Editorial
Editorial
Après cette lettre du 1er juin, il n’y en aura plus qu’une pour nous préparer aux vacances d’été. Comme tous les amis de Coup de soleil le savent, ces vacances seront précédées de très peu par l’ événement annuel et attendu qu’est le Maghreb des livres, fixé cette année à l’extrême fin du mois de juin. Il est probable que la Lettre dite du 1er juillet sera légèrement retardée pour rendre compte de l’événement au moins partiellement et selon ses moyens.
Mais pour le moment nous en sommes encore à la Lettre 99, dite du 1er juin, qui suggère un choix très varié de lectures consacrées à telle catégorie sociale et à tels genres littéraires reflétant la diversité de nos centres d’intérêt.
Et tout d’abord la fin d’un cycle puisque nous voici arrivés au 3ème et dernier volume de l’essai historique intitulé « Harems et sultans », somme considérable consacrée par l’historienne Jocelyne Dakhlia à l’évolution du pouvoir et au statut des femmes au Maroc depuis le haut Moyen-âge.
S’agissant des catégories sociales auxquelles s’intéresse Coup de soleil, ce sont ce mois-ci les harkis, grâce aux Actes d’un colloque dirigé par Pierre Vermeren publiés en un volume intitulé « Qui a sauvé des Harkis ? »
Parmi les genres littéraires représentés, il y a un roman « Frapper l’épopée » d’Alice Zeniter dont les préoccupations sont le plus souvent les mêmes que celles de Coup de soleil ; mais aussi de la poésie—quelle chance— grâce au recueil de Salah Oudahar intitulé « Ce pays d’où tu viens » ; ou encore un livre d’une grande originalité, celui de l’historienne Malika Rahal « Mille histoires diraient la mienne ».
Nous évoquons le film de Malik Chibane, qui porte le même titre qu’un récit déjà ancien de Magyd Cherfi, « Ma part de Gaulois ». Non sans vous promettre pour la rentrée le film qui vient d’être récompensé à Cannes et d’y connaître un grand succès, « La petite dernière » de Hafsia Herzi avec la nouvelle actrice qui s’y révèle, Nadia Melliti.
Les deux notes que comporte cette Lettre apportent des informations différentes, l’une sur le travail de Bileh Osman en faveur de Coup de soleil dans le monde universitaire suédois, l’autre contre l’oubli de Jean Pélégri, auteur entre autres du livre et film très émouvants « Les Oliviers de la justice ».
Enfin Michel Wilson se livre à son habituelle « chasse aux BD » en commentant « Le seigneur des rats », du dessinateur tunisien Z, d’après une nouvelle de Gilbert Naccache.
Denise Brahimi
A propos de Boualem Sansal : comme le répète chaque semaine l’émission télévisée « La grande librairie », la place d’un écrivain n’est pas en prison.
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PODCAST
« Et de nous qui se souviendra ? », créé et produit par Nicole Guidicelli, auteure indépendante, est un podcast qui donne la parole aux derniers pieds-noirs. Il est en ligne sur toutes les plateformes d’écoute et de téléchargement (Google Podcast, Apple Podcast, Spotify, Deezer…).
Hommage à une communauté en voie de disparition, il a pour objectif d’aider les pieds-noirs à transmettre. Il s’adresse à leurs descendants, aux enseignants qui souhaitent parler de la guerre d’Algérie, et plus largement à tous ceux qui s’intéressent aux exils et à la résilience. Il interroge l’exil comme acte fondateur ainsi que les questions d’identité, d’invisibilité et d’intégration. Il pose également la question de la transmission et de la mémoire des pieds-noirs.
Le projet a démarré en janvier 2022, année de commémoration du 60e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie.
Pour écouter les épisodes déjà parus : https://podcast.ausha.co/et-de-nous-qui-se-souviendra
« LUI DEVANT », un podcast audio-graphique en cinq épisodes d’Abderazag Azzouz, auteur/réalisateur.
« Lui devant », raconte l’histoire puissante et sensible de deux frères, Amine et Hakim, qui se battent pour l’indépendance de l’Algérie dans les années 1960.
Cette histoire est centrée sur leur parcours difficile et leur lien fraternel indéfectible. Nous les suivons alors qu’ils s’évadent d’un camp de prisonniers proche d’une carrière de marbre exceptionnelle située à Fil Fila, où ils étaient forcés de travailler. Cette carrière de marbre sera déterminante pour leur vie. Amine y vivra ses premières émotions, explorant sa créativité et la naissance d’une passion pour la sculpture. Hakim, quant à lui, y confrontera sa force physique lors de l’extraction de la roche, découvrant sa propre endurance et son courage.
