en elles-mêmes, ne détiennent pas la vérité, elles sont un moyen très précieux de l’établir. Encore faut-il des historiens capables de les lire et de les interpréter. Ils sont des guides indispensables pour ce que Benjamin Stora appelle « le voyage mémoriel ».
Denise Brahimi

« IMAGES D’ALGERIE. Une affinité élective », par Pierre Bourdieu, Actes Sud/ Sindbad/ Camera Austria, 2024
Nombreux sont ceux qui connaissent l’importance des travaux de Pierre Bourdieu, qui débordent le cadre de l’Algérie (même s’il doit à son séjour dans ce pays plusieurs de ses ouvrages parmi les plus importants) mais peu de gens savaient qu’il était aussi un remarquable photographe, ayant laissé à sa mort soudaine en janvier 2002 un fonds très important de clichés encore inutilisés. Grâce au livre qui vient de sortir et qui est intitulé « Images d’Algérie », on devrait prendre conscience de ses très remarquables qualités dans ce domaine également. Et pour le dire très vite (alors même que rien ne peut remplacer un regard sur les photos elles-mêmes), il est évident que ces photos ont un double apport, sans que l’un puisse éclipser l’autre : elles sont à la fois des documents et des œuvres d’art.
En fait le livre ici présent est une deuxième édition d’un précédent qui a servi de catalogue à une exposition à l’Institut du monde arabe de Paris, peu après la mort de Pierre Bourdieu puisque début 2003. Ce sont à peu près 150 des 2000 photos prises par lui en Algérie entre 1958 et 1961 qui sont utilisées dans le livre, un nombre non négligeable d’entre elles ont été perdues, en revanche, il y a eu un nouvel apport ajouté aux archives en 2017. Pierre Bourdieu avait eu le temps de réfléchir à un travail de présentation et de classement mais l’avait laissé inabouti, ses continuateurs ont adopté une méthode complexe mais intéressante et efficace qui consiste à mêler judicieusement dans une double présentation un choix très important de photographies et des extraits de textes leur correspondant, pris dans les différents livres de Bourdieu sur l’Algérie. Les chercheurs qui ont participé à cette tâche ont été soutenus par un organisme qui figure parmi les éditeurs du livre, il s’agit de « Camera Austria », revue internationale de photographie dont le siège est à Graz, deuxième ville d’Autriche, capitale européenne de la culture en 2003, qui a pu aider au financement du projet.
Pour ce qui est du sous-titre de ce livre : « une affinité élective », il attire l’attention sur un fait qui a certainement été très important pour Bourdieu et peut expliquer le sentiment qui se dégage pour nous de ses photos d’Algérie. Lorsqu’il a commencé ce travail en pleine guerre d’indépendance du pays contre la France, il a été étonné de le trouver si semblable, à plus d’un égard, à la région de France dont il est originaire, le Béarn, au point d’en être à la fois, comme il le dit, attendri et amusé. Il est certain qu’à aucun moment ne se dégage des photographies mises sous nos yeux un sentiment d’étrangeté, encore moins « d’inquiétante étrangeté » pour reprendre un titre de Freud.
Les Kabyles qu’il a découverts entre 1958 et 1961, jeune homme encore puisque né en 1930, l’ont aidé à avoir un regard d’ethnologue compréhensif « sur les gens de mon pays, sur mes parents, sur l’accent de mon père, de ma mère, et récupérer tout ça sans drame, ce qui est un des grands problèmes de tous les intellectuels déracinés, enfermés dans l’alternative du populisme ou au contraire de la honte de soi liée au racisme de classe. »
Ce regard d’empathie circule entre les différents thèmes ou aspects sous lesquels les auteurs du livre ont rangé textes et photos. Selon cette conception, il apparaît que l’avantage de la photographie est double, d’une part, elle est la seule pratique à dimension artistique accessible à tous, d’autre part, elle établit un rapport constant entre l’information et le sentiment esthétique.
Le séjour de Bourdieu lui a fait connaître un pays en état de guerre, et cette guerre très particulière était à l’origine d’une considérable mutation sociologique, puisqu’elle a signifié la mise en question du système colonial, avant même d’entraîner sa désagrégation. Les sentiments de Bourdieu semblent d’ailleurs ambigus, et la richesse du livre vient de ce qu’il donne à ressentir cette complexité : d’une part il se réjouit évidemment que la logique du mépris et de l’humiliation soit brisée, d’autre part, il ne peut que constater la perte des repères chez ceux qui sont devenus une poussière d’individus sans attache et sans racine. Ces formules qui sont plus ou moins du sociologue-photographe lui-même éclairent de manière on ne peut plus juste ce qu’on ressent à regarder les photos du livre : oui, tous les personnages de la fresque sont présents sous nos yeux mais ce qui s’en dégage est leur incertitude, qui devient la nôtre, sur ce qui les arrime dans l’espace et dans le temps.
Le bouleversement fondamental auquel Pierre Bourdieu a la conscience d’assister est cet énorme « déracinement », pour reprendre le titre d’un de ses livres les plus connus (paru en 1964) qui a concerné plus de deux millions de paysans, un quart de la population totale du pays, qu’on a arrachés à leurs villages traditionnels pour les installer dans des camps de regroupement. Des photos qu’il en donne, le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont extrêmement parlantes, et jamais texte et image n’ont collé l’un à l’autre d’aussi près. Le regroupement produit des ensembles d’habitations individuelles à la fois homogènes et séparées les unes des autres, le but de la politique coloniale était de désintégrer pour intégrer mais seule la première partie du programme est visible, offrant le spectacle affligeant des camps et aussi le cortège de miséreux qu’elle a entraîné, journaliers, chômeurs, marchands à la sauvette, vision tragique d’un désastre dont le nombre même des photos prouve à quel point leur auteur en était hanté.
Denise Brahimi

