« LE MIRAGE EL OUAFI » de Fabrice Colin (Anamosa 2019).
La maison d’édition Anamosa (« Tu marches avec moi », dans la langue de la tribu amérindienne Sauk) publie revues, œuvres scientifiques et romans. Découverte à l’occasion du passionnant Festival Littératures au Centre de Clermont-Ferrand, cette belle maison nous offre la lecture de ce curieux roman de Fabrice Colin, autour de la personnalité du marathonien Boughera EL OUAFI, qui offrit à la France sa seule médaille d’or aux jeux Olympiques d’Amsterdam le 5 août 1928.
Bien oublié des amateurs de sports, il sera pourtant célébré par Alain Mimoun après sa médaille d’or de 1956, qui l’appellera à la tribune. Puis lors de la Coupe du Monde de football de 1998, on donnera son nom à des stades de la Seine Saint-Denis. Une reconnaissance tardive et peut-être un peu post-coloniale ?
Il ne s’agit pas d’une biographie, tant les éléments concernant la vie d’El Ouafi sont minces. Plutôt d’une rencontre d’un romancier avec sa propre histoire, et avec un personnage quasiment fictionnel, un personnage de roman, donc. Et même un fantôme de roman, avec lequel l’auteur finit par entretenir une relation d’outre-tombe.
Sa relation avec le marathonien lui est suggérée par un mail d’un vieil ami algérien de ses parents, appelé M. dans le livre, perdu de vue depuis 30 ans. Cet ami devient le guide de la rédaction de ce livre, à l’occasion de rencontres bien arrosées. Cette démarche d’écriture est pour le narrateur/auteur l’occasion d’un retour sur une courte période de son enfance en Algérie, où son père est venu enseigner 2 ans à Boumerdès en 1978. Un séjour qui l’a marqué particulièrement, ponctué de péripéties, véritables aventures à l’échelle d’un petit garçon de 4 à 6 ans…
La découverte d’El Ouafi s’entremêle donc pour l’auteur avec une quête personnelle. D’autant que les traces du marathonien, par exemple dans sa ville natale Ouled Djellal sont quasi inexistantes. Très vite l’auteur se heurte à cette pénurie d’information mal remplacées par quelques légendes. Quelques éléments personnels lui sont fournis par une nièce d’El Ouafi. Il se confronte aussi à ses propres positions publiques critiques sur l’écriture biographique…
A partir de là, le livre bifurque vers un imaginaire de plus en plus onirique. El Ouafi au front, même si l’auteur déduit plus loin dans le récit qu’il n’a pas pu s’y trouver compte tenu de son âge, 20 ans en 1918, donne vie à des pages splendides. « La mort s’immisce, devient une seconde peau. El Ouafi parle français : Abeille. Pigeon. Marmite. Zinzin. Tout ce qui siffle, trace et explose ».
S’intercale un souvenir que M. l’incite à retrouver. C’est son père qui le lui révèle : petit, il a été piqué par un scorpion et sauvé in extremis par le médecin de Biskra. « La blessure originelle », dit M., « l’aiguillon de l’inspiration ».
Plus tard, c’est la période de coureur de cirque aux Etats Unis, autre volet de la légende El Ouafi qu’aborde l’auteur, en offrant au lecteur un chapitre décrivant en détail le personnage dans ce Middle West que la Grande Dépression n’a pas encore frappée. On dit qu’on le faisait courir devant des fauves pour épater les spectateurs. Plus loin, Fabrice Colin détruira cette fable, poursuivant ainsi ce curieux et passionnant récit fait de niveaux successifs de construction et de déconstruction romanesque.
Se dessine peu à peu l’image d’un homme qui traverse sa vie sans réellement l’habiter. Il subit ce qu’il vit sans en être jamais l’acteur, au point d’être souvent dans le mauvais endroit au mauvais moment.
Même le bref retour devant les projecteurs que lui valut la victoire d’Alain Mimoun aux jeux de Melbourne en 1956 « lui parurent moins une chance qu’un fardeau déprimant. Une seconde vie ? Mais il ne savait déjà que faire de la première ! ».
Suit alors sur un mode biographique ce qui pourrait être la fin de l’histoire, le petit boulot de gardien de stade, l’indifférence, les sollicitations de militants FLN pour obtenir les plan du stade en vue d’un attentat contre Salan, ce qu’il refuse, puis le mitraillage du café de l’horloge, à Saint Denis, où il perd la vie en 1959… Le récit quitte alors le champ d’une simili biographie pour entrer dans un onirisme, dans lequel le fantôme d’El Ouafi hante le sommeil fiévreux de l’auteur (résurgence de la piqûre du scorpion ?).
A son réveil l’auteur passe alors à une lecture critique des pseudo éléments biographiques qui jalonnent la vie de son héros. Le lecteur se perd dans le labyrinthe des fausses pistes multipliées par le romancier. Son dialogue de clôture avec son personnage, dans le Jardin des Plantes où se situent plusieurs moments du livre tourne au conte philosophique entre vérité et mensonge, entre existence et fiction…
El Ouafi est au final le prétexte d’une réflexion rêveuse du le roman, la littérature, « l’art de l’esquive et de la réinvention ».
Courir après un marathonien à peine réel, c’est cet exploit que nous permet ce livre étonnant, qui permet au lecteur de construire à sa façon l’image de ce sportif oublié. Mirage de l’écriture.
Michel Wilson