Sortie officielle, le 19 mars 2025
Cliquer ICI pour visionner la bande annonce : https://linktr.ee/podcastime69
LIVRES / BD
« HAREMS ET SULTANS, tome 3, Le temps des harems » par Jocelyne Dakhlia , éditions Anacharsis, 2024
Nous voilà donc parvenus au troisième et dernier volume de ce vaste ensemble, qui en fait retrace l’histoire politique et l’histoire des femmes au Maroc sur près d’une dizaine de siècles, depuis le haut Moyen-âge jusqu’en 1930, lorsque dans le pays colonial (depuis l’installation du Protectorat en 1912) se font sentir les fortes résistances qui le conduiront à l’indépendance nationale (1956).Ce troisième volume est partagé en deux grands ensembles qui constituent les chapitres 6 et 7 de la fresque historique dans sa totalité. Le Chapitre 6 s’étend sur la période 1750-1860, il correspond au moment où sont réunis l’ensemble des signes visibles de ce qu’on peut appeler sans réserve le temps du harem, alors que l’auteure avait montré auparavant beaucoup de réticences pour accepter ce mot. Le Chapitre 7 se déroule à l’époque coloniale ou dans tout ce qui la fait pressentir et y conduit. Cet acheminement est incontestable et entraîne des tensions diplomatiques constantes. A partir de l’installation du protectorat et pour des raisons diverses que l’auteure analyse minutieusement, on voit se désagréger peu à peu et même assez vite ce qui a constitué le monde du harem pendant plus d’un siècle, durée remarquable qui ne l’empêche pas de disparaître corps et bien. Pour employer les mots les plus connus, on peut dire que le temps du Harem est aussi celui de l’orientalisme, à l’égard duquel les peintres (Regnault, Clairin) ont joué un rôle essentiel. Lorsque l’orientalisme se désagrège et devient peu à peu hors de propos, ce sont les idées nationaliste d’une part, féministe de l’autre, qui vont constituer le socle du nouveau système à la recherche de lui-même. Ainsi voit-on dans ce troisième volume de « Harems et sultans » se succéder l’âge d’or du harem et sa disparition.
Il n’est pas inutile de prévenir les lecteurs que le mélange de faits historiques et de préjugés idéologiques qui se trouve mis en circulation au moment de ce passage est parfois, souvent, affligeant d’ignominies diverses, et même s’il est bien clair que l’auteure n’en abuse pas on a souvent le sentiment de patauger dans une sorte de fange bien plus dégoûtante que tout ce qui a été dit ou montré sur les Romains de la décadence (pour reprendre le titre du tableau de Thomas Couture célèbre en son temps : 1847). Il faut sans doute admettre qu’il s’agit d’un de ces moments où les comportements supposés humains, du moins ce qu’on en sait et ce qu’on nous en dit, se sont montrés particulièrement repoussants. Inutile de dire que Jocelyne Dakhlia met en garde même les plus avertis d’entre nous contre les raisons culturelles de notre rejet. On se dit cependant que le monde du harem avait atteint sa propre caricature, et que ces représentations ne pouvaient manquer un jour ou l’autre de voler en éclat. C’est déjà beaucoup qu’il ait duré plus d’un siècle ! Pour préciser cette question de dates, rappelons que ce n’est pas encore de harem qu’il est question dans « Les Lettres Persanes » de Montesquieu en 1721 ; il emploie en revanche le mot sérail de rigueur à l’époque dont parle le tome 2 de « Harems et sultans ».Le temps des harems a connu quelques grands écrivains qui quoique sans pruderie ne cherchent pas à développer les aspects pornographiques de leur sujet. Parmi eux on peut citer Louis de Chénier, négociant devenu diplomate à l’époque de Louis XVI et auteur de plusieurs ouvrages historiques sur les Maures ; ou encore Potocki, grand aristocrate d’origine polonaise et de langue française, écrivain et savant de la fin du 18e siècle. Un des sujets d’étonnement que provoquent pour nous ces lectures est que les contradictions n’en sont pas exclues, on y trouve un mélange d’idées reçues sous forme de réemploi et d’observations beaucoup plus originales. Les femmes de harem sont le plus souvent représentées comme abruties, laides etc. mais en même temps divers exemples montrent qu’elles accédaient au savoir et à différentes sortes d’action. On en arrive à penser que les lecteurs de ces ouvrages désiraient à la fois ce double aspect !
Pour cette période, qui permet de passer au début du 19e siècle, Jocelyne Dakhlia se livre à une analyse complexe et passionnante de l’œuvre inspirée à Delacroix par son passage au Maroc(Tanger) et par Alger.
La conquête de l’Algérie entraîne une sorte de grand dérangement du monde du harem, la manière dont il est bousculé et véritablement violé apparaît dans le grand tableau d’Horace Vernet qui représente la prise de la smala d’Abdelkader par le Duc d’Aumale en 1843, et qui fut solennellement exposé dans les salles d’Afrique du Château de Versailles.
On voit se multiplier les représentations du harem, caïds et hauts fonctionnaires faisant volontiers visiter le leur aux voyageurs occidentaux. Il y a d’ailleurs aussi des visiteuses, qui n’hésitent pas à entrer dans des projets de développement (agricole) du pays, d’émancipation des femmes etc. en sorte que l’idée d’une Marocaine qui travaille se substitue de plus en plus, et définitivement, à celle de l’odalisque. Occidentaux et réformistes du monde islamiste se demandent comment transformer les femmes marocaines en partenaires conjugales progressistes et éclairées. En tout cas l’image de la femme berbère, libre et résistante, se substitue à celle de la citadine passive et voilée. En 1947, la princesse royale Lalla Aisha prononce à visage découvert un remarquable discours à la fois féministe et nationaliste. Désormais, c’est une autre histoire qui a commencé.
Denise Brahimi
« QUI A SAUVE DES HARKIS? Témoignages et matériaux sur une histoire méconnue », sous la direction de Pierre Vermeren, Riveneuve 2024
Ce livre consacré aux harkis par les éditions Riveneuve reproduit les actes d’un colloque de 2022. Sous la direction de Pierre Vermeren, historien spécialiste du Maghreb, il se donne pour tâche de répondre à la question : « Qui a sauvé des harkis ?», des et non pas les harkis puisque un nombre considérable d’entre eux ont péri à la fin de la guerre d’Algérie. Les événements dont il est question se sont passés entre l’été 1962 et le début de l’année 1964.Les communications entendues au colloque sont regroupées en trois grandes parties qui réunissent des témoignages et des travaux d’historiens. Il fallait d’abord répondre à la question : qui sont les harkis ?, ceux qui ont été rapatriés en France à partir de juin 1962 et ceux qui ont d’abord été emprisonnés dans l’Algérie indépendante. On estime que 200.000 à 250.000 (d’autres disent 400.000) hommes musulmans avaient servi dans l’armée française dont 35.000 à 40.000 se sont finalement retrouvés en France après la guerre, en sorte qu’après divers regroupements familiaux ce sont 90.000 personnes parmi lesquels de très nombreux enfants qui tant bien que mal ont été installés, souvent dans des camps, et c’est au prix de très grandes difficultés qu’ils ont réussi à se faire reconnaître comme victimes de la guerre.