« REFUGIES ET DETENUS DE LA GUERRE D’ALGERIE. Mémoires photographiques et historiques. » Les éditions de l’atelier, 2022, par Fatima Besnaci-Lancou
L’auteure de ce livre est bien connue pour être spécialisée dans la question des harkis, et plus spécialement de ceux qui ont vécu comme elle dans le camp de Rivesaltes, pour lequel on a créé un Mémorial, évocateur d’une histoire qui est au moins en partie à l’origine de ce livre.
Cependant celui-ci est remarquable pour sa très riche iconographie, qui non seulement est abondante mais d’une très grande qualité. Tous les personnages qu’on y voit, hommes et surtout femmes et enfants, sont incroyablement émouvants par leur mélange de vitalité et de misère extrême, qui ne se donne jamais à voir de manière ostentatoire mais n’en est que plus évidente.
Pour l’essentiel ces clichés sont dus aux archives et à la photothèque du CICR ou Centre international de la Croix Rouge, qui effectua 11 missions en Algérie entre 1955 et 1963. Fatima Besnaci-Lancou leur a ajouté sept témoignages, ceux de trois femmes et de quatre hommes qui font partie des victimes sur lesquelles ce livre veut attirer l’attention, et qui appartiennent à trois ensembles traités successivement. Il s’agit d’abord des prisonniers et détenus dans des camps d’internement, puis des très nombreuses personnes déplacées et éloignées de leurs villages pour être mises dans des camps de regroupement, et en troisième lieu des réfugiés qui ont quitté l’Algérie pour aller vivre au Maroc et en Tunisie, pays devenus indépendants de la France à partir de mars 1956.
La dernière partie du livre appelée par son auteure « épilogue » est consacrée à ceux qu’on désigne couramment sous le nom de harkis, mot si fortement connoté qu’elle préfère à juste titre parler des « auxiliaires de l’armée française », sans s’étendre longuement sur ce qui leur arrive près l’indépendance de l’Algérie, car elle en a déjà beaucoup parlé, dans des livres souvent écrits en collaboration avec d’autres historiens (on peut les trouver dans la bibliographie sélective en fin du livre).
La prison dont le nom est resté tristement célèbre est celle de Barberousse ; les camps d’internement dans lesquels se trouvaient internés nombre d’indépendantistes y compris des femmes sont ceux de Bossuet, Berrouaghia, Djorf et Paul-Cazelles. S’y ajoute un cas qu’on serait tenté de dire inverse, concernant les soldats français faits prisonniers par l’ALN. Mais il semble que le CICR malgré ses efforts n’ait pu obtenir d’en être peu ou prou partie prenante, en tout cas ne sont signalées les traces que d’une seule visite qu’il a pu effectuer.
Les camps de regroupement ont fait l’objet de nombreuses études tant il est vrai que le phénomène a été massif et quantitativement impressionnant : pas moins de 2000 camps ont été dénombrés. L’armée française attribuait à cette opération un enjeu énorme, puisqu’il s’agissait d’isoler les militants indépendantistes de la population alors que celle-ci leur était tout acquise et les soutenait de son mieux, notamment en la ravitaillant mais aussi en l’hébergeant clandestinement et en lui transmettant des informations. La vision de ces camps transmise par les photos qu’on voit dans le livre rend cruellement évident le sens du mot « déracinement » utilisé par les sociologues Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad  pour désigner cette même entreprise, dont ils montrent qu’elle eut des conséquences considérables—ce qu’ils appellent « la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie ». Même dans ses effets plus immédiats et apparemment plus modestes, l’opération était très critiquable comme le montre un rapport de Michel Rocard en 1959. Opposé à cette brutalité, le plan de Constantine aurait sans doute apporté quelques aménagements utiles à la population s’il n’était malheureusement arrivé trop tard. S’agissant des camps de regroupement, ils accrurent les besoins en secours humanitaires, qui restèrent indispensables jusqu’après les accords d’Evian (mars 1962).
Sur les réfugiés algériens qui se retrouvèrent dans des camps en Tunisie et au Maroc, on ne dit pas toujours à quel point ils étaient nombreux, pas moins de 200.000 dans le premier cas et 150.000 dans l’autre. Bourguiba fin politique sut exploiter au profit de la cause indépendantiste le drame sanglant de Sakiet Sidi Youssef, bombardement malencontreux par l’armée française de ce village tunisien qui eut à déplorer de nombreuses victimes. Au Maroc, les régions occupées par les réfugiés étaient elles-mêmes si pauvres que la situation aurait pu être tragique sans les dons très généreux de l’Egypte (transitant par le Croissant rouge égyptien) qui n’a cessé de soutenir la cause de l’indépendance en Algérie.
Sa connaissance du camp de Rivesaltes permet à Fatima Besnaci-Lancou de donner des chiffres précis concernant la période qui suit la fin de la guerre en Algérie : ce ne sont pas moins de 22.000 harkis qui se retrouvent à Rivesaltes, sur les 44.000 qui arrivent en France dans la période 1962-1964. On sait que ce lieu qui se trouve dans les Pyrénées-Orientales, se visite aujourd’hui et contribue à entretenir la mémoire d’un moment d’histoire que les magnifiques photographies du CICR projettent en pleine lumière dans ce livre.
Denise Brahimi

