Au Maghreb des Livres 2016, organisé par Coup de Soleil, avec l’Hôtel de Ville de Paris
« Langues métissées en Méditerranée »Table ronde de littérature
Massensen CHERBI, modérateur de la table ronde nous lit sa présentation : Le berbère est reconnu depuis peu au Maroc et en Algérie comme langue…
Christophe PICARD : L’histoire de la Méditerranée depuis le 11ème siècles a été écrite depuis le 19ème siècle par les Occidentaux, de grands historiens (Fernand Braudel etc…), dans le fil des latins, laissant les Byzantins et les Musulmans à la marge.
En s’appuyant sur le sources musulmanes on voit que le point de vue change : Peste au 6e et 7 ème siècle et invasions arabes. Les Arabes cherchent à construire un empire au travers d’abord de négociations avec les Byzantins et les autres. S’il n’y a pas de soumission à la clé, il y a bataille puis négociation avec les populations une fois la bataille gagnée. Depuis la 2ème moitié du 20 ème siècle les archéologues ont montré qu’il y a toujours eu vie et activité de l’autre côte de la Méditerranée : Les Chrétiens et les Musulmans.
La guerre est permanente car il ne peut y avoir deux empires. La mer est une frontière. Mais il y a toujours eu des négociations, des accords pour développer le commerce dans des périodes de trêves. La guerre et le commerce ont perduré pendant ce millénaire. Aujourd’hui, on a des éléments pour analyser cette Méditerranée à trois voix : Byzance, Latins, monde musulman. Al Irissi, géographe, a dressé une première carte exhaustive de la Méditerranée qui a toujours été une espace « connecté ».
Des centaines de voyageurs de tous bords y circulent, et les reconnaissances se développent de plus en plus sur mer le long des côtes, vers l’Orient dès le 6/9ème siècle, et jusqu’en Chine. Les Latins sont attirés par les produits qu’ils n’ont pas (l’or, l’alun pour fixer les couleurs).
A partir du 12ème siècle les Italiens se font la guerre entre eux. Alors, même si la guerre est permanente, cet espace a permis finalement aux latins de triompher dans l’espace méditerranéen.
Bagdad, la Sicile. Construction d’une universalité par les musulmans sur les bases d’un savoir grec et persan auquel les savants musulmans ajoutent un savoir propre (médecine, agriculture).
Alain REY Exposé passionnant et percutant, fruit d’une immense culture et d’une grande maîtrise dans la transmission des savoirs. Du coup on se sent intelligent !
Il y a une extraordinaire intrication entre les domaines économiques, religieux, politique, linguistique. Trois familles de langues :- persan (langue indo-européenne apparentée au grec et au latin) – arabe (langue sémitique) apparentée à l’hébreu – turc (langue turco-mongole)
Ces langues sont en interférence quand à leur usage, leur emploi, leur contexte politique.
La cuisine turque, une des premières du monde, a influencé la cousine grecque, balkanique, maghrébine. L’arabe étant la langue de la religion commune.
La langue du Coran est normalise, fixée, et intouchable, contrairement à la renaissance de l’hébreu à la fin du XIX siècle.
Le rôle du langage est une sorte d’arrière plan commun qui abouti à des formes de pensée collective, et des pratiques quotidiennes différentes. Dialectisations locales de l’arabe parlé.
Les langues nationales sont des fictions institutionnelles, pour réaliser un semblant d’unité nationale.
L’héritage d’Aristote a transité par l’arabe. Tradition plus rationnelle et scientifique. Avant le 12ème siècle la pensée occidentale en latin était capitalisée par Platon et le spiritualisme.
L’Islam dans le Coran est dans une continuité consciente du christianisme. Les structures mentales sont induites par les langues.
Les dictionnaires sont une création des arabes et liés à la structure de la langue, vitales racines, et la morphologie puissante de la langue arabe et sa matérialité. La texture des langues influe sur les savoirs et leur transmission.