Il a fallu pour tout cela qu’ils soient aidés par des hommes, principalement des militaires français (et parfois aussi leurs épouses ) qui ont refusé de les abandonner sur place en Algérie, comme l’exigeaient les ordres officiels. Les auteurs de ceux-ci sont parfaitement connus et sur leur responsabilité, le livre dirigé par Pierre Vermeren est implacable. Le Général de Gaulle n’a pas eu l’ombre d’un remords en exigeant cet abandon dont l’obligation a pris la forme de décrets rédigés par ses deux acolytes, Pierre Mesmer (Ministre des armées) et Louis Joxe (négociateur des accords d’Evian), en mai 1962.
Cependant cet abandon était un manquement grave à l’honneur de l’armée qui s’était engagée vis à vis de ces supplétifs, en sorte que nombre de militaires ne l’ont pas accepté et ont fait le choix de désobéir aux ordres. C’est grâce à eux qu’un nombre non négligeable de harkis ont pu être sauvés (avec leur famille) —un grand nombre des autres ayant été assassinés.L’organisme qui recouvre actuellement toutes les actions en faveur des harkis se dénomme «Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie », soit FM-GACMT . Telle qu’elle apparaît dans ce livre, la dimension mémorielle de son travail regroupe des témoignages et des travaux d’historiens.
Pour ce qui est de la première catégorie, elle comporte de nombreux hommages, parmi lesquels on retiendra deux noms de ceux auxquels ils sont destinés : le Général François Meyer, fait Grand-Croix de la Légion d’honneur par le Président Macron en 2021, et André Wormser officier SAS auteur d’un livre paru en 2009 : « Pour l’honneur des Harkis, 1 an de combats, 45 années de lutte ».
Un des témoignages les plus développés dans le livre, d’autant qu’il est illustré par un important cahier de photos, est celui de Jacques Vogelweith, le dernier officier ayant participé au sauvetage des harkis du camp de Zéralda près d’Alger (départ définitif en avril 1964).
Un jeune historien, Mohamed Amokrane Laradi apporte au livre une contribution originale. Il fait partager ses recherches dans le domaine musical (à propos des sources possibles sur les personnes qui ont sauvé des harkis). Son article reproduit intégralement le texte de plusieurs chansons de l’époque de la guerre d’Algérie, dont l’une de Slimane Azem qui était un adversaire de l’Algérie française. L’exposé que le doctorant fait de sa méthodologie ne peut manquer d’être utile à ses confrères en recherche historique, en tout cas sur la question abordée par le colloque de 2022.
Mais pour l’essentiel l’intérêt du livre n’est pas de présenter des travaux universitaires, il est de composer une galerie de portraits très vivants de personnages d’ailleurs assez divers, dont la plupart sont morts aujourd’hui. On remarque que parmi ces sauveteurs de harkis, beaucoup étaient favorables à l’indépendance de l’Algérie mais pas sous la tutelle autoritaire et unique du FLN.
Tous ceux qui se sont battus pendant des années pour la mémoire et contre l’oubli peuvent estimer qu’ils ont obtenu gain de cause grâce à la loi du 23 février 2022 qui porte reconnaissance de la Nation envers les Harkis.
Denise Brahimi
La ou plutôt les questions ici traitées le sont aussi de manière remarquable dans le film de Philippe Faucon, réalisateur né à Oujda. Paru en 2022, il s’intitule « Les Harkis ».
Et signalons d’ores et déjà à nos lecteurs que deux journées seront consacrées à la mémoire des harkis les 3 et 4 octobre 2025, dans les salons de l’Hôtel de Ville de Lyon.
« FRAPPER L’EPOPEE » par Alice Zeniter, roman, Flammarion 2024
Il y a beaucoup à lire et à découvrir dans le dernier roman d’Alice Zeniter—déjà bien connue pour l’un des cinq précédents, « L’Art de perdre » de 2017. « Frapper l’épopée » est consacré pour une large part à la Nouvelle-Calédonie, cet archipel avec lequel la France a encore aujourd’hui des liens de type colonial. Malgré des tentatives d’accord dont l’exemple fut, dans les années 80 du siècle dernier, celles que mena le leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou (assassiné en 1989), l’opposition canaque continue à manifester son opposition au gouvernement français et à l’état social inégalitaire du pays. Alice Zeniter s’intéresse particulièrement aux Canaques dans ce livre, notamment à travers un couple de jumeaux, jeunes adolescents qui disparaissent à un moment du livre et que va rechercher désormais l’héroïne principale Tass, qui a été leur professeure à Nouméa.C’est certainement Tass qui est la plus proche de l’auteure, malgré d’évidentes différences et transpositions. Il n’est pas facile de définir Tass ou de l’identifier—ce dernier mot prend toute son importance du fait que l’identité est justement, incontestablement, l’un des sujets du livre, mais si l’on peut dire négativement. En effet Alice Zeniter ne croit pas à l’intérêt ou à la validité de cette notion, elle dit et répète que l’identité n’est pas une essence monolithique et le cas de Tass est comme une illustration de cette difficulté à préciser ou à réduire à l’unité ce qu’il en est d’une personne comme elle.
