L’avénement d’un Etat indépendant moderne au Maroc ne s’est pas fait sans douleur, mais ce fut une crise brève où les nationalistes marocains ont été soutenus contre le parti colonial français par toute une élite, marocaine et française, pour une monarchie alors vécue comme une force de progrès, au profit d’un jeune monarque qui devient un héros national.
Robert Barrat, Justice pour le Maroc, Seuil, 1953
Hervé Bleuchot, Les libéraux français au Maroc (1947-1955), Ed Université de Provence, 1973
Anne-Marie Rozelet, Passeurs d’espérance (Français libéraux dans le Maroc en crise, 1945- 1955), Afrique Orient (1996?)
C’est essentiellement grâce aux livres ci-dessus, puisés dans la bibliothèque de Habib, que j’ai compris ce moment essentiel. La crise du système colonial français de l’avant guerre d’Algérie s’est polarisée sur la situation marocaine : Pourquoi ? Parce que le Maroc est de toutes les « possessions » françaises le « pays » qui est le mieux identifié comme un Etat, mais aussi comme une nations. Les réflexions à ce sujet de Levy Provençal, vers 1952, sont significatives : « Est-il exact qu’on doive considérer le nationalisme marocain comme une rupture avec la tradition de l’Islam ? Il est bien évident que non si l’on se place une fois de plus, ce qui est ici le seul objet visé, dans le cadre historique. Le Maroc, qui est demeurée jusqu’au Xxe siècle entièrement attaché à des institutions archaïques qui correspondent à l’idéal du droit public musulman, qui s’est toujours montré le champion d’une orthodoxie religieuse intangible, n’en a pas moins été, et cela depuis près de 500 ans, le seul pays d’islam qui ait eu la notion, assez confuse sans doute, qu’il constituait une nation. Menacé dans son existence même par le péril turc à l’est et par la pression hispano-portugaise sur son hinterland maritime, il s’est enfermé dans ses frontières, a pris du même coup conscience de son unité politique et ethnique, et a vu s’éveiller, au moins parmi ses élites religieuses et lettrées, dès cette époque, un véritable sentiment national. Qu’il revête aujourd’hui une forme modérée ou une forme outrée, le nationalisme marocain peut ainsi se réclamer d’une tradition séculaire. »
Toute une série d’intellectuels en France, de gauche ou non, inquiets de l’immobilisme colonial de la IVe République se mobilise devant la menace de l’exil du Sultan, en se réunissant pour constituer un Comité de France Maghreb. Le bureau déclaré en juin 1953 : François Mauriac, Georges Izard, Charles-André Julien, Louis Massignon. Les premiers signataires sont quelque 38 : politique, église, université, écrivain. L’extrême-gauche communiste n’est pas conviée ou a décliné dans ce moment de guerre froide établie. Trois mois plus tard le Sultan était déposé « sous la pression des tribus » et devenait du jour au lendemain un héros surnaturel que chacun pouvait contempler la nuit dans la figure de la lune. La mise en forme d’une protestation, au Maroc même, chez les Français libéraux a des origines presque aussi anciennes que le protectorat lui-même. Anne Marie Rozelet nous en retrace l’histoire. Jacques Berque, fils d’un haut fonctionnaire du Gouvernement général en Algérie, Jacques Reitzer, entrepreneur, Guy Delanoë, médecin, ont grandi dans le milieu « colonial », sont tous des républicains avec des préoccupations sociales. C’est autour du journal Maroc Presse, passé aux mains des « libéraux » que Antoine Mazzella peut coordonner le mouvement, alors que la presse syndicale proche du Parti communiste a été éliminée. En mai 1954 est publiée la liste des 75 signataires de la Lettre au Président de la République française demandant le retour du Sultan « légitime ».
Liste des 75 et leurs soutiens: https://coupdesoleilsud.fr/wp-content/uploads/2022/03/Maroc-liste-75-complements.pdf
Tous sont « Français nés au Maroc ou y résidant depuis longtemps ». Aucun signataire d’extrême gauche n’est retenu. Presque tous appartiennent aux couches élèves de la société coloniale et revendiquent des métiers de responsabilité ou des titres respectables dans l’armée, l’administration, l’enseignement. 54 autres signataires d’une notoriété comparables ont appuyé la lettre par leur signature postérieure. En juillet 1954 ce sont 128 personnalités marocaines qui adressent une lettre au Résident, puis les 40 oulémas de Fés qui demandent le retour du Sultan. Au Maroc, les 75 sont à l’origine en juin 1954 du mouvement Conscience française. En 1955 une conférence nationale de personnalités françaises et marocaines amorce des solutions à Paris. L’industriel Jacques Lemaigre Dubreuil devient le pivot du dialogue des négociations : il est assassiné le 11 juin. Au 14 juillet, le nouveau résident général, Gilbert Grandval, reçoit conjointement(une grande première) les personnalités françaises et marocaines. Après les incidents sanglants d’août (Khenifra, Oued Zem), Grandval démissionne, mais la conférence d’Aix-les-Bains formalise une solution, confirmée par la France aux Nations Unies en septembre, le Glaoui retourne sa veste le 25 octobre (ce grand féodal, pacha de Marrakech, a été le pivot de l’exil du sultan), et Mohamed V débarque à l’aéroport de Rabat le 16 novembre 1955, comme roi du Maroc, indépendant quelques mois plus tard. Si des mouvements parfois violents ont marqué la crise marocaine, celle-ci a été courte et le poids des personnalités, souvent chrétiennes, a été lourd pour aboutir à une solution. Du coup, Mohamed V devient un interlocuteur légitime important pour les gouvernements français dans la crise algérienne qui a juste un an lors du retour triomphal du souverain marocain.
Nous retrouvons en 1959 certains acteurs « français libéraux » protagonistes de la crise marocaine de 1951- 1955
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