« PASSEPORTS POUR LA LIBERTE, Histoire de Samira, Théâtre et sociologie au lycée » par S.Beaud, S.Belhoumi et D.Lurcel, éditions Le Bord de l’eau, 2024
La Lettre a déjà rendu compte du travail de longue durée accompli par le sociologue Stéphane Beaud à partir de l’exemple privilégié qu’a constitué pour lui pendant des années la famille Belhoumi, huit enfants, 5 filles et 3 garçons, nés entre 1970 et 1986. Au nombre de ceux-ci, il a privilégié une fille, Samira et nous permet de la suivre pendant plusieurs décennies. Le travail du sociologue a été prolongé par celui de l’homme de théâtre, Dominique Lurcel, qui lui fait écho, et l’on dispose maintenant du spectacle dramatique qu’Il en a tiré, mais plus largement, d’un riche matériau qu’ils ont eu l’idée d’utiliser en milieu scolaire. C’est cet ensemble que présente le livre dont nous parlons ici, paru sous le titre « Passeports pour la liberté » et sous trois noms d’auteur : Stéphane Beaud, Samira Belhoumi, Dominique Lurcel ; à quoi s’ajoute une postface de Christian Baudelot, bien connu comme sociologue et spécialiste des sciences de l’éducation.
Quelques informations sont utiles pour situer ces trois personnages ou auteurs.
Le livre de Stéphane Beaud qui s’intitule « La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017) » a été publié aux éditions La Découverte en 2018.
Dominique Lurcel est actuellement directeur de la compagnie d’art dramatique « Passeurs de mémoires » implantée à Lyon depuis 2018.
Samira Belhoumi, arrivée d’Algérie en France avec sa famille en 1977 à l’âge de 7ans, s’est progressivement intégrée à la vie professionnelle en France, et c’est de cette « intégration ordinaire » qu’elle a voulu parler au sociologue Stéphane Beaud.
Comment se présente le livre paru en ce mois d’octobre 2024 ?
Il y est question à la fois du spectacle théâtral consacré à l’histoire des Belhoumi (la pièce a été jouée plus de 150 fois) et de la réception de cette histoire par un grand nombre de lycéens, plus de 10.000, ce pourquoi les auteurs remercient la centaine de professeurs qui les ont accueillis dans leurs lycées.
S’agissant du spectacle théâtral, il en est question à la fois tel qu’il était ponctuellement à son origine, et tel qu’il a fonctionné dans la longue durée. Les réactions qu’il a suscitées sont multiples, variées bien que très majoritairement favorables, les lycéens se déclarant heureux d’en avoir bénéficié. Il y a deux catégories à distinguer parmi eux, ceux auxquels le sujet de la représentation théâtrale permet une identification parce qu’ils sont eux-mêmes d’origine immigrée, principalement maghrébine et surtout algérienne ; mais aussi, formant un deuxième ensemble non moins important, ceux qui au contraire ne savaient rien de tout cela, ne s’étaient jamais posé de questions et se déclarent très contents d’une initiative qui leur a ouvert les yeux.
Inévitablement et malgré les précautions prises dans la présentation de l’enquête (sous forme d’un questionnaire) qui s’efforce de ne pas aborder ce domaine, la politique interfère avec les autres considérations qui entrent en jeu. On demande aux élèves de dire leurs réactions provoquées par le spectacle et la conférence qui leur ont été proposées mais il s’y mêle forcément des opinions qui sont les leurs et celles de leur famille ou de leur milieu. Il est aisé de constater qu’une minorité d’extrême droite, qui d’ailleurs ne cherche pas à s’en cacher, considère que l’opération à laquelle on les fait participer est due à l’initiative d’un sociologue de gauche —ce qui ne veut pas forcément dire qu’ils la discréditent entièrement.
On ne sera pas étonné que les différences dans les appréciations portées par les lycéens correspondent à peu près à celles des niveaux sociaux de leurs familles. Les clivages sont socio-politiques et connus par ailleurs, Mais l’entreprise Beaud-Lurcel menée dans les lycées a l’avantage de les faire apparaître d’une manière clairement formulée, au lieu de les laisser dans le non-dit. Cette émergence est un premier pas sur le chemin de la réflexion.
En tout cas, l’efficacité et le sens même de cette entreprise sont fortement soulignés par Samira Belhoumi elle-même qui a tenu à revenir sur ce qu’il en a été de son propre parcours, à partir de l’enquête initiée auprès d’elle par Stéphane Beaud à partir de 2012. Avec le recul des années, ce qu’elle en dit dans l’épilogue du livre intitulé « Retour sur une expérience singulière et plurielle » fait figure de bilan mûrement réfléchi. La conclusion, elle, sort de l’expérience individuelle pour dire la possibilité de généraliser les résultats obtenus pas l’enquête. Il s’agit de constater et d’affirmer que la communauté des Franco-algériens est à la fois profondément française et profondément algérienne, termes qui ne sont pas contradictoires mais complémentaires. C’est un aspect de la lutte que ce livre aide à mener contre les clichés.
Parmi les plus répandus qu’il se refuse à cautionner, il y a ceux qui concernent la jeunesse actuelle, dont les traits les plus frappants seraient (à l’inverse d’un discours trop répandu)  : « sa disponibilité, son écoute, son ouverture, sa soif d’échanges, son envie de comprendre, sa forme de tolérance, sa capacité à lutter contre ses propres préjugés ». Paroles d’espoir, pour lesquelles on a envie de dire merci !
Denise Brahimi

