La Tamesguida, Une enfance dans la guerre d’Algérie, Aïssa Touati et Régis Guyotat, préface Pierre Guyotat, Témoins Gallimard, 2013, 160 p. (présenté au Maghreb des livres…)
Au premier degré, c’est un conte d’enfant, une famille qui vit dans la « nature » montagnarde d’une mechta (hameau de quinze familles) aux portes d’Alger (40 km). Description de la dureté d’une vie de pauvre chevrier peu à peu recouverte par l’emprise des « maquisards », eux-mêmes paralysés par les troupes du « maintien de l’ordre », jusqu’au miracle de l’indépendance, tandis que l’enfant en huit ans est devenu adulte, dans un monde qui ignore l’adolescence.
Mais Aïssa, sept ans plus tard (1969), devient travailleur immigré en France, se retrouve politisé à travers le travail syndical, fréquente évidemment une « famille » de militants français de gauche (dont son co-auteur Régis, journaliste). C’est là que l’alchimie du livre « prend » : en dialogue, Aïssa et Régis écrivent ce récit en une langue simple, destinée à faire comprendre un demi-siècle plus tard ce qu’était une vie quotidienne dont on n’a idée maintenant ni en France ni en Algérie. On comprend comment une masse de ruraux algériens, dont la vie avait comme seul horizon la survie quotidienne, plus une morale de solidarité et d’honneur à peine soutenue par un dieu lointain et inconnu, a découvert des bribes de religion, l’existence d’un système colonial complexe et puissant, qui mélange une oppression tantôt brutale, tantôt pointilleuse, qui tue et torture en même temps qu’il scolarise et soigne. Alors qu’on ne connaissait avant 1954 que de loin en loin le caïd, le percepteur, le gendarme et le garde forestier. En même temps, une petite élite qui parle de choses inconnues, de nation et d’indépendance, impose en y faisant adhérer progressivement une discipline qu’on intériorise, une fiscalité « juste », ce qui met chacun dans l’obligation de participer tout en se préservant des coups qui pleuvent de tous côtés.
On comprend comment les ruraux algériens ont payé un prix beaucoup plus lourd que la minorité urbaine, alors que ces ruraux, qui cessent de l’être en huit ans pour survivre hors de leur terroir interdit et dévasté, n’imaginent au départ aucun enjeu les concernant dans cette guerre qui s’installe. On comprend aussi comment le système français devient l’objet d’un rejet qui va peu à peu de soi, sans que le plus souvent les individus français soient l’objet d’hostilité. On est devant un témoignage qui par ses détails constitue sur cette guerre un matériel d’histoire sociale comme on en a peu.
Le mélange de fraicheur du récit et de pédagogie est dû à cette réflexion partagée entre Aïssa et Régis pour interpréter et mettre en contexte les souvenirs du premier.
(Claude Bataillon)