Nous avons assisté à la présentation de cette exposition au MODEL 2018, le 3 février 2018. Jean Robert Henry a réuni pour cela Kacem Basfao, Mokhtar Ayachi, Kamel Kateb et Ahmed Mahiou. Le projet « L’école en Algérie » a été conçu avec le musée d’histoire qui a failli naître à Montpellier, dès le départ en s’appuyant sur les collections du musée de Rouen. Les spécialistes réunis au MODEL élargissent le propos à un panorama de l’éducation dans les trois pays du Maghreb.
En Tunisie il faut rappeler que la modernité dans l’éducation naît avant le protectorat, avec à la fois une modernisation de l’arabe et un appui sur le français et l’italien. L’arabe populaire (darija) a été incorporé au discours officiel, le bilinguisme réel arabe-français concerne 30% de la population. Pour l’Algérie, l’exposé tourne très vite autour du problème de l’usage du « berbère », en rappelant que le nationalisme algérien né en France dans les années 1930 était bilingue kabyle- français, et qu’en 1980 le « printemps berbère » est né de l’interdiction d’une conférence de Mammeri. Quinze ans plus tard l’Etat algérien crée un Haut commissariat, puis en 2002 reconnait le berbère comme langue nationale, en 2016 comme langue officielle. Se pose alors la question de l’alphabet utilisé pour l’écrire, en particulier dans les affiches et signalisations de la voie publique: question résolue par une liberté d’utiliser des caractères latins, arabes ou tifinagh… Au Maroc, on rappelle que l’arabisation de l’enseignement vers 1975 s’est réalisée pour « casser » l’influence en milieu enseignant des « marxo- tiers mondistes » francophones, en utilisant des professeurs arabophones venus surtout du Moyen Orient, dont la langue parlée « populaire » était peu compréhensible pour les Marocains. L’usage officiel récent de langues berbères (en fait trois grandes variantes régionales au moins, toutes non écrites) concerne une part de la population plus forte qu’en Algérie. Si bien que des problèmes techniques (pour l’informatique en particulier) se posent: l’Etat marocain a tranché en faveur de l’écriture tifinagh. Dans la pratique enseignant, un gros problème de formation se pose, lié aussi bien aux usages des langes berbères qu’aux usages de l’arabe populaire.
Rappelons le contenu de l’exposition elle-même. Le musée national de l’éducation à Rouen présente pendant un an (avril 2017 : avril 2018) son exposition « L’école en Algérie, l’Algérie à l’école », essentiellement consacrée à l’époque coloniale (1930-1962). https://www.reseau-canope.fr/musee/fr/connaitre/les-expositions/exposition/lecole-en-algerie-lalgerie-a-lecole.html Ce choix permet de montrer comment l’Algérie coloniale a créé les élites modernes, qui gouvernent le pays depuis plus d’un demi-siècle, mais aussi à quel point la politique algérienne de la France a été hésitante et restrictive dans la formation de ces élites. L’abondance des documents disponibles permet une présentation très riche. La contre-partie pour le visiteur est parfois trop de dispersion, la faible visibilité de beaucoup de documents étant accentuée par la petite tailledes pièces ou des notices, présentées avec un éclairage discret.
Revenons à l’essentiel : une affiche de qualité, due à Jacques Ferrandez, des vidéos -27 au total – en particulier deux grands écrans où les orateurs vont à l’essentiel (entre autres, Marc Ferro, grand historien de la colonisation), une thématique ciblée sur ce qu’a été l’école pour ceux qui vont devenir « les algériens », alors que l’effort scolaire principal du gouvernement français portait sur ce qui était une province coloniale de la France. Les documents qui composent le volet « L’Algérie à l’école [en France] » montrent, classiquement, ce que fut la glorification de « l’œuvre de la France », mais aussi l’incorporation à la culture française d’un exotisme, certes mondial, mais dont l’exemple le meilleur est sans cesse cette Algérie située à une journée de bateau de Marseille. L’exposition est accompagnée par un livre qui est beaucoup plus qu’un catalogue d’accompagnement, coordonné par deux responsables de l’exposition, Jean-Robert Henry et Florence Hurowicz (Canopé éditions, 2017, in 4°, 110 p.)
Le livre, plus que l’exposition, fait une part très originale au thème peu connude ce que fut le développement d’un enseignement « franco-arabe » moderne dès 1850. Côté colonial, il est destiné à former dans trois medersas des gens de lois du droit privé musulman (fiqh), mais aussi des interprètes pour l’administration, des cadres scolaires et religieux. Enseignement de qualité qui dès le début du Xxe siècle assure la formation de petites élites algériennes modernes, parfois d’origine sociale modeste, qui vont penser la société algérienne du futur. Mais dans les années 1930- 1960 un autre enseignement moderne franco-arabe voit le jour à l’initiative du cheikh Abdelhamid Ben Badis, fondé sur une réforme moderniste de l’islam. Ces écoles privées, tolérées par l’administration, dépendant des dons des fidèles, atteignent surtout dans les couches moyennes urbaines des jeunes qui souvent suivent cette scolarité en même temps que celle des écoles laïques publiques purement francophones.
Autre chapitre plus détaillé dans le livre que dans l’exposition, les 50 ans de développement de l’école dans l’Algérie indépendante. C’est le temps d’une scolarisation intense : à partir d’une situation où moins de 10% des enfants « musulmans » étaient scolarisés en 1945 (avec un très fort déséquilibre au détriment des filles), les années 1945- 1962 font sans doute monter ce chiffre à25%… dans l’urgence puis dans la guerre. Alors vient l’effort de l’Etat algérien pendant le demi-siècle suivant, dans un contexte de très forte croissance du nombre d’enfants jusque vers 1985. Il aboutit à une scolarisation à peu près complète dès le début du XXIe siècle. Cette scolarisation, à tous les niveaux est un enjeu fondamental de la modernisation de l’Algérie, en particulier en ce qui concerne les modèles culturels et les langues utilisées. En 1962 les effectifs réduits d’enseignants français restés dans le pays sont considérablement renforcés par l’apport des coopérants, majoritairement financés par la France, pour participer à l’invention d’une formation moderne nouvelle (http://alger-mexico-tunis.fr/?p=565 J.-R. Henry a particpé a l’étude de cette invention). Les étrangers et une petite minorité d’Algériens sont aussi accueillis dans des établissements officiels français aux effectifs très fluctuants. Parallèlement s’impose dès 1966 une arabisation de l’enseignement public à tous les niveaux, fluctuante elle aussi, mais n’excluant totalement que l’enseignement scientifique au niveau universitaire. La langue arabe utilisée pose problème, comme le corps enseignant, en partie renforcé à la fin des années 1960 par des maîtres venus du Moyen-Orient. A aucun moment n’aboutissent les projets de prise en compte des langues maternelles non écrites que sont l’arabe dialectal (darija) et le berbère (tamazight). Enfin la liberté est donnée en fait à partir de1989 pour des écoles privées (généralement chères et donc très minoritaires), parfois arabophones, religieuses et liées au Moyen orient, plus souvent francophones et modernistes.
Le bilinguisme réel qui règne en Algérie plus encore qu’en Tunisie et au Maroc est le résultat de cet immense effort de scolarisation dont les contenus n’ont pas effacé l’héritage colonial.