« LES COMMUNISTES ET L’ALGERIE. DES ORIGINES A LA GUERRE D’INDEPENDANCE, 1920-1962 », par Alain Ruscio, (La Découverte, février 2019)
Le plus urgent est sans doute de rassurer les lecteurs éventuels de ce gros livre, qui pourraient hésiter à affronter ses 550 pages de texte (mise à part la centaine de pages de notes et annexes variées). Rien de plus facile ni de plus agréable à lire que ces 22 chapitres qui échappent complétement à tout jargon de spécialiste et aux particularités de l’écriture universitaire parfois un peu dissuasive. Le parti pris de l’auteur est celui d’une très grande clarté, si complexe que soit son sujet, exigeant des analyses minutieuses et parfaitement documentées. On en jugera dès le premier abord par la simplicité de son plan en trois parties, rigoureusement chronologiques : de 1920 à 1954, de 1954 à 1956 et de 1957 à 1962—cette dernière date due au fait qu’il traite d’une Algérie encore coloniale quoi qu’il en soit, jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie.

La méthode de l’auteur est souple et variée, elle comporte des analyses détaillées mais aussi des synthèses, qui permettent de rattacher les précédentes à un fil conducteur et de faire le point dans cette histoire compliquée et pourtant logique, c’est-à-dire susceptible d’être résumée sans que les nuances indispensables s’en trouvent écrasées. Un exemple remarquable de ces excellentes mises au point se trouve au chapitre 10, c’est-à-dire à peu près au milieu du livre, et comme chacune de ses 22 sous-parties, celle-ci porte un titre qui donne clairement la position de l’auteur : « Communistes français et nationalistes algériens pendant la guerre d’indépendance : l’impossible entente ». Et en effet s’il y a un fil directeur auquel on voit bien que les analyses de détail ramènent le plus souvent, ce pourrait être l’idée d’une rencontre, a fortiori d’une fusion, qui n’a pas vraiment réussi à s’opérer, pour des raisons explicables néanmoins dommageables, évidemment. On trouve une autre explication de cette défaillance ou de ce manque à l’ultime fin du livre dans sa conclusion ; il y est dit dans une ultime appréciation que malheureusement le parti communiste français a constamment sous-estimé la place et l’importance des mouvements de libération nationale —alors même qu’ils battaient leur plein dans le monde entier longtemps avant le début de la guerre d’Algérie. Et l’auteur est bien placé pour en parler, ayant consacré une bonne partie de son travail antérieur à ce livre (de 2019) à la guerre française d’Indochine et à la décolonisation. D’ailleurs dans la première des trois grandes parties, celle qui va jusqu’en 1954 et qui s’intitule « Les communistes et la guerre d’Algérie », Alain Ruscio revient plus largement sur l’attitude du PCF à l’égard de la question coloniale, depuis l’origine de ce parti au Congrès de Tours en 1920 (ce que signifie le mot « origines » employé dans le sous-titre du livre). Il évoque à cette occasion le rôle d’événements importants qui se sont passés quelques années après la création du PCF, la Guerre du Rif en 1925, la création de l’Etoile nord-africaine an 1926 ; et naturellement, en octobre 1936, la création du Parti communiste d’Algérie qui deviendra le PCA, dont l‘autonomie par rapport au PCF est toute relative. Malgré l’apport à ces deux partis que constitue pendant un certain temps l’arrivée au pouvoir du Front populaire, l’un et l’autre s’étiolent ensuite et ont perdu beaucoup de leur crédit lorsqu’arrive la Seconde Guerre mondiale. Les événements se succèdent dès lors à un rythme soutenu, tissant au quotidien la vie de ce double parti communiste, telle que racontée par Alain Ruscio. Il est évidemment impossible de le suivre au fil de cette histoire, tout au plus peut-on essayer de dégager quelques traits caractéristiques de la présentation qu’il en fait.

Prenons par exemple un moment très attendu, qui est celui où le PCF vote les pleins-pouvoirs en Algérie, ce qui comme on s’en doute, lui a été beaucoup reproché. Indépendamment de tout jugement politique, le sentiment le plus répandu a été l’étonnement voire la stupéfaction, et c’est de là qu’il fallait repartir. Nous voici donc reportés avec Alain Ruscio en mars 1956. Le ministre résident Robert Lacoste explique nettement que sa ligne politique sera la répression ; il semble d’abord, d’après certaines déclarations, que le groupe parlementaire communiste devrait pour le moins s’abstenir. Eh ! bien non, sous prétexte qu’il s’agissait de défendre la paix, les pouvoirs spéciaux furent votés par les communistes, malgré l’abstention d’un nombre important de leurs députés. Et Jacques Duclos d’expliquer que c’était « pour aboutir à la paix et pour contraindre si besoin les grands possédants d’Algérie ». Politiquement ce moment était évidemment à mettre en valeur mais on bénéficie d’un « plus » du fait que l’auteur reconstitue la scène avec brio, fait entendre de nombreux personnages et ne prétend pas exprimer de façon péremptoire son jugement quel qu’il soit.
Cette présence des personnages est d’ailleurs un des traits qui rend le livre si vivant. De manière générale, Alain Ruscio, contraint par son métier d’historien d’évoquer les appareils politiques et leurs décisions, les distingue nettement des comportements individuels qui sont laissés à l’initiative de militants ; et il exprime son admiration pour le courage dont ont fait preuve nombre d’entre eux, au péril de leur vie, comme le prouvent des exemples connus (Maurice Audin, Fernand Iveton…)
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il ne viendrait pas à l’idée de trouver dans son livre des traces d’anticommunisme. Il n’hésite jamais à être critique ou étonné voire désapprobateur, mais il ne s’agit pas de dénoncer globalement le communisme et son rapport au colonialisme, ce qu’on comprend fort bien si l’on compare son attitude intellectuelle à celle d’un trotskyste comme Pierre Frank, dont il rapporte certains propos, sans doute pour qu’on puisse faire la comparaison.
En dehors des questions d’opinion, le livre d’Alain Ruscio donne le sentiment d’être écrit à bonne distance des événements dont il parle, ni de trop près ni de trop loin, ni dans la passion partisane et militante, ni dans l’objectivité scientifique qui implique le refus de l’engagement personnel. D’où vient peut-être qu’il est si convaincant.
Denise Brahimi