
Vers 1950, à 17 ans?
Les 23 entretiens de Mohamed Harbi (60 à 90 minutes chacun), disponibles sur YouTube depuis 2022 (quelque 38 heures d’écoute), forment un témoignage exceptionnel sur l’histoire de l’Algérie depuis les années 1940 (Harbi est né en 1932).
Ce militant politique, cet historien, a une capacité inusitée à raconter, interpréter, mais aussi à mélanger des vues synthétiques et des anecdotes souvent puisées dans les « choses qui ne sont pas bonnes à dire ».
Après avoir publié un premier volume de ses mémoires (Une vie debout, 2001), c’est sans doute sa progressive cécité qui l’a conduit à utiliser l’entrevue orale pour reprendre et prolonger sa réflexion sur son passé, sa famille, son milieu, sa vie de militant dans les sociétés française et algérienne.
Des deux interlocuteurs de ses entrevues, l’un (Robi Morder, né en 1954) est un militant d’extrême-gauche, spécialiste des milieux du syndicalisme étudiant, l’autre (Bernard Richard) sans doute un historien (né en 1941 ?). Il est clair que leurs questions, voir leur aide quand l’auteur a un trou de mémoire, témoignent de leur fine connaissance de l’histoire algérienne.

Cadrage des entretiens diffusés sur Youtube
La mise en scène des entrevues révèle un travail rigoureux. Harbi expose et raconte en position de conférencier avec comme arrière-fond sa bibliothèque. Mais on le voit aussi dans un salon annexe en train d’écouter son propre récit pour le commenter, le préciser, le nuancer. Chaque fois que Harbi cite un personnage peu connu, le nom de celui ci est écrit en sous-titres. On est pris par la voix douce, lente, d’un homme lucide, cultivé, enjouée et ironique.
Le travail de ses entrevues, commencé en 2012, a été « publié » en 2021 et mis en ligne sur YouTube en 2022. Ci-dessous quelques commentaires sur les premiers épisodes. Que chacun, après sa propre écoute, vienne enrichir la présentation de cette œuvre attachante. Merci d’avance pour votre dialogue avec Harbi.
Voir le résumé des épisodes fourni par l’éditeur https://www.syllepse.net/syllepse_images/mohamed-harbi–me–moires-filme–s–sommaire.pdf
N°1 Dans cette description de la bourgade de EL Arrouch, à 20 km au sud de Skikda (alors Philippeville), au tournant des années 1940, l’osmose coloniale complexe où la piété musulmane fait face à celle du petit noyau catholique qui renforce ses processions avec la venue des quelques familles des fermes isolées. Seule l’école primaire laïque réunit la totalité de la minorité européenne avec une petite partie de la majorité algérienne.
N°2 Le 8 mai 1945 marque la grande fracture du système colonial, en fait déjà ébranlé parce que la puissance coloniale française a été profondément mise en question par la défaite de 1940. Dans cet est algérien où vit le jeune Harbi, les massacres de Sétif et Kerrata font suite à des émeutes rurales violentes, tandis que ceux de Guelma, qui touchent directement sa famille, sont une opération préventive des européens contre les élites musulmanes locales.
N°3 La description de la structuration du nationalisme algérien dans les années 1945- 53 insiste sur la mise en question des notables musulmans par la plèbe. Les lycéens de Skikda qui militent s’adressent essentiellement à cette plèbe. Le « travail » consiste à la lecture – commentaire de la presse du MTLD et au recrutement de nouveaux militants. C’est au contact des militants syndicalistes ou / et communistes (essentiellement européens) que ces lycéens acquièrent une culture politique. Ces milieux plébéiens, plus encore à la campagne qu’en ville, ont une culture issue des confréries, essentiellement autoritaire et religieuse. L’OS (Organisation spéciale) du MTLD constitue dès 1948 une petite élite de troupes de choc préparant une lutte armée, vivant en clandestins, et provenant surtout de ces milieux plébéiens, y compris les « mauvais garçons » du port, d’ailleurs bien plus nombreux que les ouvriers d’entreprises, pris en main par le syndicalisme.
N°4 Dans cette longue séquence, Harbi décrit sa vie militante d’étudiant à Paris à partir de l’été 1952, mais aussi plus encore l’extrême complexité des scissions au sein du parti de Messali Hadj qui aboutissent à la création du FLN (printemps 1954), au déclenchement de la lutte armée, puis à la lutte armée des maquis en Algérie. Cette lutte dépend essentiellement des fonds récoltés en France auprès des Algériens qui y travaillent.
De sa vie d’étudiant histoire, il nous dit très peu : la rencontre de l’historien de la Chine Jean Chesneaux, lors de sa première année universitaire, en propédeutique, 1952 – 53. Si la majorité de ses condisciples maghrébins à Paris doivent survivre de « petits boulots », lui grâce au subsides de son père peut se consacrer à plein temps à son travail : l’essentiel pour lui est de militer. Pour se loger à Paris, il faut une chambre : on cherche une place en maison communautaire dans une ancienne maison de tolérance.
La description des osmoses de la militance et de la lutte, entre l’Algérie, ses villes et ses maquis, et les villes françaises, est compliquée par les hésitations et improvisations des individus qui pour la plupart sont issus du messalisme (mais d’autres proviennent des oulémas, du parti communiste, des partisans de Ferhat Abbas), qui créent les nouvelles structures et y adhèrent, sans toujours abandonner leurs allégeances antérieures. Le FLN, par son antériorité dans la lutte armée, bénéficie d’un dynamisme qui lui permet, à partir de très peu, de recruter les hommes, de drainer les financements, de se procurer des armes souvent fournies, de force ou non, par ses concurrents. Si chacun voudrait imposer l’hégémonie à son profit, c’est le FLN dans son intransigeance assure peu à peu sa main mise sur les syndicats, les ouvriers, les commerçants algériens vivant en France.
Le milieu étudiant, malgré la consigne de grève illimitée proclamée par le FLN en 1956, continue en fait à se développer. Le gouvernement français favorise cela par une multiplication des bourses.
N° 5 Harbi, étudiant à Paris, est chargé des contacts (d’explication et de propagande, en particulier pour contrer le MNA) avec les milieux intellectuels de gauche, allant des chrétiens aux « extrêmes » en passant par les communistes. C’est dès sa période lycéenne de Philippeville qu’il a rencontré le professeur d’histoire, trotskiste passé ensuite à Socialisme ou Barbarie (ou il signe Pierre Brune), Souyri. Harbi remarque que à aucun moment le FLN n’envisage d’autre interlocuteur politique français que le gouvernement en place.
(Claude Bataillon)