Commenter ce très gros roman où le lecteur ne se plonge réellement que par un long travail serait dérisoire. Mais qu’il ait gagné ce prix Goncourt représente un vaste espoir pour ceux qui sont pénétrés de cette culture franco-maghrébine que nous ne cessons d’approfondir. Ce n’est pas d’aujourd’hui que Kamel Daoud ouvre des dossiers sur ce qui n’est pas bon à dire, dans la politique algérienne mais aussi pour l’ensemble du couple franco-maghrébin.

Le livre se termine sur une lueur d’espoir et pour moi c’est l’occasion de remémorer les quelques rencontres avec lui au MODEL/ Maghreb des livres, pour présenter ses livres ou pour prononcer la conférence inaugurale… https://coupdesoleil.net/evenements/kamel-daoud-a-la-une/

Dès la lettre mensuelle de septembre de Coup de soleil ARA, Denise Brahimi nous donnait une analyse de ce Houris:

Même si la quantité ne fait rien à l’affaire et n’est pas une donnée pertinente en littérature, il n’est pas inutile de souligner le fait que « Houris » est un gros roman de plus que 400 pages, ce qui pourrait bien signifier que son auteur Kamel Daoud y voit sa véritable entrée dans le genre romanesque, faisant de « Meursault, contre enquête » un cas très particulier plutôt qu’une véritable recherche sur l’écriture de la fiction. Dans « Houris » l’auteur s’engage dans une narration longue et complexe, qui met en jeu aussi bien l’histoire collective qu‘individuelle, et qui l’amène à associer fortement ce qu’il veut dire à une certaine manière de le dire, ou même à plusieurs manières. Ce qu’il veut dire est parfaitement clair, il s’agit d’une dénonciation sans réserve de faits irréfutables, mais qui pour autant ne manque pas de complexité dans les analyses qui en sont l’indispensable accompagnement.
La complexité dans plus d’un cas implique une sorte de dédoublement, à commencer par celui qu’il faut entendre dans le titre. Le mot « houris » y est employé au pluriel, il désigne dans ce cas les vierges promises au bon musulman après sa mort, récompense sensuelle et merveilleuse qu’il a méritée par les actes accomplis de son vivant. Il est un peu vain de souligner la naïveté de cette rêverie, la plupart des religions ayant eu recours à l’idée d’une récompense dans l’au-delà pour motiver les croyants. Kamel Daoud oppose cette vision euphorisante à ce qu’il évoque de la condition des femmes enlevées à leur famille pour devenir esclaves sexuelles dans les maquis islamistes : cruelle ironie que cette confrontation avec l’image flatteuse des houris dans le Paradis d’Allah.
Cependant dans le roman « Houris », ce même mot, très employé, ne l’est pas au pluriel mais au singulier. C’est le nom donné par Aube, la jeune femme qui est l’héroïne du livre (née en 2004) à l’enfant dont elle est porteuse, toute la question étant pour elle de savoir si elle doit ou non détruire cet embryon (ce qu’elle peut faire très simplement) pour lui épargner l’horreur de ce qui l’attend.
«  Houri » morte ou vivante, c’est l’enjeu du livre, dont la portée est considérable, et va bien au-delà du cas singulier qui nous est conté, celui d’une héroïne affreusement mutilée pendant la guerre civile et de son éventuelle enfant. A travers Houri c’est un problème beaucoup plus général qui est posé : peut-on encore croire à la vie et vouloir la donner dans un monde où pendant plus de dix ans, la guerre civile n’a imposé que des images de mort ? Il apparaît que le livre tout entier peut être vu comme un effrayant combat entre ces deux pulsions opposées (que Freud et Lacan ont théorisées mais que la guerre civile algérienne a montrées en œuvre avec une force et une visibilité inouïes), la pulsion de vie et la pulsion de mort. A dire vrai, pendant la décennie de la guerre, seule la pulsion de mort a sévi et recouvert le pays comme un véritable raz-de-marée, qui a fait périr les habitants par milliers. Plus précisément l’enjeu qui est en effet au cœur du livre porte sur la possibilité très incertaine que la pulsion de vie puisse finalement reprendre et l’emporter. Kamel Daoud prend le pari d’une réponse positive : à la fin du livre, dans une sorte d’épilogue qui se situe un an après, Houri est née, elle est vivante, ce qui est une joie immense mais sans triomphalisme aucun. Le livre entier nous avait donné auparavant toute raison de croire et de craindre qu’il n’en soit rien.
Pour étayer ce qu’il en est de la pulsion de mort et de ses effets, que le livre volontairement ressasse en toute précision chiffrée, Kamel Daoud essaie de montrer, en se gardant des clichés, ce qu’il en est d’une culture profondément imprégnée par la notion de sacrifice, et par l’ensemble d’images omniprésentes qui l’accompagnent.
Les voyous sanguinaires qui ont fait un tel nombre de morts pendant la décennie auraient pu exercer leur banditisme sans y adjoindre tant de massacres ostentatoires, mais ils ont sans doute joué plus ou moins consciemment sur des images qui leur permettaient de se déguiser en sacrificateurs. Kamel Daoud fait en sorte qu’on voie et qu’on entende pendant tout son roman les moutons qui seront égorgés pour la fête de l’Aïd sous couvert de commémorer le geste d’Ibrahim. « Egorger » est le mot qui convient, puisque cette manière de tuer est la seule qui soit conforme au rituel, en faisant usage du couteau pas moins rituel lui aussi que le pistolet dans le western, chaque culture ( ?) se définissant par son instrument favori (« Le couteau » est d’ailleurs le titre que le romancier donne à la troisième et dernière partie de son livre, où l’on voit entre autres comment les imams substituent frauduleusement des ânes aux moutons par une hypocrite supercherie).
L’hypocrisie en effet fait partie elle aussi du système en place, et elle implique que soit interdit tout libre usage de la parole. Telle est la portée symbolique d’une des données factuelles du livre : Aude, victime dans l’enfance d’une tentative d’égorgement restée inaboutie, n’en a pas moins perdu ses cordes vocales et la possibilité de se faire entendre audiblement. Kamel Daoud rejoint par là un des objectifs déclarés de « Houris » : dénoncer et défier un décret scandaleux du gouvernement algérien, qui interdit à quiconque d’évoquer la guerre civile sous peine de très graves sanctions. D’ailleurs la réconciliation prétendument recherchée est très injuste pour les femmes puisqu’elle ne propose aucune issue à celles dont on a fait des terroristes malgré elles dans les maquis.
Denise Brahimi
La dernière rencontre des écrivains CDS Aura a été consacrée en bonne part à ce livre de Kamel Daoud, tant il est vrai que la nécessité d’un débat à son propos s’était fait sentir !

