Invités : Rachid Benzine, Anouar Benmalek, Iman Bassalah, Morgan Sportès Débat animé par Yves Chemla

YC : Rachid Benzine, vous êtes essayiste plutôt axé sur un « islamisme libéral francophone ». Vous écrivez également des romans dernièrement : « Ainsi parlait ma mère » et ce roman « Voyage au bout de l’enfance » faussement naïf

RB : Comment passe-t-on, de l’Islam à l’islamisme et au djihad ? C’est la tragique question de la guerre. C’est ce qui fait qu’un récit met en mouvement un entretien auprès des jeunes. Il faut parler de celles et ceux qui restent bloqués au nord du Kurdistan. Principalement des femmes et des enfants. Je voulais qu’un enfant prenne la parole face à la trahison de ses parents et de la France qui refuse de les accueillir.

YC : Dans votre livre le mensonge est central. L’enfant pense à sa vie d’avant.

RB : Il avait sept ans quand il est parti, il en a 11. Il se souvient qu’il récitait des poésies devant toute la classe, il convoque Prévert pour qui il a un immense amour et la poésie en général. Il s’en sert de rempart contre le mal, la violence. Il invente des vers pour que sa mère ne sombre pas dans la folie. La guerre n’est pas faite pour les enfants. Et les enfants ne sont pas faits pour la guerre.

YC : On sent une émergence de sa conscience

RB : Il raconte la mort de son père, le projet qu’il soit un « enfant martyr ». Il use de mots simples, donc le drame nous apparaît plus fort. On sent le processus de l’abandon, la déshumanisation.  A partir de quand n’est-on plus un enfant? Il est question du droit et de la justice en France, de la « sécurité » qui rend la trahison possible.

YC : Anouar Benmalek votre dernier roman « L’amour au temps des scélérats » est un clin d’oeil à Garcia Marquez « L’amour au temps du choléra ». Fait rare, il y a à la fin de votre roman un hommage à votre éditrice, Emmanuelle Collas

AB : Il y a des années j’avais eu le projet d’écrire un roman sur Sumer. J’avais trouvé la documentation sur le sujet trop  belle et trop dense. J’ai abandonné le projet. J’ai situé mon roman vers l’Irak et la Syrie, lieux actuels où l’humain est outragé. Mais ce pourrait être n’importe où sur la planète.

Le concept de Daesh et autres ouvertement djihadistes, c’est : « Je suis autorisé à la violence la plus extrême au nom de quelque chose qui me dépasse. Dans la Bible on  eut Abraham prêt à égorger son fils Isaac sur ordre de Dieu ! Les djihadistes suivent donc à la lettre les mots du Livre.

Mon but, dans ce roman, était de traiter l’histoire de gens ordinaires placés dans des conditions extraordinaires. Il y a eu trois grands génocides durant le XXème siècle. Les victimes ont été les hereros, les tsiganes et les juifs. L’histoire se répète sans cesse. Je n’ai pas voulu que mes personnages soient identifiables ethniquement. Tamouz est-il le diable ou non?

YC : Oui, Tamouz est-il mortel ou vivant. Il meurt mais il renaît.

AB : Et c’est aussi mon personnage le plus réaliste ! Il y a deux manières de régler un problème. Ou Dieu descend et règle le problème, ou les humains se réunissent autour d’une table pour réfléchir ensemble.

Si j’ai rendu hommage à mon éditrice c’est parce que toucher au personnage d’Abraham est tabou. Et qu’il est donc difficile qu’une maison d’édition accepte un ouvrage qui le raille. Je remercie également Boulgakov (Le maître et Marguerite »), Garcia Marquez (« L’amour au temps du choléra »), mais également la Bible, les Vedas, le Coran etc. qui m’ont inspiré. L’ironie est de moins en moins comprise en France. On comprend l’hommage à l’éditrice, il faut du courage pour publier certains sujets

YC : Morgan Sportès, vous êtes né en Algérie et avez publié 25 romans dont un sur votre enfance algérienne et « L’appât » qui a été adapté au cinéma par Tavernier. Votre dernier roman « Les djihadistes aussi ont des peines de coeur », est un récit presque naturaliste, à la manière de Truman Capote dans « De sang froid »

MG : J’ai passé trois ans à écouter une trentaine d’abrutis. Grâce aux dossiers d’instruction et aux écoutes téléphoniques. Je suis donc entré dans leur intimité. C’est une véritable étude anthropologique. On entre également dans la tragédie familiale qui rappelle la tragédie grecque. On sent la douleur des mères. Cela se lit comme un polar.

En 2012 un type est entré dans une épicerie kasher, or on l’a retrouvé facilement car il y avait sa trace ADN sur la goupille de sa grenade. L’un des djihadistes est un antillais, d’origine chrétienne et converti. Le djihadiste est multi ethnique. Parmi ceux que j’ai écoutés, il y avait deux laotiens bouddhistes, et même un ultra orthodoxe juif converti ! 3 sont partis en Syrie après un attentat raté contre une base militaire, 2 en reviennent et préparent un attentant contre le Carnaval.

YC : Il n’y a ni voyeurisme ni mépris dans votre roman. Karim Guellaty, vous êtes juriste, tunisien « Heureux comme Abdallah en France est votre premier roman.

KG : Abdallah arrive en France avec sa famille, mais « cela ne prend pas », il ne s’y sent pas chez lui. Il est donc vite soupçonné d’être un djihadiste musulman. Or en réalité il  ne comprend pas pourquoi, alors qu’en Tunisie  il était laïc,  ici en France les femmes et leurs filles se voilent. Pour ce livre, j’ai étudié le Coran et la laïcité, passé mon temps en médiathèque. Et je l’ai écrit pour mes enfants (j’en ai 5). Pour qu’ils trouvent leur voie. Pourquoi ces jeunes en rupture avec la République rejoignent-ils les rangs du camps  opposé ? L’idée du livre est née le soir de l’attentat contre Samuel Paty.  « Le monde de Sophie » pourrait donner une idée de mon roman.

Une fois édité, je n’ai pas reconnu mon personnage, il vit sa propre vie et il me manque. Il est « mort » lors de la parution du roman

YC : La fin est une surprise, il y a un retournement final

KG: J’ai à la fois été marqué par « La chute de Camus » et par « Le 6ème sens ». Le premier titre (tunisien) est « Une foi n’est pas coutume. J ‘ai choisi le prénom d’Abdallah, c’était celui du père du prophète.

YC : Iman Bassalah, Vous êtes écrivaine et professeur de lettres franco-tunisienne.

L’histoire de votre roman « A gauche du lit » est difficile à formuler. C’est avant tout une histoire d’amour, l’histoire d’un couple étrange. Farrah enseigne dans les quartiers défavorisés, Albert est avocat et défend les djihadistes, il est blanc, elle est arabe. Ils ont 35 ans de différence. Comment peut-on vivre une vie de couple avec des différences si grandes? Notamment sur l’islamisme? Est-ce qu’on ramène jusque dans le lit?

A chaque attentat on est dans l’attente du nom des terroristes. Pour Samuel Paty, le meurtrier était un tchétchène. C’est d’ailleurs l’assassinat de ce professeur qui m’a donné envie d’écrire ce roman.

AB : Ces choses-là, si elles ne sont pas écrites, c’est  comme une absence

RB : Nous sommes les histoires que nous racontons.

(Monique Chaïbi)