« ANNA GREKI OU L’AMOUR AVEC LA RAGE AU COEUR » par Lazhari Labter, éditions Koukou 2024
Voir apparaître le nom d’Anna Gréki au titre d’un livre entièrement destiné à lui rendre hommage ne peut que réjouir tous ceux et celles qui sont peinés, depuis sa mort (1966) et même avant sa mort, par le peu de reconnaissance publique que lui ont valu sa vie et son œuvre. Pour une fois en effet, on ne peut distinguer l’une de l’autre et c’est ce que montre très bien le livre que lui consacre Lazhari Labter, mêlant constamment ce que cette poétesse a vécu, en tout cas pendant les dix dernières années de sa courte vie (35 ans), avec des extraits de ses deux recueils de poèmes, « Algérie capitale Alger» (publié en 1963) et « Temps forts »(1966) ; il y ajoute d’ailleurs des pages tirées de son roman resté inédit.
Le résultat est un livre d’une conception originale, surtout si l’on tient compte de ce qui s’appelle ordinairement « Hommage » rendu à tel ou tel auteur(e) après sa mort, à une distance de sa vie accrue par l’admiration que son œuvre inspire. Dans le livre de Lazhari Labter la volonté de rendre hommage à Anna Gréki est l’évidence même mais il le fait comme s’il accompagnait sa vie au cours de son déroulement, on pourrait presque dire comme s’il ne cessait d’être à ses côtés et entraîné par elle qui était son aînée d’une génération puisque née en 1931 alors que lui ne vient au monde qu’à la veille de la guerre d’indépendance en 1952. Cependant, et peut-être justement parce qu’il ne cesse de se sentir son cadet et son admirateur, il refuse de se constituer en narrateur du livre, ce qui implique toujours une position de mise à distance et dans le pire des cas, de manipulateur.
A ce livre pourtant, il donne le nom de « récit », ce qui est peut-être le moins mauvais qu’il a trouvé et qui par son vague même lui laisse une sorte de liberté. Qui parle dans ce livre : deux personnages, appelés Elle et Lui, ce qui permet à l’auteur de répartir subtilement deux aspects de son évocation à la fois historique et personnelle, les sentiments de forte empathie que lui inspire son personnage et la nécessité de rappeler un certain nombre de faits, quitte à les rétablir dans leur vérité lorsqu’une version officielle les a trahis.
Pour restituer au livre sa dimension humaine qui s’agissant d’un personnage comme elle ne peut manquer d’entraîner une identification, il donne à Elle la personnalité d’une femme réelle, vivant actuellement et dont la vie a certainement été changée depuis qu’elle a découvert, assez tard, l’existence et l’œuvre d’Anna Gréki. Cette narratrice « supposée » (c’est ainsi qu’il la désigne) s’appelle Lamis Saïdi, d’autant plus impliquée dans son rôle qu’elle a le sentiment de parler d’une « poétesse presque oubliée ». Le narrateur, Lui, a pour tâche de diriger une enquête, qui d’ailleurs ne parvient pas à restituer complètement les faits, en sorte que Lazhari Labter parle de son livre comme d’un mélange entre la « vérité documentaire » et la « vérité imaginaire » et l’on constate à la lecture que ce mélange est convaincant. Sa souplesse permet de donner au livre une grande diversité de contenu, non sans souligner évidemment les faits marquants qui ont entraîné cette vie au rythme de la tragédie.