De son prénom, Tass, on apprendra au cours du livre qu’l est une abréviation de Tassadit, prénom féminin d’origine berbère qu’on trouve fréquemment en Kabylie. Cette région d’Algérie est le lieu d’origine du plus lointain ancêtre de Tass, en remontant jusqu’à la cinquième génération. L’ancêtre Arezki a fini sa vie en Nouvelle-Calédonie parce que le gouvernement français du 19ème siècle en avait fait le lieu d’un bagne, au même titre que la Guyane, pour y déporter des condamnés ainsi isolés à 20.000km de la métropole. Arezki a donc été longtemps bagnard avant de devenir un « libéré », sur place évidemment, et dont le sort n’est guère devenu meilleur pour autant.
Tass et derrière elle ou à ses côtés l’auteure du livre recourt beaucoup à l’imagination et à l’empathie pour essayer de retrouver ce qu’a pu être ce passé, mais Tass se sent-elle vraiment la descendante de cet ancêtre dont elle sait réellement si peu de chose ?
Cela fait partie du trou noir d’où sortent parfois, exceptionnellement, des souvenirs du passé englouti, selon certaines croyances canaques. Celles-ci, avec l’histoire de Tass et ses incertitudes, sont le deuxième sujet le plus important du livre.
Les Canaques, qu’on écrit aujourd’hui Kanak, sont le peuple autochtone de la Nouvelle-Calédonie qu’ils occupent depuis plusieurs millénaires. Ils appartiennent à un ensemble de peuples mélanésiens, indigènes de race noire qu’on trouve dans plusieurs îles du Pacifique. Tass est fascinée par cette population qui a toujours été refoulée et malmenée dès que les Blancs ont pris pied, de manière diverse, sur ce qu’ils appellent le Caillou. Elle ne sait autant dire rien sur cette Kanakie qui aspire à son indépendance et qui à ce titre est sévèrement réprimée, en sorte que les surgissements de violence paraissent inévitables.Le problème de la romancière est de ne pas transformer son livre en une sorte d’anthropologie ou d’ethnographie où transparaîtraient ses connaissances récemment acquises sur un pays qui n’est pas le sien. Tout l’art du roman consiste donc à présenter ce savoir—dont nous les lecteurs avons bien besoin—comme une découverte progressive, partielle, aléatoire de ce qui reste jusqu’au bout une énigme. On est d’ailleurs amené à penser que la Kanakie, comme ensemble culturel plongeant dans un passé millénaire, n’est pas vraiment connaissable par les moyens extérieurs que fournissent les sciences humaines. Il y faut beaucoup d’empathie et une sorte de don de soi comme celui de Tass qui finalement renonce à maintenir ses liens avec la France, ce que symbolise la rupture avec son amoureux Thomas.
Alice Zeniter qui a beaucoup réfléchi à l’art du roman, y compris de manière explicite dans « Frapper l’épopée », s’appuie sur ses apparentes lacunes : ne pas savoir très bien ou même ne pas savoir du tout qui elle est, et ne pas savoir davantage qui sont les Kanak, pour faire en sorte que le roman s’écrit à partir de cette double et considérable incertitude. Mais surtout, elle évite absolument la démarche qui consisterait à transformer le livre en pamphlet politique, discours idéologique ou prise de position quelle qu’elle soit. Cependant on ressent, sans qu’il soit besoin de le souligner davantage, ce qui est l’essentiel de son livre. Il s’agit de dire l’incompatibilité fondamentale entre les groupes constitutifs du pays, et parmi ceux-ci le caractère irréductible du groupe qui revendique pour lui-même le nom de Kanakie. Comment surmonter un tel abîme, que des millénaires d’évolution différente voire opposée ont contribué à creuser, sans parler du siècle et demi et même davantage qui s’est écoulé depuis la prise de possession coloniale par la France (1853) ? Il fallait apprendre à coexister mais surtout pas faire disparaître et ignorer. A cet égard, « Frapper l’épopée » est un livre précieux parce qu’il révèle tous les pièges dans lesquels on n’a pas cessé (et on ne cesse toujours pas) de tomber.
Denise Brahimi
« MILLE HISTOIRES DIRAIENT LA MIENNE » par Malika Rahal, éditions EHESS, 2025
Il est difficile de ranger ce livre de Malika Rahal dans une catégorie pré-définie, en raison de la singularité qu’elle revendique pour son propos. On pourrait dire qu’il s’agit d’une réflexion sur la méthode de l’histoire, mais c‘est d’une méthode bien particulière qu’il s’agit. Malika Rahal se définit comme une historienne du temps présent, et d’ailleurs, depuis 2022, elle dirige un Institut consacré à ce type d’histoire, que son livre de 2025 cherche à expliciter. Ayant maintenant atteint la cinquantaine elle a déjà écrit auparavant au moins deux ouvrages importants et un grand nombre d’articles, sans même parler de ceux que provoque et que continuera sûrement à provoquer ce dernier livre.En fait, ce qui l’a fait connaître et promue sur la scène historique est celui qu’elle a fait paraître en 2010 « Ali Boumendjel 1919-1957 » ; elle le consacre à la personnalité de cet avocat militant nationaliste assassiné en 1957, en pleine guerre d’Algérie, en sorte que les autorités de l’époque n’ont pas manqué de proclamer officiellement la thèse du suicide. On sait que celle-ci a été officiellement démentie par le Président Macron reconnaissant en 2021 qu’Ali Boumendjel avait été torturé et assassiné par l’armée française en Algérie.
