« LES COUPLETS SUBVERSIFS » de Sadia Barèche (Casbah Editions 2018)
Sadia Barèche à qui me lie un long compagnonnage au sein de Coup de Soleil, nous offre avec ce petit livre la fréquentation rare d’une société kabyle et d’une histoire de plus d’un siècle d’une famille –plutôt un clan ?- de Tizi Ouzou, ou plutôt de Tighzert, des confréries et rites soufis qui règlent la vie collective, et de ces fameux « couplets subversifs » qui nous sont donnés à lire en tamazight et en français à la fin de l’ouvrage.
Le lecteur découvre le rôle de ces confréries, notamment cette confrérie Rahmanya dans laquelle son grand-père a trouvé enseignement, pratique de la foi et principes de vie, dans le même temps qu’une vieille tante lui transmettait les trésors de l’imaginaire kabyle. Ce grand-père –El Hadj Ahmed n’amar u Idir n’Teghzert ( !)- va conquérir son indépendance en s’engageant dans l’armée – les Tirailleurs algériens- en 1894, heureusement une période sans conflit, ce qui lui permit d’élargir son horizon, de pratiquer la musique et d’apprendre à cuisiner…
Sadia nous livre un riche portrait de ce personnage, fondamental dans son histoire, que pourtant elle n’a pas connu, et dans celle de cette famille. Elle dépeint aussi les caractéristiques d’une société à mi- chemin entre le village et la ville, entre le kabyle et l’arabe algérien, une société que les désastres de 1857 et de 1871 ont fait s’effondrer les fondements sociaux. Le début du vingtième siècle la voit s’adapter dans ce que Sadia analyse comme une forme de résilience. Cela se traduit par l’agrandissement rapide de la ville coloniale de Tizi Ouzou, dans laquelle le grand père va installer ce qui sera le socle familial, un restaurant…mais bien plus que ça. Opportunément situé près du prospère marché du Sebt, cette gargote qui deviendra restaurant est le lieu où se concluent toutes sortes de transactions, dans lesquelles le restaurateur est médiateur et juge de paix. Pas d’alcool. L’auteur nous relate avec quelle intelligence et générosité cet homme sut transmettre à ses femmes et filles, contre les pratiques courantes une partie de ses biens pour qu’elles soient protégées. Il transmit aussi des parcelles de ses terres bien arrosées à son village, aubaine pour les démunis… Il sut acquérir d’autres immeubles qu’il mit à la disposition d’usages collectifs et festifs.
La première Guerre Mondiale, le brassage relatif de populations qu’elle entraîna, y compris par la présence de prisonniers allemands, turcs, en même temps travailleurs forcés sera, souligne l’auteur, comme l’a remarquablement démontré notre cher Gilbert Meynier dans son « Algérie révélée », le ferment d’une prise de conscience nationale. Témoin passé à la génération suivante.
Sadia Barèche fait précéder le récit de cette génération d’une analyse de la politique de scolarisation de la France en Algérie et en Kabylie, écoles tenues par des religieux d’abord, écoles laïques ensuite. Le bilan n’est pas glorieux comme elle le rappelle en citant Germaine Tillon en 1955 constatant 75 ans après les décrets Jules Ferry (dont elle rappelle les déclarations sur le devoir des races supérieures de civiliser les races inférieures… suscitant un beau discours anticolonial de Clémenceau en 1885) »que 1683000 enfants algériens n’ont pas trouvé de place dans les écoles primaires de la République française ». Ce sont pourtant dans les rangs de ces jeunes issus de l’école française que se recrutent les premiers mouvements, réformistes et égalitaires, d’abord.
La modernisation de l’enseignement traditionnel musulman sous l’impulsion des ulémas fera que dans bien des familles les enfants suivront les deux enseignements.
Le père de Sadia, après son service militaire est mobilisé pour la deuxième guerre mondiale, est fait prisonnier, finira par s’évader non sans être gravement blessé. Sa convalescence à Tizi Ouzou lui permet de recueillir auprès d’un de ses employés le texte des poèmes, sujet ultime du livre.
La famille eut ensuite à subir pendant la guerre d’indépendance la perte de deux des siens, la maison devenant lieu de passage pour les maquisards de la wilaya 3.
L’auteure décrit ensuite l’investissement de son père dans la prise en charge d’actions collectives, de bienfaisance, création d’un centre d’accueil, reconstruction de villages…
Vient enfin le récit du cahier minutieusement écrit par le père, sous la dictée du poète. Il est en partie reproduit en fin d’ouvrage, un cahier « le calligraphe » dans lequel s’égrène la belle écriture du père de Sadia. Ce cahier a échappé de peu à la destruction, aux perquisitions des soldats français.
Le texte est celui d’un chant religieux évoquant en kabyle l’univers coranique en même temps que des références au sacré local, en direction d’un public non initié à qui il rend accessible le message sacré. Construit selon une forme rigoureuse, le poème fait aussi référence à des luttes contre l’ennemi, aux règles de vie et d’honneur.
Pour le lecteur non initié, la lecture de la traduction des couplets offre un voyage dans un imaginaire à la fois poétique et trivial, une kabylité que nous découvrons avec une curiosité non exempte d’interrogations.
Un captivant voyage.
Michel Wilson
(extrait de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 31, Coup de Soleil Lyon)