« A MANSOURAH TU NOUS AS SEPARES » Film de Dorothée Myriam Kellou 2019
C’est une expérience rare que d’avoir été associé assez en amont aux étapes de la fabrication d’un film, pas très facile à réaliser, le premier film d’une toute jeune réalisatrice, et de le voir enfin aboutir. Par une amie commune, j’ai en effet rencontré Dorothée Myriam voilà quelques années quand elle battait la campagne pour réussir le montage administratif et financier d’un projet de film qui avait suscité soutien et intérêt dès l’écriture du scenario. Entretemps, la réalisatrice, également journaliste allait faire parler d’elle en révélant dans quelle conditions Lafarge avait acheté la poursuite de son activité en Syrie auprès des islamistes, ce qui lui a valu quelques récompenses internationales. Mon soutien a été de peu de valeur au regard de l’énergie qu’elle a dû déployer pour voir aboutir son projet, mais tous les colibris n’ont pas la joie de voir le succès du projet auquel ils ont « minusculement » contribué…
Ce film traite d’un sujet trop longtemps ignoré ou délaissé, les camps de regroupement en Algérie. Pourtant le rapport Rocard de 1959 à Paul Delouvrier, puis les excellents travaux de Michel Cornaton avaient bien révélé l’intense déplacement de populations auquel s’étaient livrées les autorités françaises pour éloigner les villageois des zones fréquentées par les maquis. En additionnant « regroupés », « resserrés », et les autres formes de déplacement et de déracinement, c’est environ 40% de la population algérienne de l’époque qui a quitté son village, bien souvent pour ne jamais y revenir. Ce traumatisme, additionné à celui des regroupements post Indépendance n’en finiront pas avant longtemps de laisser des traces dans une population si attachée à son terroir, et aux différentes traditions qui s’y rattachent.
Ces dernières années, des travaux d’historiens sont venus nourrir la connaissance du sujet (Fabien Sacriste : « Les camps de regroupement : une histoire de l’Etat colonial et de la société rurale pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) » thèse soutenue en 2014). Des livres (« Sors, la route t’attend » de Slimane Zeghidour, « Les déracinés de Cherchell », de Kamel Kateb et M’Hamed Rebah, tous deux objets de chroniques dans nos lettres passées, ainsi que « La guerre d’Algérie n’a pas eu lieu » de Michel Cornaton), et un film « Sur les traces des camps de regroupement » de Saïd Oulmi ont remis au premier plan ce sujet trop ignoré. Le film de Dorothée Myriam Kellou vient apporter une contribution particulière en donnant la parole à celles et ceux qui se sont tus. On retrouve un peu la veine du film que la productrice de A Mansourah…, Mariem Hamidat, avait réalisé sur les mémoires du 8 mai 1945.
Dans ce film s’ajoute en outre la dimension filiale, pudiquement déclinée tout au long du parcours sur cette mémoire enfouie. Réalisateur, Malek Kellou aurait peut-être pu faire un film sur Mansourah. Il a préféré se taire, et passe le flambeau à sa fille, qu’il accompagne dans son parcours de découverte, et à qui il raconte enfin ce qui semble avoir été longtemps enseveli dans le silence. Nous assistons donc à une révélation entre le père et la fille, touchante, tant elle évoque tant de silences gardés entre générations sur le sujet de l’Algérie et sur bien d’autres. Ici ou là, il glisse un conseil ou une question sur ce qui pourrait ou pas figurer dans ce film, passages que la réalisatrice a gardé dans le montage final.
Mansourah, près de Bordj Bou Arreridj, semble, dans la distinction administrative opérée par Michel Cornaton plutôt un village de « resserrement » qu’un camp construit ex nihilo. Les familles du village se serrent dans leur maison pour accueillir et héberger pendant plusieurs années des familles chassées de villages voisins.
Tout commence par la statue d’un homme bien connu des lyonnais, le sergent Blandan, qui ornait une rue de Nancy où la famille Kellou s’est installée, et qui rappelait à Malek celle de Boufarik, « rapatriée » à Nancy, qui le surveillait lors de ses trajets quotidiens. Non contents de lui avoir dédié une caserne et une rue, les Lyonnais jouent à la pétanque sous une statue du même, place Sathonay. Le jeune Lyonnais a glorieusement succombé à Boufarik sous les coups de cavaliers arabes supérieurs en nombre, et est devenu un martyre de la conquête coloniale, glorifié par Bugeaud.
Le début du film, outre cette présence tutélaire à la lueur d’une lampe-torche , nous fait partager le premier retour dans la maison de Mansourah où Malek dépose symboliquement une photo de sa mère. C’est la pièce où il est né et où une bombe a failli le tuer, enfant…
On apprend au fil des récits entrecoupés, que la réalisatrice n’essaie pas de clarifier, nous faisant partager sa progressive compréhension du sujet, que Mansourah a été un village d’accueil pour des populations déportées par l’armée française. C’est le FLN avec le chef de village qui a organisé les hébergements, au gré des liens familiaux ou amicaux. Même entourés de barbelés, les habitants anciens et nouveaux ont continué à accueillir ponctuellement les moudjahidine, venus se reposer ou se nourrir. Des récits montrent l’héroïsme tout simple de ces personnes, notamment des femmes accueillant les soldats de l’ALN malgré le contrôle de l’armée française. L’émotion interrompt parfois le propos de ce vieil homme, médailles sur sa veste impeccable, quand il évoque comment il n’a que partiellement été brûlé par le napalm, qui a fait disparaître tous ses compagnons. Cet autre ami de Malek raconte lucidement comment sa vie a été bouleversée, durablement déstructurée par le temps passé dans le maquis. Et pour autant ce témoignage reste souriant. Un vieil homme raconte comment les camions des militaires sont venus embarquer toute la population de son village. Les enfants ont payé un lourd tribut à cette politique froide de déplacements, fauchés par le choléra et d’autres maladies.
« Une culture que l’on ne défend pas est une culture perdue » dit cet autre témoin, qui exprime simplement combien cette perte des lieux de naissance et d’ancrage est une perte irréparable.
De superbes textes de poésie viennent ponctuer ici ou là cette exploration d’un passé enfoui. « O ma fille, j’ai pleuré et ils ont dit elle n’est que larmes, je me suis tu et ils ont dit que j’étais folle. J’ai levé les yeux et dit j’ai désespéré de l’homme ».
Le titre du film est issu d’un de ces poèmes, et signe le caractère poétique de ce beau document, dépassant largement ce qui pourrait être un simple inventaire d’archives mémorielles. L’image y contribue aussi, qui quitte parfois le personnage en train de parler, fixe un élément du paysage qui annonce un passage ultérieur, ou donne subtilement un sens au propos précédent, ou de façon moins explicite, s’attarde sur une route nocturne, rappelant peut-être d’anciennes marches de nuit.
Malek reste le personnage principal, avec son récit parfois hésitant, chaotique, ses silences dans la maison natale retrouvée, comme dans la vraie vie et les moments d’aveux difficiles. Il dit être parfois réveillé par des rêves de violence, de tuerie. Des échanges de regards par moments font partager au spectateur le beau moment que le père et la fille sont en train de vivre avec ce tournage, et cela ajoute à la grande qualité de ce premier film. Il semble connaître un parcours prometteur dans les festivals, et c’est, je l’espère, honoré de récompenses qu’il sera enfin présenté aux différents publics.
Michel Wilson (repris de la Lettre culturelle franco-maghrébine N°37, octobre 2019)