Ce travail est un exemple de ce qui est la motivation principale de Malika Rahal, la lutte encore et toujours à mener contre le colonialisme, et pas seulement en Algérie. De la manière la plus actuelle, elle se montre engagée dans ce même combat à propos des événements de Gaza, la question palestinienne étant d’ailleurs depuis longtemps au cœur de ses préoccupations. Mais on hésite à parler de son travail comme on le ferait pour d’autres historiennes et historiens, si engagés soient-ils, tant il est évident qu’l ne s’agit pas seulement pour elle d’une prise de position politique ou idéologique. Et sans doute peut-on utiliser pour mieux la comprendre ce qu’elle donne comme sous-titre à son dernier livre : « L’historienne, les témoins et leurs récits ».
Le rapport aux témoins est tout à fait fondamental dans sa façon de travailler. L’avantage et la singularité de l’histoire du temps présent est qu’elle permet de retrouver nombre de témoins encore vivants, et de leur faire raconter ce dont ils ont été souvent eux-mêmes les acteurs. Le matériau du travail historique est constitué par les témoignages ainsi conçus, ce qui implique une grande exigence dans la manière de les recueillir. En fait ce dernier mot paraît faible ou même inexact, car il ne s’agit pas seulement de retrouver les gens et de les entendre, mais pour ainsi dire de fabriquer et de faire revivre l’histoire avec eux. Ce qui implique une participation très active de l’historienne à cette élaboration.Il est évident que pour Malika Rahal, le « je » n’est pas haïssable, il est même indispensable— ce qu’il ne faudrait pas confondre pourtant avec une propension à gonfler les éléments autobiographiques. On en trouve quelques-uns dans « Mille histoires(…) » mais sans excès, en tant qu’ils sont une connaissance utile voire indispensable pour le lecteur concernant son interlocutrice. D’ailleurs le destin particulier de Malika Rahal fait que ces informations sont à la fois plaisantes et intéressantes. C’est le cas pour ce qu’elle dit de sa famille maternelle, d’origine américaine, installée dans un Etat du Midwest des Etats-Unis, le Nébraska : rural et agricole, il est connu pour être très conservateur.
Côté paternel, elle évoque la ville de Nedroma, dans la wilaya de Tlemcen. Mais on chercherait en vain du régionalisme dans son rapport au monde arabe, qu’elle a beaucoup parcouru, la Syrie par exemple. Il lui fallait donc acquérir de la langue arabe une connaissance qu’elle n’avait pas au départ, et c’est encore un travail (long et difficile) qui s’est ajouté à tous ceux qu’elle a cumulés pendant des décennies.
Quoi qu’il en soit, on comprend l’idée qu’elle se fait d’une historienne du temps présent : il s’agit pour cette personne-là d’une indispensable et totale implication dans les sujets qu’elle traite, en sorte que n’a aucun sens pour elle l’idée émise par d’autres historiens d’une nécessaire mise à distance ou objectivation. Et sans doute ne peut-on pas dire non plus qu’un tel métier s’apprend ( même si son livre apporte la preuve du contraire ?). On pourrait en parler en ces termes s’il s’agissait d’une science ou d’une méthode, mais ici on a davantage l’impression d’assister, de la part de l’historienne, à une démarche existentielle. Pour les témoins comme pour elle-même, on peut aller jusqu’à dire que ce qui compte n’est pas la validité ou l’exactitude de la remémoration, mais plutôt une sorte de reviviscence, qui trouve sa preuve en elle-même. Ce qui compte est l’aptitude à vivre ou à revivre une vie, ainsi s’explique le foisonnement des nombreux témoins et l’abondance des rencontres qui prennent le plus souvent la forme amicale, voire intime lorsqu’il s’agit d’autres femmes.
Sans aucun doute, l’exemple de la démarche proposée par Malika Rahal est original ; très personnel, il n’en est pas moins convaincant.
Denise Brahimi
« CE PAYS D’OU TU VIENS, LES GALETS DE L’OUBLI » par Salah Oudahar, Editions d’en bas, Collection A plus d’un titre , photographies, avril 2025
Ce volume est la suite évidente et s’inscrit dans une volontaire intention de continuité avec le précédent paru en 2021 sous le titre « Les Témoins du temps et autres traces ». La présentation de ces deux « Cahiers de poésie » est étonnamment semblable, elle fait alterner photographies en noir et blanc et poèmes dont on a envie de dire qu’ils ne le sont pas moins, tant il est vrai que leur graphisme à la fois ferme et discret ne prend appui sur aucun effet surajouté : comme si la matérialité du monde n’avait pas besoin et même surtout pas, du pittoresque pour d’imposer.Les éléments toujours les mêmes sont la mer et les vagues, le sable, les rochers et les galets, et quelques rares présences humaines vues de loin, comme pour rappeler qu’en effet les humains existent aussi dans ce monde d’où ils semblaient d’abord absents. Cette sorte de mention est insuffisante pour qu’on puisse parler d’individus ou de personnes, est-ce cependant tout fait la même chose que les galets ou les vagues, ce point reste incertain.
Pour préciser davantage ce qu’il en est de ce rapport présence /absence et de cette matérialité tangible qui cependant tend vers l’abstraction, il faut sans doute s’interroger sur les différentes sortes d’absence et situer parmi elles celle qui apparaît ici à travers les images et les mots. Celle qu’on ressent ici ne comporte pas le sentiment qu’elle est irrémédiable et que rien ne viendra jamais la combler. On la ressent au contraire comme proche d’une présence qui n’est jamais loin, bien qu’elle se contente d’être suggérée. On pourrait parler d’une présence qui était encore là, semble-t-il, il n’y a pas longtemps. C’est ce que disent les fenêtres désormais closes voire barricadées mais dont il est clair qu’elles ne l’ont pas toujours été. Et leur manière d’être là ne signifie pas, bien au contraire, que le monde auquel elles appartiennent ou appartenaient est en train de se fondre dans l’oubli.
