« PETIT DICO A L’USAGE DES DARONS* ET DES DARONES * QUI DESESPERENT DE COMPRENDRE LEURS ENFANTS de Salah Guemriche
(Editions du Seuil, novembre 2017)
Jusqu’au titre du moins, les lecteurs de ce petit dictionnaire ne seront pas trop désarçonnés puisque le seul terme argotique qui s’y trouve n’est pas nouveau, il est présent chez San- Antonio et Céline pour ne parler que de deux des auteurs célèbres et reconnus chez lesquels Salah Guemriche est allé puiser une partie de son vocabulaire. On en découvre un certain nombre de cette sorte dans les notes du livre—il n’y en a pas moins de 450 ! — noms parfois attendus lorsqu’il s’agit d’Alphonse Boudard mais parfois beaucoup moins dans le cas de Bernanos, présent dans cette joyeuse bande pour avoir écrit dans La Grande peur des bien-pensants (1931) : » la vieille habitude de carotter l’électeur « .
Mais passées ces quelques retrouvailles avec des hommes et des mots plus ou moins familiers, il faut bien que darons et daronnes se jettent à l’eau pour découvrir un langage beaucoup plus contemporain et souvent très hermétique, même si Salah Guemriche nous dit que la publicité en fait parfois usage avec humour et pour toucher le jeune public des fameux « quartiers ». Une bonne partie des termes que son dictionnaire passe en revue appartient au langage des rappeurs français et c’est pour un certain nombre de lecteurs et lectrices l’occasion de le découvrir et mieux encore de se persuader qu’il en vaut la peine, notamment pour sa drôlerie et sa créativité.
Parler de drôlerie ne veut pas dire d’ailleurs que le Petit Dico s’attache principalement à cet aspect (comme cela peut être le cas chez les amateurs de San-Antonio) ; et encore moins que les effets comiques soient le but recherché par les inventeurs de ce langage. Sur ce but, l’introduction de Salah Guemriche, qui fait appel entre autres au Victor Hugo des Misérables, nous éclaire en une précieuse dizaine de pages, qui sont loin de prétendre tout expliquer mais qui nous montrent bien la complexité de la question.
La première évidence est que l’invention de ce langage est destinée à créer une complicité et une connivence entre ceux qui l’emploient et qui entendent bien s’en réserver la connaissance. Dès qu’il est divulgué par un nombre trop grand d’usagers, ses inventeurs y renoncent, l’abandonnent ou le modifient, en sorte que la plupart de ces mots et expressions ont une durée de vie restreinte et se « ringardisent » à vive allure : avis à ceux qui ne s’apercevraient pas assez vite que l’usage a changé et que leurs tentatives retardataires leur font courir le risque de se ridiculiser ! Sans être tout à fait un langage secret, celui dont nous parle Salah Guemriche dans ses notices a pour but de réserver la communication à l’entre-soi et de marquer sa différence. Il est probable que là est le mot-clef : plutôt que de revendiquer un droit à la différence qu’il s’agirait de faire reconnaître officiellement, ces locuteurs comme disent les linguistes, s’en emparent sans demander la permission et inventent des paroles qui affirment l’existence d’un domaine réservé, leur domaine qui n’appartient qu’à eux et dont ils ont la jouissance parce qu’ils le créent librement.
Pour autant et d’après ce qu’on peut lire dans ce petit dico, il ne semble pas qu’il y ait lieu d’y chercher une intention politique ou une rébellion délibérée contre le langage établi (comme on dit l’ordre établi). Il s’agit d’une invention beaucoup plus libre et hasardeuse, avec des côtés ludiques car c’est aussi un jeu. Peut-être qu’un des sujets d’étonnement, pour ceux qui le découvrent grâce aux investigations de Salah Guemriche, est que ce jeu sur les mots n’a rien de ravageur, il n’est pas agressif ni spécialement choquant ou grossier. On ne trouve même qu’assez rarement la mention tout à fait explicite du fait que ce langage est celui d’un monde tout à fait défavorisé. Il est dit à l’occasion que le mot « sheguey » désigne les enfants de la rue « qui sont reniés par leur famille et qui se débrouillent comme ils peuvent pour manger ». Mais si l’on pense qu’une bonne partie de ces inventions langagières sont à base de verlan (le livre donne une liste importante de mots qui ont cette origine), on se dit qu’il n’y a pas à y chercher autre chose que le jeu verbal, que « taspé » n’est ni mieux ni pire que pétasse et que « caillera » n’est pas plus dangereux que racaille—peut-être même est-ce une sorte de récupération moins choquante d’un mot bien français et néanmoins très injurieux.
Dire » cheum » au lieu de moche, c’est vraiment une seule et même chose, ni plus ni moins désobligeant.
Décidément il semble bien que l’origine et la raison d’être principale de ces fantaisies et variations langagières soient le besoin d’avoir une langue à soi, ce qui est d’ailleurs assez bouleversant car on est renvoyé par là au sentiment de dépossession ou de non possession qui caractérise ces adolescents à un niveau plus ou moins conscient (faut-il dire inconscient mais cependant perçu intuitivement ?)
Salah Guemriche termine son introduction sur l’espoir que « ces pages serviront à des chercheurs (en histoire de l‘immigration ou en sociolinguistique ) ». On a envie de lui dire qu’il a raison d’espérer et que le langage est sûrement en effet un des lieux privilégiés pour comprendre la partie la moins représentée de notre société, ses désirs et ses peurs, ses rêves et ses réalités.
Denise Brahimi
(cet article provient du site de Coup de soleil Rhône-Alpes http://www.coupdesoleil-rhonealpes.fr/category/lire-ecouter-voir