Etant donné le grand nombre de livres déjà publiés par ce journaliste, essayiste, intellectuel et penseur, on peut supposer qu’il a réussi à faire passer auprès des lecteurs quelques-unes des idées auxquelles il tient. Ce dernier volume a l’avantage de revenir au moins partiellement sur plusieurs de ses ouvrages précédents et de faire le point sur l’essentiel qui a émergé de son œuvre en quelques décennies.
D’origine algérienne Salah Guemriche a choisi l’immigration en France depuis 1976, et présente dans ce recueil des articles qui remontent à 1982, les derniers englobant une réflexion sur la très récente et inachevée révolution algérienne de 2019. On le suit à travers 45 textes qui sont des analyses très minutieuses et très informées de sujets récurrents mais toujours renouvelés, le travail journalistique s’attachant chaque fois à leur forme la plus actuelle. La lecture de ce recueil est facilitée par le regroupement des articles en une demi-douzaine de chapitres, tous dus à la position particulière « choisie » par l’auteur entre la France et l’Algérie après l’indépendance de cette dernière, au temps du terrorisme islamique et de l’islamophobie qui s’en est trouvée accrue.
En fait, dans son premier chapitre en tout cas, Salah Guemriche remonte bien plus avant dans le temps historique pour y rencontrer Charles Martel, une légende dangereuse parce que surexploitée politiquement. Son intention est très explicite et apparaît dans un titre tel que : « Comment le mythe de la bataille de Poitiers s’est installé ». Cependant il apparaît qu’en dépit d’opinions bien affirmées, l’auteur n’écrit pas en tant que polémiste, et ne perd pas de temps à enfoncer des portes ouvertes, tant il est vrai qu’il y a beaucoup à faire à examiner un certain nombre « d’obsessions », c’est son mot, qui pour être le fait d’obsédés n’en méritent pas moins le débat. Il y a chez Salah Guemriche une honnêteté remarquable dans sa manière jamais méprisante ni injurieuse ni réductrice de traiter ses adversaires ; ce qui, eu égard aux sujets qu’il aborde et à la force de ses convictions, peut paraître exceptionnel.
Il se montre tout aussi soucieux de ménager le pour et le contre dans son analyse des relations récentes entre la France et l’Algérie, ne reculant jamais devant des sujets qui peuvent paraître extrêmement délicats, qu’il s’agisse des harkis, du particularisme kabyle en France ou des « bienfaits de la colonisation. » Lorsque les articles expriment des prises de position sur des sujets précis et concrets, qui appellent de sa part une réaction immédiate à des faits d’actualité, on admire tout autant les nuances qu’il n’en apporte pas moins à son argumentation. Il en va de même pour les problèmes particulièrement épineux mettant en cause Israël, la Palestine et toute la gamme des réactions suscitées en France par ces deux pays : on le découvre opposé au boycott des écrivains israéliens au Salon du Livre de 2008 mais tout autant aux attitudes et déclarations de son collègue Boualem Sansal, auquel il parvient à s’adresser fraternellement (pour une semonce fraternelle pourrait-on dire, mais sans ménagement) alors qu’ils sont très loin d’avoir les mêmes positions. C’est d’ailleurs ce que souligne dans ce même contexte le célèbre Jean Daniel, vantant la qualité d’un adversaire comme Salah Guemriche, de ceux qui sont rares et qu’on respecte d’autant plus : « En tout cas, si opposé que je sois aux thèses de Salah Guemriche, il devient pour moi un interlocuteur. Il me rappelle tous les intellectuels de gauche pendant la guerre d’Algérie, qui en France, contre l’histoire et contre la raison, estimaient qu’il n’y avait qu’une seule forme d’occupation (Le Nouvel Observateur, 18 juin 2012). Comme il fait allusion, entre autres, à Jean-Paul Sartre, on mesure la valeur du compliment !
Etant très passionné par le vocabulaire, l’origine des mots et le sens induit par leur étymologie, Salah Guemriche a beaucoup réfléchi à deux termes qui tiennent une grande place dans les idéologies contemporaines, antisémitisme et islamophobie. Le premier est extraordinairement piégé, il est souvent utilisé de nos jours comme moyen de chantage et les choses en sont arrivées à un point tel qu’il vaudrait sans doute mieux s’en tenir à un mot symétrique d’islamophobie, qui serait judéophobie.
Pour avoir beaucoup travaillé sur la part de racisme qui de toute évidence vient se nicher dans le guêpier des mots, ne faut-il pas faire preuve de la plus grande circonspection. ? C’est à quoi nous incitent ces « Chroniques » qui certes, comme leur nom l’indique, essaient de s’y retrouver au jour le jour entre ambivalences et occultations. Elles ne restent jamais anecdotiques sous la plume de cet auteur, qui saisit des occasions précises, mais les rattache aux débats généraux qui lui tiennent à cœur. On est frappé par le fait que l’écriture de Salah Guemriche exprime, aussi posément que fermement, le résultat d’une réflexion. Rien à voir donc avec des propos médiatiques, tenus comme il dit, « à grand bruit ». Ce vacarme pourrait bien être le signe de l’idéologie au sens péjoratif du mot. Une des grandes forces de Salah Guemriche est de ne pas se laisser intimider par les braillements, et les coups de force qu’ils couvrent plus ou moins. Son arme principale est l‘extrême attention qu’il porte à la lecture des textes, nombreux sont ceux qu’il convoque, sans jamais donner le sentiment qu’il procède par étalage d’érudition. Il est un excellent représentant de la promotion des sciences du langage qui s’est produite pendant les dernières décennies du 20e siècle. Les mots comptent avant tout et on ne saurait jamais trop leur demander d’être des « signifiants ». Parmi eux le mot-clef lui semble incontestablement celui de laïcité, qui se suffit à lui-même et qui dit tout. Il voudrait en faire le 3e mot inscrit dans la devise de la République à la place de « fraternité » qui ne lui plaît guère. Trop souvent démenti et donc employé hypocritement ? Galvaudé par les dévots qui veulent évoquer à travers lui la communauté des Musulmans ? Salah Guemriche ne mange pas de ce pain-là, c’est pourquoi, quand il emploie un mot tel que celui-là, il lui rend sciemment toute sa force, et l’arrache à son sens routinier. Il en est ainsi dans son dernier article, qui évoque « le peuple du 22 février : « des marches interminables et des chants de ferveur et de fraternité », sans céder ni à l’angélisme ni à la glorification». Après cela vient un dernier appel à la prudence : « A ce stade, en effet, il faut raison et vigilance garder ».
Denise Brahimi (repris de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 36, septembre 2019)
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