Eh ! non, on ne disparaît pas si facilement ! Car oui, il y a l’oubli mais aussi les traces dont parlait le titre du volume précédent (« Les témoins du temps et autres traces »). En sorte que les galets, présents au titre de celui-ci (« Les galets de l’oubli »), sont d’une totale ambiguïté, d’une double nature dirait-on, c’est-à-dire d’une très dense matérialité en même temps qu’impersonnels, insituables, échappant à toute prise et toute assignation ; et l’on pourrait y voir le symbole de ce qu’est la poésie selon Salah Oudahar, en reprenant ses propres mots : aussi enivrante qu’intemporelle.
Se trouve alors abordée la question de savoir si cette poésie est triste, nostalgique par exemple, comme on le dit souvent pour les grands romantiques à la manière de Lamartine et de son célèbre « Lac ». Exemple qui prouve à quel point la nostalgie est une posture poétique complexe, choisie à une certaine époque et par certains poètes, et qu’elle n’est pas forcément, comme on aurait tendance à le croire, l’expression universelle du sentiment le plus naturel et le plus spontané qui soit.L’idée à laquelle nous conduit ici le poète est que parler au passé ne doit pas être forcément synonyme d’une expression de tristesse. Il est bien vrai que cette appartenance à un temps révolu joue certes comme une limite, qui retient et contient l’expression des sentiments. Un autre nom possible de l’absence viendrait du fait que le lyrisme, qu’on attendrait peut-être, n’a pas ici sa place. Autre est la manière que le poète s’est choisie.
Entre les évocations du passé et celles de ses traces au présent, le poète veut garder son impartialité, il nous incite à les regarder, comme il le fait lui-même, dans l’idée que les unes et les autres ne sont pas moins vraies. Ce qui se dégage du passé ne lui est pas forcément attaché ni enfermé pour toujours comme c’est le cas chez certains poètes, obsédés par le sentiment du «nevermore » : le jamais plus.
Ce que Salah Oudahar donne plutôt à ressentir ici est que le souvenir du passé peut se dissoudre dans un sentiment d’éternité, qui est évidemment tout autre chose que celui d’une rupture avec le présent. L’opposition entre ces deux modalités du temps, passé et présent, n’est pas forcément le dernier mot de la poésie. Quel serait donc celui-ci, à suivre le poète Salah Oudahar là où il nous entraîne par ses images et ses mots ?
A dire vrai, il nous laisse le choix : sont-elles définitivement fermées, les fenêtres et leurs persiennes ? Ou sont-elles au contraire le signe d’une ouverture toujours possible ? Ou pour le dire encore autrement, la mémoire est-elle un champ clos ou au contraire une mémoire vivante, qui se trouve englobée sans rupture dans une totalité?
Denise Brahimi
« LE SEIGNEUR DES RATS » de Z, d’après la nouvelle de Gilbert Naccache Editions ALIFBATA 2025
Les éditions Alifbata, dont nous rendons fidèlement compte des publications d’auteurs maghrébins, continuent vaillamment à nous faire partager la richesse et l’inventivité des auteurs de BD du sud de la Méditerranée. Elles seront invitées ce mois-ci au Lyon BD Festival (13/15 juin). Notre association saisit cette occasion pour inviter à Lyon le 12 juin Simona Gabrieli, qui les a fondées, afin qu’elle nous fasse découvrir Alibata, les œuvres qu’elles ont fait connaître au public francophone, et tout particulièrement cette dernière BD. L’auteur, Z, devrait se joindre à nous en visio-conférence. Ce dessinateur mystérieux, cache son identité, pour protéger sa liberté de ton et de créativité qu’il déploie depuis 2007, notamment dans son blog Debatunisie.com.
Ce bel album (soulignons une fois de plus la qualité éditoriale d’Alifbata) est issu d’une nouvelle de Gilbert Naccache. Figure emblématique de la gauche tunisienne, il a payé très cher son opposition au régime de Bourguiba puis de Ben Ali. Emprisonné de1968 à 1979, puis en liberté conditionnelle jusqu’à la révolution de 2011, c’est en prison qu’il commence à écrire, d’abord sur des emballages de cigarettes Cristal, titre de son ouvrage de 1982. La nouvelle Le seigneur des rats, écrite pendant sa détention à Bordj-Roumi en 1976 paraît dans le recueil Le ciel est par dessus le toit, contes et poèmes de prison et d’ailleurs (Paris, éditions du Cerf, 2005). Gilbert Naccache est mort en 2020.
La nouvelle est inspirée d’un petit incident arrivé dans sa cellule, l’apparition d’un rat que son chat Appollo n’a pas daigné pourchasser. Il en a tiré une fable impressionnante que la palette de Z a su à merveille restituer.