Cf les réflexions d’Ibn Kaldoun sur la langue : La langue conduit la pensée. La pensée conduit la culture. La culture conduit la politique.
Cheyma DALLAGI Exposé riche et intéressant issue de la thèse en cours d’une jeune chercheuse Tunisienne (qui s’inscrit dans la lignée du travail du regretté linguiste et poète tunisien Salah Garmadi). [Ayant dû m’absenter un moment de cette conférence, mes notes ont pu ont être complétées grâce au résumé que l’intervenante m’a aimablement communiqué, ce dont je la remercie].
Lingua franca et sabir Ces deux langues véhiculaires représentent deux formes concrètes de métissage européo-islamique. La lingua franca est présente à l’apogée de l’empire ottoman. Quand au sabir il prend le relais de la lingua franca à l’époque coloniale.
1/La Lingua Franca C’est une langue qui sert à communiquer entre des locuteurs de langues vernaculaires différentes. Idiome fait d’assemblages (entre langues romanes et sémitiques), elle a été utilisé durant des siècles de la fin du Moyen Age jusqu’au XIXème, par des locuteurs des deux rives de la Méditerranée. A la base c’est une langue de commerce, de marchands et de marins, mais aussi de pirates, d’esclaves et de bagnards qui se parlaient notamment sur les ports, et sur les mers. Elle est né de la rencontre des langues en cours dans le bassin méditerranéen, celles des deux grands ensembles : les langues romanes européennes au Nord, les langues arabes au Sud.
La lingua franca fait sauter toute la conjugaison et emploie les verbes dans leur forme infinitive. Elle se présente comme une langue à majorité romane où l’arabe, le judéo-arabe, et le turc, figurent de façon marginale. Langue de « contact », elle est née dans une histoire agitée, celle de la guerre de course, ou « corso », qui en italien, désigne les activités de déprédations maritimes réciproques entre chrétiens et musulmans, qui ont eu lieu du XVIème siècle au XVIIème siècle en Méditerranée
Grâce aux récits de voyages notamment, on fait donc remonter au XVIème siècle la naissance de la lingua franca à l’époque barbaresque, marquée par le brigandage maritime, la piraterie, le rapt et la réduction à l’esclavage. D’aucuns font remonter ses origines aux Croisades (hypothèse discutée), où le contact était aussi celui du conflit. Le paradoxe tenant lieu de l’échange qui s’intensifie parallèlement à de tels conflits.
2/Le sabir Cette langue intermédiaire est le point de rencontre de deux langues différentes, le mot « sabir » est une altération du mot portugais, castillan, catalan et occitan « saber » (« savoir ») emprunté au latin « sapere ». A l’époque coloniale, il sert à désigner le parler des indigènes, c’est-à-dire des autochtones dont la langue maternelle n’est pas le français et qui l’adoptent tout en l’accommodant, et l’agrémentant à leur façon. Il désigne les langues nées en contexte cosmopolite, et se réfère aux parlers en cours entre siciliens, maltais, espagnols, corses, arabe, juif… On peut ainsi qualifier de sabir toutes les langues intéragissant les unes avec les autres. D’où un emploi au pluriel du terme « les sabirs ». Dans ce sens la lingua franca est un sabir, c’est-à-dire une langue qui naît de la nécessité de communiquer.
3/Passage de la lingua franca au sabir La lingua franca, bien qu’elle soit née dans un contexte de conflit et d’adversité, est une langue employée par des ennemis d’égale stature. Son histoire se fait sur fond de relation paritaire et non de relation conquérante ou coloniale.
Le sabir, lui, est né d’une relation dissymétrique. Pour un même phénomène de contact, on passe en quelque sorte d’une interlangue à une infralangue. Cela est profondément relié au statut qui est alors donné au locuteur : d’abord pirate, corsaire, commerçant, haut-dignitaire, le voilà indigène.
Conclusion : L’intérêt principal de ces deux langues est qu’elles constituent les preuves des transferts culturels toujours en cours.
Aldona Januszewski