« BRÛLE LA MER », film tunisien de Maki Berchache (2014)
Le réalisateur Maki Berchache faisait partie des 25 000 Tunisiens qui ont traversé la Méditerranée vers Lampedusa après la chute de Ben Ali, profitant de la brèche ouverte dans le carcan tunisien. Son film n’est nullement celui d’un professionnel même débutant, il ne correspond pas à l’idée que le public peut se faire d’un film, même en reconnaissant à ce genre une grande liberté, et il n’est pas non plus conforme à ce qu’on attend actuellement d’un film posant le problème des migrants—il serait sans doute plus juste dans ce cas de dire : le problème de la migration. A partir du cas de Maki et surtout de sa parole, c’est en effet la signification même de ce phénomène qui est interrogée par le film, non pas de manière cohérente et construite, mais au contraire à travers un ensemble de propos dont on ne voit pas d’emblée la logique qui les unit.
D’où vient le besoin de migrer, chez un jeune Tunisien comme Maki ? S’agit-il de quitter un pays où il n’y a pas de travail pour aller en chercher dans un autre où il y en a ? Est-ce la volonté de quitter un lieu où l’on est soumis à une insoutenable oppression pour aller vivre dans un autre où l’on se sentira libre (mais encore faudrait-il savoir exactement quel sens le migrant donne à ce mot) ?
La réponse est beaucoup moins simple qu’on ne pourrait croire et en tout cas, à l’origine de ce besoin, il n’y a sûrement pas que des raisons purement matérielles, il faut même admettre qu’on est en présence d’un phénomène en partie mystérieux, ou en tout cas qui ne s‘explique pas d’emblée. La preuve en est dans un paradoxe au moins apparent qui est le point de départ du film. Celui-ci s’ouvre en effet sur le célèbre « printemps arabe » de 2011 parfois appelé révolution du jasmin, en hommage à cette fleur qui est comme l’emblème de la Tunisie. Le film en fait un très vibrant éloge, tout à fait enthousiaste et il ne vient pas à l’idée du jeune réalisateur Maki d’en parler comme d’un échec. Mais alors dans ce cas pourquoi ne pas faire confiance à un avenir qui pourrait être proche, et pourquoi ne pas attendre, si possible activement, l’amélioration espérée pour la Tunisie. ? Pourquoi vouloir à toute force la quitter et au péril de sa vie (les migrants n’ignorent rien du danger) au moment où les choses pourraient s’arranger, voire changer complétement comme le dit si bien le mot « révolution ».
En fait, si logique il y a, elle est tout à fait autre et repose entièrement sur le mot « liberté ». Pour des jeunes gens comme Maki, les deux mots, révolution et liberté, sont à peu près équivalents, et le mot liberté lui-même signifie principalement liberté de mouvement, liberté de déplacement, libre circulation et possibilité d’aller où l’on veut, en tout cas hors de la Tunisie. Sitôt que Ben Ali est renversé, c’est donc comme si le signal de départ était donné, et c’est une véritable frénésie qui s’empare des aspirants à la migration.
Autre paradoxe au moins apparent : les jeunes Tunisiens comme Maki ne sont pas misérables ni sans travail ni sans aucune ressource : il est lui-même guide pour touristes à Zarzis dans le sud de la Tunisie(au sud-est de l’île de Djerba) , et même s’il explique à un moment donné que ce métier lui rapporte ou lui rapportait bien peu, il reconnaît que c’est tout de même un moyen de contribuer au budget familial qui comporte plusieurs sources de revenus, un peu de culture, la récolte des olives, un peu d’élevage qui fournit la viande et le lait, et surtout la pêche, dont il ne nous est pas dit qu’elle est en régression. Par ailleurs Maki ne fait pas du tout état de difficultés familiales qui pourraient expliquer sa volonté de partir.
En revanche ce qui attend les jeunes migrants au terme de leur voyage éreintant et dangereux, lorsqu’enfin ils atteignent Paris, se présente sous le jour le plus sinistre et dissuasif, aucun lieu où loger, aucun travail envisageable, pas un sou en poche, et un accueil ou plutôt un non-accueil tout à fait démoralisant, aussi bien de la part d’anciens touristes venus en Tunisie que de celle de Tunisiens de Paris sur lesquels leurs compatriotes croyaient pouvoir compter. Le risque est grand de tomber dans la délinquance ou dans la clochardisation. Et en dépit d’efforts absolument considérables pour obtenir des papiers, ce qui ne serait d’ailleurs qu’une toute première étape en vue d’un mode de vie moins précaire, la situation de ces garçons semble bloquée.
Il peut arriver que face à ce constat, l’un deux prenne la seule décision raisonnable qui est de rentrer au pays. Mais il semble que ce soit étonnamment rare, alors même que comme Maki, tous se disent insatisfaits, voire trahis et floués. Et pourquoi cela ? Eh ! bien parce qu’ils ont le sentiment qu’ils ont des droits mais que ces droits ne sont pas respectés. On ne voit pas de quels droits il pourrait s’agir, sinon des droits de l’homme en général, une idée qui en effet s’est beaucoup répandue dans le monde d’aujourd’hui. Pourquoi n’auraient-ils pas le droit de vivre en France, et n’est-ce pas là une criante injustice ?
Les associations qui tentent d’améliorer leur sort ne posent pas le problème en termes théoriques mais pratiques—ce qui est en effet la réponse à une urgence, la situation la plus dramatique étant celle des enfants mineurs, arrivés sans aucun parent au terme de vicissitudes indescriptibles. La nécessité d’une action humanitaire s’impose, mais elle ne répond pas à la question posée par le caractère paradoxal de la migration. Un critique a bien montré son ampleur, définissant le film en ces mots : « Il ne s’agit pas d’un documentaire sur
l’émigration ou la révolution, c’est un essai sur la liberté ou plutôt de liberté : une tentative d’évasion réelle et fictive auquel la fabrication d’un film participe, prenant part de ce processus d’émancipation : brûle la mer, les frontières, les lois, les papiers… Qu’est-ce que rompre avec sa vie passée, quitter son pays, sa famille où prévalent encore vaille que vaille des liens très forts de solidarité, d’entraide et un attachement ancestral à la terre, pour rejoindre le monde mythifié et dominé par les rapports capitalistes. Qu’est-ce que : Vivre sa vie ? »
Denise Brahimi
(cet article provient du site de Coup de soleil Rhône-Alpes http://www.coupdesoleil-rhonealpes.fr/category/lire-ecouter-voir)