Au bord d’un plage, des baigneurs trouvent une boîte de pharmacie qui contient le carnet manuscrit d’un professeur d’histoire. Il raconte l’arrivée de rats d’abord dans son appartement dont son chat Nénuphar laisse paisiblement piller le garde manger, mais même vient le menacer… comme pour les protéger. La scène se reproduira les jours suivants, les rats prolifèrent, la population s’inquiète, les journaux parlent du phénomène lié à la destruction d’un théâtre ou d’un mystérieux conteneur chinois avec une nouvelle race de rats… Le professeur est de plus en plus hanté par ces rats, qu’il voit partout. Les informations parlent de ce même phénomène dans d’autres pays… Le récit du carnet, dessiné en noir, gris et blanc s’intercale avec le groupe de baigneurs sur leur transat, en couleurs, qui lisent et commentent leur lecture. Ils voient arriver au loin un voilier avec des pavillons de détresse.Les autorités, incarnées par des militaires en uniforme affichent leur incapacité à trouver des solutions. Les supermarchés se vident, du fait des rats et des consommateurs. Le professeur essaie de protéger ses livres en partageant ses repas. Il traite son chat Nénuphar de collabo… La situation se détériore en guerre civile entre humains, entre rats et humains… Les habitants reçoivent des offres de mise en vente de leurs appartements pour des lieux abrités des rats. Des visites de soldats viennent contrôler qu’on ne nourrit pas les rats. Le professeur écrit : « Aucune île perdue, aucune planète ne servira d’abri à à une civilisation humaine aussi corrompue… ». Le carnet montre ainsi une société qui se détériore de plus en plus rapidement.
Les lecteurs sur la plage cherchent qui incriminer pour ce désastre.
Des infections microbiennes se multiplient. Mais très vite il apparaît que les rats meurent aussi en grand nombre « Ainsi les rats ont-ils été aussi fous que nous qui avons détruit la terre et nos ressources d’existence, et instauré le paradis des rats qui devait causer notre perte… ».
Le professeur renonce à profiter de l’exode pacifique que lui propose la banque, et essaie de survivre encore un peu pour voir la fin des rats. Les derniers mots de son carnet indiquent que Nénuphar se met à tuer les quelques rats restants.
Sur la plage, le voilier accoste… Mais ce serait criminel de raconter la fin.
Un conte philosophique ? Sans grande lueur d’espoir. Mais qui nous parle, en 2025 !
Michel Wilson
FILMS
« MA PART DE GAULOIS » film réalisé par Malik Chibane 2024 d’après le récit de Magyd Cherfi
Le récit de Magyd Cherfi n’est pas récent puisqu’il date de 2016. A l’époque il était déjà un chanteur connu, fondateur du groupe « Zebda » et engagé politiquement du côté de la gauche. « Ma part de Gaulois » est un récit autobiographique qui fait la part belle à la mère du narrateur. Le film de Malik Chibane est peut-être inspiré par le fait que Magyd Cherfi est revenu récemment sur son personnage favori dans un récit intitulé « La vie de ma mère ». Mais on a surtout l’impression que le réalisateur —dont le succès a été assuré dès son premier film, « Douce France » en 1995—a désiré collaborer avec la magnifique actrice Adi Bendimerad, pour lui faire incarner la mère du jeune héros Mourad Chakraoui pendant son enfance et son adolescence, et jusqu’à la réalisation du rêve qu’elle avait fait pour lui.Ce rêve est celui d’une réussite par l’école, plus précisément par l’obtention de ce sésame qu’est en France le baccalauréat. Sa réalisation est une grande première dans l’histoire des banlieues peuplées d’immigrés, le sentiment dominant, exprimé par le père du jeune Mourad, étant que ces derniers, en l’état actuel des choses, ne peuvent espérer autre chose qu’un emploi de manutentionnaire. C’est donc un grand défi que sa mère Nacera, incroyable de volonté et d’obstination, se lance à elle-même, à toute la famille et même à tout l’entourage, non sans entraîner avec elle un certain nombre de partisans attachés à sa cause, et qui partageront sa victoire.
On sait que le récit est inspiré de faits réels qui se sont passés dans les quartiers Nord de Toulouse lieu de toute l’action ; Ils nous font remonter aux années 1970-1980, si l’on se fie au fait que Magyd Cherfi lui-même est né en 1962 et que l’un des événements majeurs qui se produit vers la fin du film est l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, en 1981. Le cadre historique pendant lequel se déroule l’action est donc clairement posé, étant entendu qu’à partir de là, les deux créateurs, écrivain et cinéaste, se sont accordé une part de liberté. Et pour ce qui est du film, il repose sur quelques partis-pris du réalisateur, d’emblée visibles et continûment maintenus.
L’un de ceux-ci est de faire en sorte qu’un humour se dégage toujours des situations et des propos tenus. Ce dernier est inhérent aux dialogues entre la mère et le fils, ce dernier, Mourad, étant beaucoup plus raisonnable qu’elle, ce qui en soi est un renversement amusant et inattendu. Autre personnage chargé d’assurer la dimension humoristique du film, c’est le père dont le rôle est confié à Lyès Salem, qui s’est fait connaître et apprécié dès ses débuts comme acteur comique (« Mascarades » 2007, « L’Oranais » 2013). Quelques personnages secondaires sont eux aussi divertissants.Mais surtout c’est par une décision originale et évidente du réalisateur que toute dramatisation et tout misérabilisme sont exclus du film. Il est impossible de ne pas s’en apercevoir tant il est vrai que cette attitude, déterminant la tonalité du film, est rare sinon exceptionnelle. Pour résumer en un mot la caractéristique générale des films dits de la deuxième génération, il s’agit d’une illustration souvent très douloureuse du patriarcat sous une forme exacerbée par le fait que les pères, humiliés dans leur vie professionnelle en tant que travailleurs immigrés, n’ont d’autre revanche possible que la violence exercée aux dépens de leur famille. Dans le meilleur de cas, les enfants finissent par fuir et s’émanciper mais les mères, elles, n’ont ou n’avaient d’autre ressource que subir ce pouvoir incontrôlé (et d’après certains exemples, l’expression « jusqu’à ce que mort s’ensuive » n’est pas à prendre au sens figuré). Dans la famille sur laquelle règne Adi Bendimerad, inutile de dire que le mot patriarcat n’aurait aucune place, ce sont toutes les formes que peut prendre le pouvoir d’une femme qui nous sont au contraire montrées, y compris sur la question si épineuse de savoir qui détient l’argent. N’était-elle pas la Reine dans le film d’elle et avec elle qui a été un de ses grands succès : « La dernière Reine » en 2022. Elle y était à la fois co-productrice, co-scénariste, co-réalisatrice et actrice !
