Participation de Coup de soleil à la présentation du film
Cependant le propos évoqué par le titre Retour à Bollène est de ceux qu’on connaît assez bien : un personnage retourne sur les lieux de son passé et de son adolescence, les traces qu’il en garde en lui sont source d’angoisse et de tourment, ce qui est l’indice de deuils non faits et de pages non tournées, d’ailleurs Nassim en porte la marque dans sa chair, sous la forme d’une cicatrice dont on ne sait rien d’autre sinon qu’elle lui vient d’un « accident »( ?) : manifestement Saïd Hamichi, comme Nassim son personnage, n’est pas de ceux qui racontent ; le passé, pour ce dernier, n’est pas l’objet d’une narration, c’est un poids et une douleur qu’on porte en soi et avec soi, d’autant plus cruellement que Nassim sait très bien l’inutilité de continuer à se battre contre eux, comme il l’explique à son demi-frère resté à Bollène et empêtré jusqu’à la paralysie dans la velléité de régler des comptes qui bien évidemment ne pourront jamais l’être. La paralysie à Bollène c’est l’alcool, le chômage, la petite délinquance et de diverses manières la destruction de soi. Ce que le retour à Bollène apprend à Nassim (il s’agit plutôt d’une confirmation nécessaire de ce qu’il savait déjà) c’est qu’il n’y a sur place aucune issue à la difficulté de supporter la vie, et de se supporter soi-même, en tout cas pas pour lui, un garçon intelligent, exigeant et bien doué.
En peu de temps et d’images, Saïd Hamichi entrecroise les deux fils dont le nœud étrangle lentement ceux qu’il a laissés sur place trois ans auparavant, quand il a quitté Bollène pour Abou Dhabi, où il a trouvé un travail et une « fiancée » américaine amoureuse de lui. D‘un côté l’état des lieux et la situation collective, de l’autre les problèmes personnels et familiaux. Le réalisateur garde constamment la balance entre ces deux aspects, étant bien clair que leurs conséquences néfastes ne font que se renforcer. La force du cinéaste est de dire tout cela vite et d’emblée : Bollène est une ville au moins à moitié morte, où il ne se passe rien et où la communauté maghrébine est maintenue volontairement dans une stagnation mortifère, qui bien sûr encourage un conservatisme où elle trouve sa seule structure. Nassim, s’affichant comme moderniste, le dénonce sans hésiter devant ce qui ne peut manquer de passer pour de la provocation. Mais paradoxalement il est lui-même fixé au passé qui lui donne fictivement une raison d’être, le dispensant d’en chercher une autre. Ce passé, qu’on pressent sans pouvoir en juger, se résume à la haine du père, évoqué comme un despote monstrueux qui a ou aurait écrasé ses enfants. Nassim qui est revenu à Bollène à cause de la fascination négative exercée sur lui par ce père, refuse de le rencontrer pendant toute la durée de son séjour (d’ailleurs bref). On se doute qu’au dernier moment il le verra (et le spectateur avec lui) mais le suspense est maintenu jusqu’à la fin du film. Ce n’est pas révéler celle-ci que de dire ce qu’on découvre alors, c’est-à-dire, en la personne du père, un homme ému et émouvant, très seul avec les salades qu’il a pour métier de cueillir, c’est-à-dire courbé au plus près du sol, « attaché à la glèbe » comme on disait dans les manuels scolaires d’autrefois pour parler des plus pauvres paysans français, les serfs, dont le nom veut dire esclaves—remplacés aujourd’hui par les travailleurs immigrés.
On imagine bien que le père a dû changer au fil des années, et que la violence qui était sa manière d’exister s’est peu à peu usée, réduite à néant par la routine de la vie à Bollène —en sorte que dans cette image du père, les deux fils conducteurs se rejoignent, de manière poignante, si ce n’est que le nœud qui résulte de leur jonction bloque aussi et par dessus tout la possibilité d’exprimer une émotion.
Malgré le choc de la rencontre avec le père, cette impossibilité subsiste chez Nassim comme le montre l’extrême fin du film, moment où il écrit à sa fiancée ou ex-fiancée Elizabeth, nous laissant sur le sentiment d’une fin ouverte et mitigée : s’agissant de Bollène, pas d’autre solution que d’en partir et d’en repartir ; s’agissant du rapport personnel aux autres, certains dégâts sont irréversibles et à trente ans, l’âge de Nassim, beaucoup de choses sont déjà jouées. Mais enfin c’est un âge encore ouvert sur l’avenir ; pesant sur les êtres, il y a des déterminations fortes, mais pas de fatalité.
