« LA RELIGION DE MA MERE », roman de Karim Akouche, éd. Ecriture 2017
L’auteur de ce livre nous offre une piste de lecture en choisissant de mettre en exergue ce titre donné par Goya à l’une de ses eaux fortes : Le sommeil de la raison engendre des monstres. La monstruosité (des hommes) est bien l’un des sujets évoqués dans son livre ainsi que les ravages qu’elle produit sur la raison, qui sous l’effet du choc ou trauma vacille et sombre finalement dans l’aliénation (au sens psychiatrique du terme).
Le personnage principal du livre, d’origine algérienne, a quitté son village de Kabylie depuis dix ans, dont sept qu’il a passés en France et trois à Montréal. C’est de cette dernière ville qu’il part, au début du livre, lorsqu’il apprend la mort de sa mère. Même depuis son exil il se sentait relié à elle mais ce lien est brisé désormais, ce qu’il ressent douloureusement. Il paraît évident qu’il n’a jamais aimé personne d’autre autant qu’elle, bien qu’il ait un frère et une sœur. En l’absence du père qui était brutal voire méchant et qui de toute façon a abandonné sans vergogne femme et enfants, l’amour qu’il portait à sa mère représentait à peu près la totalité de sa vie affective, et tout le livre est scandé par une sorte de refrain élégiaque exprimant son deuil depuis la nouvelle de cette mort.
Cependant, il apparaît peu à peu que la rupture du fil qui le reliait à sa mère est aggravée du fait qu’elle est aussi une rupture avec son pays l’Algérie comme il va le comprendre de plus en plus irrémédiablement, à partir du moment où il y remet le pied. Le livre qui est emporté par un rythme rapide donne le sentiment d’une écriture spontanée, sortie directement des émotions, mais il n’empêche que la progression dramatique est bien marquée, étape par étape, et qu’on a le sentiment d’assister à une véritable descente aux Enfers, enfoncement dans l’horreur et dans la folie qu’on ressent comme irréversible—en tout cas elle l’est dans les limites du livre. Il y a ainsi quatre ou cinq épisodes successifs entre lesquels se répartit son séjour en Kabylie, qui visent à souligner une effroyable dégradation : abandon de ce qui encadrait la vie collective à l’époque où il y était ; absence totale de respect pour toutes les formes de vie quelles qu’elles soient ; on tue sans raison, la violence est gratuite et la cruauté monstrueuse au sens où elle n’a plus rien d’humain (de ce qu’on croirait être le propre de l’homme). Il semble que les êtres gravement blessés se vengent sur les autres de ce qu’ils ont subi. C’est le cas de Nora qui fut la bien aimée du narrateur Mirak et qui après l’échec d’un mariage arrangé contre son gré travaille dans une maison de prostitution. Mirak va l’y retrouver, la scène sexuellement explicite (ô combien !) qui se passe entre eux montre à quel point ils sont restés attachés l’un à l’autre, et pourtant, comme s’il s’agissait de dénier ce qui lui reste d’amour, elle le livre à la violence des proxénètes qui le laissent à moitié mort dans un fossé.
C’est à peu près à ce moment que la perte des repères entraîne chez Mirak une dérive psychiatrique que n’enraye en aucune façon son retour à Montréal. Plus de travail, plus d’appartement, il « touche le fond » comme on dit banalement, vivant en clochard avec d’autres clochards, adonné à l’alcool et de moins en moins récupérable par une société même permissive. Lorsque le récit se termine, il fait le constat qu’il a perdu son statut d’être humain et qu’il est devenu une chose. « Je suis dépossédé » dit-il et cette formule résume la totalité de tout ce qu’il a perdu—puisqu’il ne lui reste absolument rien, pas même ses vêtements qu’il quitte pour signifier symboliquement son état de déréliction—tel est le terme philosophique et rare qui signifie la solitude physique et morale d’un être abandonné.
Le livre est court et plus particulièrement cette dernière partie: il faut que le lecteur ressente avec panique le glissement effrayant de Mirak dans le vide, à mesure que s’effrite et disparaît tout ce qui aurait pu éventuellement lui permettre de s’accrocher. Il s’agit d’une plongée dans la déraison dont la littérature (Maupassant, Journal d’un fou) fournit quelques exemples. Karim Akouche écrit « en direct », sans références livresques, qui pourtant peuvent venir à l’esprit du lecteur ((Lautréamont, Les Chants de Maldoror) confronté à la violence impressionnante de l’expérience décrite.
A cet égard, il est utile de préciser qu’il n’est pas question pour Mirak de chercher un secours quelconque dans la religion. Il faut se rappeler le titre qu’il donne à son livre et le commentaire qu’il en fait : cette religion de ma mère ne comporte aucun culte, ni prière ni dévotion. Elle est une paysanne kabyle au sens où le mot paysan a partie liée avec le mot païen ou paganisme. Son fils ayant hérité d’elle, le récit est incroyablement riche en présences animales, pas de grands fauves assurément mais beaucoup d’insectes et d’oiseaux ; parmi ces évocations où les tueries abondent, la mise à mort d’un singe apprivoisé est particulièrement déplorable et révoltante. On est tenté de dire que Karim Akouche ne partage pas les hiérarchies prônées par les monothéismes au sein du monde vivant.
On trouve dans son livre plusieurs références à la culture berbère des Kabyles, toujours en tant que culture ignorée, niée ou rejetée. C’est certainement une des formes de la « dépossession » (pour reprendre le mot qu’il emploie lui-même) que ressent Mirak. On peut y ajouter le mot « aliénation » qui évidemment conduit directement à l’idée et à la réalité de la folie. Mirak est condamné à être un autre que lui-même, puisqu’il n’a rien à voir avec l’arabo-musulman qu’il est supposé être et qu’on lui impose d’être officiellement. C’est ainsi que le livre accumule les raisons de sombrer dans la folie, et les rencontres faites en chemin avec diverses figures de la monstruosité.
Denise Brahimi
(article repris du N° 27 (novembre 2018) de la lettre mensuelle de la section Auvergne- Rhône- Alpes de Coup de Soleil)