Anna Gréki est née dans un village des Aurès, Menaâ, qui a gardé pour elle, pendant toute sa vie, le rayonnement merveilleux de l’enfance. La brillante élève part à Paris pour suivre les cours de la Sorbonne en 1949 mais revient en Algérie pour participer au combat contre l’Etat colonial et l’armée française. Dans l’intervalle elle a connu un garçon algérien de son âge, Ahmed Inal, dont elle est follement amoureuse pendant plusieurs années. Il est membre du PCA (Parti Communiste Algérien) puis du FLN, monte au maquis en avril 1956 et il y est tué en octobre de la même année alors qu’il a 25 ans.
Pour placer son livre sous le signe de l’amour, Lazhari Labter le présente parfois comme celui du couple formé par Ahmed et Anna. Pourtant l’histoire de la militante Anna (on dirait aujourd’hui activiste) qui à l’époque s’appelle encore Colette Grégoire, ne fait que commencer et connaît très vite des épisodes d’une horreur absolue. Pour commencer la torture qu’elle subit à la Villa Sésini, du 21 mars au 11 avril 1957, avant d’être envoyée pour 2 ans à la prison Barberousse, et il lui faudra encore passer par un mois au camp de Béni Messous avant d’être expulsée vers la France où elle retrouve sa famille à Avignon. C’est son mariage avec Jean-Claude Melki qui l’amène à changer son nom de Grégoire en Gréki (mais comme son œuvre a été publiée sous ce dernier nom, c’est celui par lequel on la désigne généralement). Et de ce mariage naît un enfant, Laurent, dont l’aide a été précieuse pour Lazhari Labter.
L’indépendance acquise en 1962 signifie pour Anna à la fois la joie débordante de pouvoir rentrer en Algérie (malheureusement sans Frantz Fanon mort en décembre 1961) et très vite, de cruelles déceptions. Malgré les promesses faites auparavant, ce sont les forces conservatrices qui l’emportent dans les débats suscités par le code de la nationalité dont la définition fait que Colette Melki en est exclue. Cruel coup au ventre, comme le dit l’auteur, qui le rattache par là à ce dont elle meurt en janvier 1966, d’une grossesse que son corps n’a pas supportée.
Toute l’originalité du livre de Lazhari Labter est de mêler constamment ce rappel des faits à un flux poétique qui pour l’essentiel vient d’Anna Gréki elle-même mais d’autres auteurs aussi (Aragon, Eluard). Le livre est ainsi fait qu’on distingue à peine les citations du texte lui-même, qui se termine sur de très beaux éloges de la poétesse et de la femme magnifique qu’elle a été, si flamboyante et pourtant si cruellement victime.
Denise Brahimi