Denise Brahimi
Second regard: Un film juste et laconique. Saïd Hamich, est un producteur Franco marocain né à Fès en 1986. On lui doit notamment la production de Much Loved, Vent du Nord, Volubilis, autant de films que nous avons appréciés. Il réalise avec ce Retour à Bollène son premier long métrage mû par une forme d’urgence personnelle: apprenant que sa mère compte repartir de Bollène, où il a vécu quelques années, vers le Maroc, il se lance en peu de temps dans l’écriture, puis dans trois semaines de tournage de ce film qui n’est qu’en partie autobiographique. Et critiques et spectateurs apprécient. L’économie de temps, de moyens et de mots, met en valeur les failles de tous les personnages auxquels il faut ajouter celles des lieux, cette Bollène adossée à sa centrale nucléaire dont les panneaux ornés d’enfants blonds délicieux vantent « Une ville, une identité ». Nassim, le personnage central du film, au contraire du réalisateur est né ici, et y a fait toutes ses études, soutenu notamment par son professeur d’histoire marxiste monsieur Aubenard, qu’il découvre élu municipal converti aux discours racistes et « nationalo-défaitistes » de la Ligue du sud des époux Bompard. Nassim revient après quatre ans à Abu Dhabi, pour revoir sa mère et ses frères et soeurs, leur présenter sa fiancée américaine Elisabeth, mais évite son père à qui il voue une lourde rancune. Ce ressentiment est un des pivots du film entremêlé à la difficulté schizophrénique ( son copain rappeur le qualifie affectueusement » d’intello, schizophrène dans sa tête ») de celui qui a réussi, veut garder le lien avec les siens, refusant néanmoins d’être comme eux « un arabe de Bollène ».
Le film alterne entre travellings sur des paysages urbains navrants, de nombreuses rencontres soit silencieuses, soit faites de dialogues courts, et dont les mots font mouche. Celui avec son ancien professeur, rencontré par hasard dont le discours national populiste fait fuir Élisabeth, mais dit finalement justement l’impuissance sans issue de l’option politique qu’il a choisie. Cette courte rencontre déclenche en écho une scène de rupture dure et intense dans laquelle les contradictions autodestructrices de Nassim se révèlent. Il rejette cette femme qui l’aime parce qu’elle le renvoie à ses contradictions. Ce que sa soeur sait bien lui renvoyer : » Pourquoi tu nous détestes? Tu es égoïste, Nassim… ». Cet homme qui parle au moins trois langues montre une difficulté mutique à parler de lui, sauf dans de rares occasions, préférant juger, donner des leçons, à son frère, son demi-frère, sa soeur, son futur beau-frère, Elisabeth, et même sa mère, en commandant du vin devant elle au restaurant, provoquant un malaise général… Pas si sympathique, donc, mais attachant, comme ce moi que retrouve chaque spectateur, dont on n’est pas satisfait, mais qui est une incontournable facette que chacun porte en soi…
À la réflexion, ce film met en scène une jolie collection d’humains cabossés mais auxquels on croit et qu’on se prend à aimer: le grand frère Mustapha, au beau sourire, le coeur sur la main, et ses trafics de cornes de gazelles au canabis, la mère aimante, qui garde les traditions mais tolère les différences, le père tyran vaincu par le travail, mais qui ne sait que lui redire l’importance de ce travail, le demi frère qui tente de sortir de sa déchéance, l’ancienne amoureuse, heureuse malgré tout, l’ami d’école qui scande des raps déchirants.
Cela permet de souligner la place subtile et remarquable de la musique dans ce film: celle écrite par Pauline Rambeau de Baralon, qui souligne avec bonheur en leur donnant de la profondeur certains moments du film, ce rap sur Bollène, qui résume le « No future » des habitants de cette ville, et Bashung, musicien fétiche de Nassim, ce qui le distingue de son entourage.
Une partie de la récente cinématographie du Maghreb ou portant sur la Maghreb (Vent du Nord, Prendre la Large, Vivre à Bollène, et à la rentrée Tazzeka, que nous accompagnerons et « chroniquerons ») font des ponts entre sud et nord. Ils contribuent à illustrer les proximités que la Méditerranée ne peut gommer, même si tant de voyageurs s’y noient, et les relations d’amour-haine que la longue histoire a vu naître entre les peuples des pays qui la bordent.
Michel WILSON