Un même saint pour plusieurs religions ? C’est que bien des saints dans le monde sont révérés depuis bien plus longtemps que les religions qui les portent. Ces religions recréent sans cesse les histoires de ces saints.

Donc des saints « berbères » au Maghreb ont été pris en main par les judaïsmes (puis sans doute par les christianismes ?), puis par les islams… Ces saints ont donc appris à dialoguer avec leurs fidèles en arabe populaire, en darija. C’est pourquoi Simone Bitton, qui a parlé cette langue dans son enfance à Rabat, a pu enquêter sur quelques dizaines parmi quelques 600 saints marocains communs au Judaïsme et à l’Islam.

La cinéaste nous fait ainsi visiter (ziyara) ces sanctuaires, où elle a accédé duement munie de l’autorisation officielle délivrée par l’autorité juive du Maroc. Celle-ci veille sur des communautés qui dans quelques villes groupent quelques dizaines de familles, parfois sans rabbin pour assurer la circoncision des garçons ou le sacrifice des bêtes de boucherie, car la vieillesse et la maladie guettent ces petites communautés. La cinéaste sait que lors de sa pérégrination dans tout le pays la police a surveillé soigneusement ses fais et gestes, sans les entraver en rien.

Comment en est-on arrivé là dans un royaume où vers 1950 plus d’un dixième de la population était juive ? Ils étaient en gros trois fois plus nombreux que les chrétiens, « colons » ou fonctionnaires à l’époque. C’est qu’au contraire des communautés juives (surtout artisans et commerçants) de toute la Méditerranée, implantées presque exclusivement dans les villes commerçantes, la majorité des communautés juives marocaines résidait dans les montagnes du Haut Atlas et du Moyen Atlas. C’étaient des ruraux à la fois agriculteurs, artisans e commerçants, en majorité pauvres et très peu « modernisés ». Bien sûr, toutes les villes avaient aussi leurs communautés juives comparables à celles de tout le sud-méditerranéen musulman. L’émigration a vidé toutes les communautés juives du sud de la Méditerranée, avec comme toile de fond les conflits Israël/ Pays arabes. Pour les juifs urbains, les chaines de solidarité les ont fait aboutir surtout en France et aux Etats-Unis. Pour ceux de l’Atlas marocain ce fut essentiellement Israël. L’Agence juive a mené dans les montagnes  marocaines un travail de propagande largement toléré, voire encouragé, par le Protectorat français puis par le Gouvernement chérifien. Pourquoi partaient-ils ? Parce que c’était la seule modernité qu’on leur proposait, avec l’idée qu’ils seraient chez eux et non plus « invités ».

Voilà comment les mausolées des saints, mais aussi les cimetières juifs du Maroc sont sous la garde de familles musulmanes, qui exercent tranquillement une double piété, maintenant depuis trois générations. Simone Bitton converse avec ces gardiens et nous livre ainsi un panorama émouvant du Maroc populaire, en parcourant des lieux autres que ceux du tourisme : beauté des plaines monotones, des montagnes oubliées, des bords de mer qui s’étirent.

Le Maroc chérifien, depuis une génération au moins, favorise la préservation d’une mémoire juive : restauration de la synagogue de Fès vieille de quatre siècles, ouverture d’un musée juif à Casablanca. Simone Bitton nous montre aussi les tombes de personnages moins appréciés par le Maghzen. Abraham Sarfati, communiste, emprisonné pendant quelque 20 ans (essentiellement pour ne pas avaliser la mainmise du Maroc sur le Sahara occidental). Mais aussi Edmond El Maleh : communiste lui aussi, professeur de philosophie, il s’est exilé en France en 1965 avec sa femme Marie-Cécile Dufour. Veuf, il revient au Maroc vers 2000, où cet écrivain est honoré jusqu’à sa mort en 2010. Le film se referme sur une citation de ce philosophe.

Marie Cécile Dufour et Edmond El Maleh Paris 1995 (?)