« BIENTÔT LES VIVANTS » par Amina Damerdji roman, éditions Gallimard, 2024
On savait déjà que plus d’un livre aborde aujourd’hui le sujet de la décennie noire en Algérie, pour ne parler que de la fiction. Et naturellement, même si le livre entend se situer dans la catégorie roman, qui permet une grande liberté, il ne peut manquer de comporter une part importante de rappels historiques se situant pendant la terrible guerre civile qui a entraîné horreurs et meurtres, subis par la population civile prise entre les islamistes et l’armée (c’est la formule la plus couramment employée pour en parler). Malgré le quart de siècle qui s’est écoulé depuis lors, il est évident que les survivants en sont restés traumatisés. Amina Damerdji est visiblement de ceux et de celles qui pensent que la bonne solution n’est pas de refuser les souvenirs et de les enfermer dans le silence, son livre est au contraire un acte qui manifeste le refus de l’ occultation.
La romancière de « Bientôt les vivants » n’a pas vécu sur place et en personne les événements de la décennie, sinon dans l‘enfance, après quoi elle a quitté l’Algérie avec ses parents pour des études en France où elle a bientôt commencé à écrire de la poésie et un premier roman. Pour autant, il est clair qu’elle ne s’est pas lancée dans l’écriture de « Bientôt les vivants » sans s’être renseignée avec précision sur les événements et clair aussi qu’elle n’a pas cherché à contourner ou à esquiver ce qui a été le pire dans cet effroyable déferlement à savoir les massacres, en partie sous la forme d’égorgements, qui n’ont épargné ni femmes ni enfants.
L’un de ces massacres, commis en septembre 1997 à Sidi Youcef, près d’Alger (Béni Messous) sert d’ouverture à son livre et elle y revient pour finir tandis que, entre ce commencement et cette fin se déroulent 9 années, à partir d’octobre 1988, avec deux temps forts situés en 1990 et 1992. Ce dispositif permet de suivre l’héroïne Selma en passant par l’enfance, l’adolescence, puis l’entrée dans l’âge adulte. L’auteure a sans doute utilisé des souvenirs personnels pour les incarner en Selma, c’est de cette manière que se nourrit souvent l’écriture romanesque, d’autant qu’étant née elle-même en 1987 (elle a aujourd’hui 37 ans), elle n’est pas d’une époque tellement différente de celle qu’elle fait vivre à Selma. Il est pourtant évident que le but principal du roman n’est pas un retour sur soi autobiographique.
En fait le livre est construit de manière assez classique sur l’alternance entre des épisodes relevant de la vie privée et d’autres qui constituent l’histoire collective.
Côté vie privée ce qui donne corps à celle de Selma avec beaucoup de force est une grande passion qui ne la quitte jamais quoi qu’il en soit, l’amour du cheval et de l’équitation. Elle fréquente très assidûment le club où elle apprend à monter, alors même que sa mère le lui reproche et n’a que mépris pour tout ce qui touche aux chevaux. Selma est très choquée par la manière dont certains entraîneurs ou palefreniers ne voient dans les chevaux que des bêtes à soumettre et à dompter. Sa manière à elle consiste à mettre l’animal en confiance et à lui faire oublier les mauvais traitements.
D’une manière comparable, et on ne peut pas ne pas faire ce rapprochement, Selma est très affectueusement attachée à son oncle Hicham frère de son père Brahim, globalement rejeté par tout le reste de la famille Bensaïd, et tout particulièrement par le très brillant Brahim. Sans doute en partie à cause de cette différence et de ce rejet, Hicham se sent proche du FIS ou Front islamique du salut et au contraire éloigné du mode de vie bourgeois très occidentalisé de Brahim, a fortiori de son cousin Charef Hakkar, grand chirurgien qui vit dans le luxe grâce à l’argent mal acquis par des trafics malhonnêtes de médicaments. Cette élite privilégiée et corrompue n’a que mépris pour le peuple qui exprime son mécontentement par des manifestations de rue en octobre 1988, la racaille disent-ils, et tout à leur bonheur de vivre bien, ils ignorent la compassion.
Selma en revanche est comme sa grand-mère Mima qui aime son fils Hicham autant que Brahim, elle comprend que son oncle est un homme blessé et qui souffre d’un manque d’affection. Instinctivement elle est tendre avec lui comme si elle sentait qu’il va s’éloigner toujours davantage si ce manque n’est pas comblé. Hicham est une figure comparable à celle de Sheïtane, cheval très difficile redouté de tout le monde et que seule Selma a réussi à amadouer. Il est évident que, par le portrait qu’elle fait d’Hicham, à travers la compréhension qu’en a Selma, Amina Damerdji refuse de se ranger dans la catégorie des intellectuels francophones acquis sans réserve au pouvoir en place dont ils attendent la garantie de leur sécurité, c’est-à-dire des avantages acquis.
Cependant par ailleurs, le roman montre aussi la violence et l’abomination des horreurs commises dont il est clair que l’auteure les juge inacceptables. En fait elle nous laisse aux prises avec un affrontement entre deux positions, celle de Selma qui reste pleine d’incertitude et celle de sa cousine Maya, journaliste et photographe de presse adepte de la thèse complotiste, consistant à dire que dans un massacre comme celui de Sidi Youcef, l’armée est impliquée comme les terroristes, qu’elle l’ait organisé ou laissé faire (par les retards inexplicables de son intervention).
On voit par là qu’Amina se situe au cœur des problèmes les plus graves et les plus difficiles qui continuent à se poser à propos de la terrible décennie.
Denise Brahimi