« Infolettre » N° 17 de Coup de soleil du 5 novembre 2024 nous parle de ce livre et nous souhaitons que d’autres amis qui l’ont lu nous envoient aussi leurs commentaires…

Kamel Daoud, lauréat du prix Goncourt : « Que ce livre fasse découvrir le prix des libertés »

Dans un entretien au « Monde », ( daté du mercredi 6 novembre) Kamel Daoud, lauréat du prix Goncourt 2024, explique pourquoi « Houris » n’est pas un roman de guerre, mais un roman de résurrection.

Voilà des semaines qu’il était annoncé comme favori : Kamel Daoud a reçu, lundi 4 novembre, le prix Goncourt pour Houris (Gallimard, 416 p., 23 euros, numérique 15 euros). Ce troisième roman, d’une force saisissante par son lyrisme noir et grave, donne la parole à Aube, une jeune femme rendue muette par l’égorgement raté dont elle a été victime à 5 ans. C’était pendant la « décennie noire » d’affrontements entre groupes islamistes et armée algérienne (1992-2002). Aube s’adresse à Houri, la petite fille qu’elle porte dans son ventre et dont elle pense avorter, et part sur les lieux du village où elle a été blessée, et où ses parents, sa soeur et un millier d’autres villageois ont été assassinés.

Cela signifie-t-il quelque chose pour vous d’être le premier écrivain algérien à recevoir le prix Goncourt, surtout dans un contexte où les tensions politiques et mémorielles avec la France sont particulièrement vivaces ?

Je suis un enfant de l’Algérie, de l’école algérienne, des ambitions algériennes. Ce prix a beaucoup de sens, d’abord, à titre personnel (comment y échapper ?) : c’est une réussite pour moi, ma famille. C’est aussi un signal fort pour les écrivains algériens en herbe, ces écrivains que certains courants politiques terrorisent, qui sont détruits au berceau et qui ont peur d’écrire. C’est important pour eux de savoir qu’écrire un livre est un processus qui peut avoir un dénouement heureux.

Pour ce qui est du contexte, je suis un écrivain, pas un politicien. Un livre pousse à imaginer, à espérer d’autres choses. Un livre ne change pas le monde, mais quand il est beaucoup lu, il peut devenir un instrument, un message. Ce que j’espère, c’est que ce livre fasse découvrir en Occident le prix des libertés, en particulier pour les femmes, et qu’il fasse comprendre en Algérie que nous avons besoin d’affronter toute notre histoire, et que nous n’avons pas besoin de fétichiser une partie de l’histoire [la guerre d’indépendance] par rapport à l’autre [la guerre civile des années 1990].

 

Sur le blog Contredit, un juriste nous donne un commentaire franchement négatif sur ce livre :

… j’en ai lu les 46 premières pages et j’ai été incapable de pousser plus loin. J’ai interrompu ma lecture car je n’en pouvais plus de forcer les barrages que l’auteur dressait devant moi à chaque page comme pour dissuader ma bonne volonté, qui se muait de page en page en un véritable consentement au sacrifice.

… la laborieuse trouvaille de son dédoublement linguistique (« sa langue intérieure et sa langue extérieure ») qui revient lourdement à chaque page, occasion que l’auteur ne manque pas de saisir pour accabler la langue arabe, la caricature faite de la condition de la femme algérienne, l’abus de la symbolique du sacrifice d’Abraham, entre autres clichés conventionnels et attendus dans lesquels KD déguise en éléments romanesques les discours de dénigrement qu’il délivre aux médias français depuis des années.

J’ai quand même lu en diagonale plusieurs autres chapitres du livre … L’imagerie coloniale ne se bonifie certainement pas lorsque c’est l’indigénat qui la relaie.