Ce livre d’Abdallah Taïa est paru en 2006, avec un nouveau tirage en avril 2012, pour la sortie du film qui en est issu, qui sort en 2014, diffusé très modestement pour la France, à Paris et plus encore en province. L’auteur, marocain d’une famille de Salé, raconte avec pudeur ce que sont les relations familiales : quatre sœurs qui font bloc, un petit frère, un frère aîné passionnément aimé, un père violent. Ces deux hommes là sont les piliers supposés d’un édifice bancal que la mère essaie de préserver avec rudesse. Il montre comment dans ce monde de petites gens se crée la personnalité homosexuelle du héros adolescent, sans cesse menacé par la violence alentour. Puis sa découverte de l’occident et de la langue française qui lui permet de fuir vers cette quintessence de modernité qu’est la Suisse : entre froideur et chaleur de l’accueil de cette société où la règle est censée être appliqué à la lettre en comparaison du mélange de chaleur et de violence d’un Maroc où la règle est un élément flexible sans cesse contourné dans une société bien plus contradictoire que celle de la Suisse.
Le film est d’une rare beauté par ses images, surtout dans sa partie marocaine. Il est subtil par le mariage du français et de l’arabe dans ses dialogues, et il nous mène dans un monde lent, où les silences importent autant que les paroles. La sensualité par petites touches oscille sans cesse entre tendresse et violence. Montrer un adolescent, puis un adulte, « homo » est évidemment peu commode au Maroc, où le film a été tourné et partiellement financé. Où sera-t-il projeté dans ce pays ?
Réfléchir sur la sexualité au Maghreb est compliqué. C’est le cœur de ces sociétés… comme celui des autres sociétés, bien sûr. On sait qu’un grand cinéaste d’origine tunisienne a fait un film exceptionnel sur ce thème (Abdelhatif Kechich, La vie d’Adèle). On se souvient pour le Maroc d’un film qui va malgré tout plus loin que le folklore (La source des femmes. Mais la sexualité n’est pas cloisonnée au sein de chaque société, elle déborde vers les couples mixtes, objets de méfiance au Maghreb alors qu’en Europe ces couples se banalisent. Le plus souvent à ce sujet les interdits pèsent beaucoup plus sur les femmes : gardons-les soigneusement, et si elles vont chercher ailleurs, ce sont des putes, alors que nos hommes peuvent aller à la conquête des femmes d’ailleurs. Mais dans les cas où la transgression passe par l’homosexualité, mieux vaut que l’interdit soit absolu : ne pas en parler, nier ce qui n’a pas le droit d’advenir.
Cette mise en évidence des réalités sexuelles au Maghreb débouche sur une question plus générale : que signifie le SSS (sun, sex, sand) qui se joue dans les relations entre les flux de clients originaires d’Amérique du nord et d’Europe et les pays d’accueil ? Ce flux joue avant tout sur des différences de prix des services touristiques, mais avec des nuances locales beaucoup plus pour les lieux d’accueil que pour les flux de clients. Sun est évidemment un fait climatique global (un gradient thermique planétaire). Sandest localisé selon la particularité du relief côtier (par exemple la côte atlantique marocaine est mauvaise en comparaison des côtes méditerranéennes, le Pacifique et la Caraïbe sont bons par rapport au Golfe du Mexique). Sex est partout, mais dépend des conditions socio-politiques : permissivité dans le sun latino-américain, permissivité dissimulée en Tunisie ou au Maroc, rigueur en Algérie qui par ailleurs a tout fait pour éviter le tourisme en empêchant que se développe une hôtellerie de qualité standard qui l’accueillerait.
La grande peur du sexe dans les sociétés musulmanes semble étrange actuellement pour nos sociétés « occidentales ». Elle n’empêche pas une réalité nouvelle fondamentale : en Tunisie, en Algérie, et peu à peu aussi au Maroc, ce sont les femmes qui décident de faire ou ne pas faire d’enfants, liberté fondamentale. Rappelons-nous, pour nous Français qui sommes vieux, ce qu’était la même peur du sexe, vers 1950 encore, y compris dans des familles réputées laïques, libérales, ouvertes et intellectuelles… Peur aussi forte face à la sexualité « normale » que face à l’homosexualité qui était alors une maladie ou un délit. En France ce délit n’a été aboli qu’en 1982. Il avait été établi en 1942, alors que précédemment depuis le XIXe siècle l’homosexualité était punie seulement si elle impliquait des mineurs. Et c’est seulement en 1991 en France que l’homosexualité cesse d’être répertoriée comme maladie. (encore un auteur découvert au Maghreb des livres 2014 où il a fait un tabac…)