 

 

Et toujours ces deux films sur la richesse de la vie associative algérienne que nous vous invitons à visionner.

Utiles
de Bahia Bencheikh-EL-Feggoun

Cliquez ici pour voir le film et le mot de passe utilesjoussour

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Entre nos mains

de Leila Saadna

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Et sa bande-annonce, cliquez ici

 

 

 

 

 

 

 

  • Lundi 9 décembre Avant première de Everybody loves Touda de Nabil Ayouch au cinéma Lumières Terreaux de Lyon
  • Jeudi 12 décembre Film Barbès Little Algérie au cinéma Opéra de Lyon de François Hassan Guerrar
  • Vendredi 13 décembre à la librairie Trait d’union de Lyon, rencontre avec les auteurs Lylia Nezar et Tahar Ben Meftah
  • Lundi 16 décembre Intervention Mémoires croisées de la guerre d’Algérie au Lycée Boissy d’Anglas d’Annonay
  • mardi 17 décembre, Intervention Mémoires croisées de la guerre d’Algérie au Lycée Louis Armand de Villefranche
  • Mercredi 18 décembre Intervention Mémoires croisées de la guerre d’Algérie au Lycée professionnel Hélène Boucher de Bron
  • Mercredi 18 décembre Everybody loves Touda Cinéma Toboggan de Décines
  • Jeudi 19 décembre Conférence de Touriya Fili à L’institut Français de civilisation musulmane de Lyon sur « La langue arabe, les métaphores et les métamorphoses de la traduction »

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