Daoud/ Depardon: expo à l’IMA

Un livre publié en même temps à Alger et Paris, une exposition à l’IMA à Paris, de photos de Depardon avec des textes de Kamel Daoud, où l’on peut écouter le dialogue des deux hommes en un video exceptionnel (quand sera-t-il publié? Ou s’il l’est déjà comment se le procurer? Je n’ai pu trouver qu’un commentaire de Daoud https://www.youtube.com/watch?v=BKavjiZ-OC0 )

La connivence entre le photographe et l’écrivain est impressionnante. J’ai appris que Depardon, très jeune photographe de presse, a presque par hasard « couvert » la vie de la délégation algérienne qui négociait les accords d’Evian, dans son hôtel en Suisse. Si bien que la naissance de l’Algérie comme nation indépendante apparait là, avec les commentaires de celui qui sait critiquer avec calme le régime né de cette indépendance. Beaucoup de larmes aux yeux dans le public de l’exposition…

S’ils étaient là, en face de vous ?
J’ai mon idée depuis des années. La voici : je conclus un arrangement avec les signataires des accords d’Evian. Je renégocie le sens de la liberté. « Messieurs, je vous remercie de votre sacrifice immense, votre geste, votre endurance. Mais je veux être indépendant. Je veux le retour de ma souveraineté sur ma chair. Merci, mais laissez l’herbe pousser ! » Vous savez, le dire, l’écrire, fait battre le cœur de panique. C’est une hérésie dont on doit mesurer le coût, une révolte inimaginable, que de se dresser contre le culte que nous avons des martyrs. C’est prendre le risque d’errer les yeux crevés parce qu’on a tué le père. Ces hommes qui négocient et signent m’auraient aimé vivant et insolent, non ?
Concluons : que proposez-vous alors à ces morts ?
Solder les comptes. Je cède mes droits sur le passé. En contrepartie, je veux être libre de les ignorer, ou de donner de leur vie d’autres récits que ceux officiels. Je veux parler de ce qui me chante dans les livres, les films, les chansons. Je veux dessiner d’autres esquisses, célébrer des ancêtres plus anciens, des récoltes, d’autres mythes ; je veux préférer les arbres aux monuments, les cigognes au drapeau. Je veux aussi d’autres effigies sur les timbres, un éloge du désert dans les manuels, et le droit de rire, surtout. Voilà, c’est ce que je ressens. Ici, le photographe les a saisis dans ce moment de grâce où ils se libèrent, se redressent, signent en mon nom, mais ne me voient pas encore. Les avez-vous vus ? A cet instant, ils ont vaincu la mort.
Le décolonisateur, c’est le père qui ne veut pas mourir. Le héros. Le soldat du maquis, l’homme en arme qui a arraché l’indépendance pour en faire sa biographie. Dans nos imaginaires, quand le héros meurt au combat, il ne meurt pas, évidemment, il devient martyr, chahid. IL est éternisé (avec son nom sur les plaques des rues, celles des places, dans les livres, à la télévision, etc.) et, du coup, il s’attarde, ne veut pas quitter les lieux. Il a vaincu la France ? Donc il a vaincu la mort. Il n’ira nulle part. Il ne cédera rien.
Vous dressez un portrait très dur de vos aînés…
Oui. Les héros ne devaient jamais vivre longtemps. Sinon ils finissent par tuer les leurs. Le décolonisateur déteste le mouvement, l’alternance, et la liberté. Il a conquis la liberté, alors il s’arroge le droit de la définir. Les décolonisateurs, quand ils ne sont pas morts, ont souvent fait le malheur de leur pays.