Florence Aubenas

Florence Aubenas

 

Un style sec, élliptique, des images et des dialogues qui restent dans la tête. Elle ne va jamais enquêter dans les endroits attendus, sauf pour la banlieue d’Alger. Plutôt que de souligner ce qu’on lui montre, ce qu’on lui dit, elle témoigne de ce qu’on lui cache à demi-mots. C’est cet art de l’enquête qui fait le vrai journalisme. Toutes les gammes de la violence

dans l'article de Florence Aubenas

dans l’article de Florence Aubenas

quotidienne sont au programme de son voyage, qui va du sud du Maroc à l’ouest de la Libye. Elle côtoie la violence de la police presque bonasse au Maroc, qui pourchasse sans conviction les jeunes des bandes. Celle des mémoires affrontés de la sale guerre de l’Algérie, où chacun esquive les risques de conflits renouvelés. Celle de la police tunisienne qui n’a plus d’ennemis évidents à combattre, avec ses prudences syndicales au sein d’un personnel en bonne parte hérité de l’époque de Ben Ali. Celle des milices en Libye, qui trouvent naturel de se partager un territoire qui n’a presque jamais été « national », avec des populations dont les allégeances familiales et tribales n’avaient été masquées que pour ceux qui profitaient des ressources pétrolières de l’« Etat » . La corruption est une symphonie, pour la gestion du tourisme au Maroc, pour la construction l’autoroute de l’Algérie, sous- traitée aux Chinois et aux Japonais. Reste que dans aucun des quatre pays personne n’a vraiment peur de parler, que chacun témoigne des savoir-faire qui permettent de vivre ensemble, y compris par de gros mensonges que l’on profère presque par bienséance, pas pour que l’interlocuteur vous croie mais pour ne pas perdre la face. Cette journaliste sait écouter, faire parler en posant à la fois les questions qu’on attend d’elle et celles, les vraies, qui permettront de décoder ces mondes dont elle sait qu’ils sont opaques et qu’ils ne se livrent pas au premier venu.

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La leçon de ce reportage est que le politique doit être saisi au raz du sol, que proclamer que ces pays n’ont rien de démocratique est faire bon marché des multiples dynamiques de la protestation. Partout se manifeste le refus généralisé de ce qui est imposé d’en haut. Mais que faire si tous sentent qu’une autorité supérieure reconnue est nécessaire, mais qu’elle n’existe dans aucun de ces quatre Etats ? Là où on en est le moins loin c’est évidemment en Tunisie ou au Maroc. Dans celui-ci, les réseaux traditionnels relient encore beaucoup de citadins ou de ruraux à une allégeance au pouvoir chérifien, commun à tous les sujets. En Tunisie on sait qu’une société existe, plus que chez les deux voisins, et que certains recours hérités du bourguibisme et d’une modernité remontant même avant le protectorat peuvent s’appuyer sur un système syndical qui sait négocier des compromis, sociaux mais aussi politiques. Mais l’identité des Algériens reste forte elle aussi, au delà des désespérances. Et les Libyens savent qu’un jour il leur sera permis de dépasser des horizons tribaux qui ne sont porteurs que de bien peu d’espoirs réels, ici comme dans les pays du Sahel au sud du Sahara.

Claude Bataillon