Il se pourrait que le réalisateur se facilite un peu les choses en nous montrant une famille d’un bon niveau de vie où l’on ne sent pas les effets d’une éventuelle pauvreté. Sans doute s’agit-il d’une certaine idéalisation volontaire pour éviter toute trace de naturalisme « à la Zola » ; faut-il aller pour autant jusqu’à parler de « feel good movie » pour reprendre les mots anglais destinés à parler d’un film délibérément euphorisant ? On dirait plutôt que le réalisateur est bien décidé à ne pas s’enfermer dans un strict réalisme et l’on voit bien à la fin du film que son choix est d’intégrer la part du rêve et de l’envol vers la joie : la dernière image est justement celle de la mère qui vient d’apprendre à rouler en bicyclette et s’émerveille d’avoir découvert cette liberté. C’est sur les ailes de celle-ci que le film finalement, choisit de s’envoler, pour en finir avec ce monde de contraintes qu’il faut savoir refuser, c’est un combat pour y parvenir, mais c’est tout de même et aussi un choix. D’où la répétition de ce dernier mot qui est ici synonyme de liberté.
Denise Brahimi
DIVERS
Note sur Bileh Osman et Coup de soleil
L’association Coup de soleil, représentée par la lettre franco-maghrébine mensuelle, va bientôt faire son entrée dans le monde universitaire suédois, à l’instigation de notre présidente en Aura Esma Gaudin Azzouz et grâce à Bileh Osman qui a été un temps stagiaire à Lyon. Voici comment il se présente lui-même, pendant ce stage et dans la suite qu’il va lui donner en Suède en tant qu’étudiant :
– « Je suis venu à Lyon le 27 janvier 2025 et je suis reparti en Suède le 11 mai 2025. Pendant mon séjour à Lyon, je faisais un stage à l’association Coup de soleil en tant qu’étudiant stagiaire, c’était mon stage de fin d’études de niveau licence. Je fais des études de sciences politiques et de langues spécialité français.– « Mon statut sera celui d’étudiant jusqu’au 15 juin 2025, moment où j’aurai fini ma licence à Linnaeus University dans la ville de Växjö dans le sud de la Suède ».
– « Je vois mon rôle comme celui d’un lien actif entre Coup de soleil et les universitaires suédois, notamment à Linnaeus University, afin de favoriser échanges et collaborations autour des thématiques portées par l’Association. Ma professeure, Nathalie Hauksson Tresch, jouera aussi un rôle clé : elle a accepté d’utiliser la Lettre culturelle franco-maghrébine dans ses cours et souhaite la partager avec ses collègues pour l’intégrer plus largement à l’université ».
On ne peut que remercier Bileh Osman de donner par là un écho aux travaux de Coup de soleil, en espérant déboucher à plus long terme sur une féconde collaboration.
Denise Brahimi
Note sur « Les Oliviers de la justice »de Jean Pélégri
La chaîne TV5 a rediffusé pendant ce mois de mai 2025 un film tourné en 1962 (date historique s’il en est pour qui connaît l’histoire de l’Algérie !) par le réalisateur James Gray d’après le roman autobiographique de l’écrivain Jean Pélégri écrit et publié peu auparavant en 1959. Jean Pélégri était aussi cinéaste, réalisateur et acteur. Dans le film de James Gray il joue le rôle de son propre père, en fin de vie et jusqu’à son enterrement.
S’il vaut la peine d’en parler c’est que toutes les occasions sont bonnes de revenir sur »Les Oliviers de la justice », roman et film. Ce dernier est parfois difficile à suivre, du fait de difficultés de tournage que les dates expliquent (septembre 1961-février 1962), mais il n’en contient pas moins des moments d’une grande beauté. Et pour ce qui est du roman, il est constamment émouvant, unique dans la représentation qu’il donne de l’Algérie coloniale (vécue et non reconstituée) et sans doute le plus beau témoignage que l’on ait sur cette période et sur ce mode de vie.
Mohammed Dib a souvent dit qu’il considérait Jean Pélégri comme son ami et son frère. Leurs vies se superposent exactement, de 1920 à 2003. Mohammed Dib aurait sûrement voulu partager avec son ami les hommages qui viennent de lui être rendus en grand nombre, et à si juste titre. Puisque le nom et l’œuvre de Jean Pélégri ne lui ont pas été associés, il faudra trouver une autre occasion de rappeler que « Les Oliviers de la justice » sont un très beau livre, à ne pas oublier.
Denise Brahimi
- Mardi 3 juin 2025 Intervention Mémoires croisées de la guerre d’Algérie au Lycée Albert camus de Rillieux la Pape
- Vendredi 6 juin Intervention Mémoires croisées de la guerre d’Algérie au collège Louise de Savoie à Pont d’Ain
- Jeudi 12 juin 10h30 Spectacle Gisèle Halimi L’avocate insoumise de la Compagnie Novecento à la MJC de Givors, Nadia Larbiouene.
- Jeudi 12 juin 19h rencontre avec Simona Gabrieli, des éditions Alifbata et échanges en visio avec le dessinateur Z à la Maison des Solidarités internationales de Lyon 215 rue Vendôme 69003 Lyon
- Samedi 28 et dimanche 29 octobre Maghreb des Livres à l’Hôtel de Ville de Paris