« TERRE DE MA MERE » de Djilali Bencheikh et Sophie Colliex (Chèvrefeuille étoilée 2019)

Le bel éditeur occitan nous offre un ouvrage riche et touchant. Agnès Spiquel, qui le préface, en souligne justement les différents caractères, jouant en outre sur l’image de deux pianistes qui finissent par créer un concerto pour deux pianos et orchestre.
Sophie Colliex a été découverte par nos lectrices et lecteurs dans une précédente lettre avec son deuxième livre « Nuits incandescentes ». Après « L’enfant de Mers El Kebir », l’auteure y choisissait un récit situé dans la première moitié du vingtième siècle, un des chemins pour elle pour retrouver une mémoire et une histoire familiale et personnelle longtemps effacées.
Autre lauréat du prix ADELF, Djilali Bencheikh situe aussi fréquemment ses romans dans un passé contemporain de son enfance et de son adolescence en Algérie (Mon frère ennemi, Tes yeux bleus occupent mon esprit…).
Ils se sont connus grâce à ce prix de l’ADELF, Djilali Bencheikh ayant fait partie du jury qui honora « L’enfant de Mers El Kebir ». Plus tard, le Maghreb des Livres leur permet de se rencontrer. Sophie, qui a lu les livres de Djilali a envie d’une écriture partagée. Reste à en trouver la forme. Ce sera celle d’un échange de correspondances électroniques, Djilali à Paris, où il suit le Tour de France à la télévision, Sophie à Paros, en Grèce où elle passe le mois de juillet. Paris-Paros amusante quasi homonymie !
Djilali retrouve, ou feint de retrouver dans le regard bleu de Sophie celui de sa condisciple de 1958 au Lycée d’Orléansville, Juliette, dont le souvenir l’émeut toujours, comme il l’avait relaté dans « tes yeux bleus occupent mon esprit ». Juliette est le nom de la mère de Sophie… Nous n’en saurons pas plus.
L’échange entre ces deux auteurs auquel nous convie ce livre promettait d’être riche. Promesse tenue, mais qui va bien au-delà de l’évocation du passé. L’Algérie d’aujourd’hui, l’Europe confrontée aux migrations venues de ses sud ancrent cet échange dans notre actualité et élargissent le champ d’intérêt de cet ouvrage.
Sophie, que ses parents ont choisi de faire naître en France, tant la vie devenait risquée dans l’Oran en fin de guerre d’Algérie, est en recherche de cette terre où elle a failli naître, de cette mémoire qui lui a été dérobée. Elle aime fréquenter les rassemblements de pieds noirs, leur parler coloré. Après le travail d’archives qui a alimenté ses deux premiers romans, le « film des origines » par lequel elle a fait revivre le chemin de ses ancêtres, ce dialogue à distance lui permet l’appropriation progressive de la situation de « l’autre », de l’arabe côtoyé, mais si peu connu par la plupart des européens.
En retour, Djilali évoque avec subtilité la division qui caractérisait l’Algérie coloniale, « l’immeuble Algérie » où les pieds noirs occupaient les étages supérieurs laissant les indigènes végéter entre sous-sol et rez-de-chaussée, la peur de tout perdre qui fit se recroqueviller les européens, « la peur de perdre tout et de voir les Arabes disposer de leurs biens, voire de leurs femmes »… Lui qui dit se « piednoirdiser » à chaque visite au pays, il évoque avec chaleur les associations d’enfants de pieds-noirs qui recréent l’univers de leurs parents. Il va jusqu’à partager avec eux une « nostalgérie anonyme et souriante ». Chez lui la lucidité vient à chaque phrase révéler et déplorer les errances des gouvernants, tant en Algérie qu’en France, incompétence érigée en système, corruption ici, inhumaine gestion des migrations successives, là.
C’est un plaisir de partager avec lui ses amours littéraires, beaucoup de pauvres gens, comme dans Sans Famille, Tom Sawyer ou Les misérables. Comment l’identification à ces personnages vient signer ses émotions d’aujourd’hui. Avec humour, il requalifie les récits de Sophie en les inscrivant dans l’histoire, comme cette Lalla Nakhla qui personnifie le palmier des premiers pas de la petite Sophie à Oran.
Au fil des pages s’égrènent des rencontres entre les deux peuples, avant l’indépendance ou aujourd’hui. Et Djilali n’en finit pas de raconter de belles histoires de rapprochement, qui répondent à celles de Sophie ( la belle histoire de la lettre du frère de Fati à sa mère …), ou qui les relit à sa façon quand il rapproche la rencontre de Sophie avec un cadre de l’office du tourisme algérien, rencontré à Genève avec l’évocation de son père. Pourtant tout n’a pas été toujours si beau, comme les gendarmes chassant le lapin dans le cimetière algérien, et l’enfant Djilali voyant les dépouilles ensanglantées à la selle des pandores imaginant « que ce sang pourrait être le mien à la moindre réaction ». Ou pour Sophie cette injure d’une condisciple algérienne qui la traite de sale pied-noir en lui saisissant les cheveux…
Djilali aide Sophie à revisiter son voyage à Tlemcen et Oran dont elle était revenue avec une forme d’insatisfaction. Ce rôle de mentor, de commentateur face aux questionnements de son interlocutrice fait une des saveurs de ce livre, servi par une relecture érudite, une mise à distance avec ses souvenirs d’enfance qu’il sait si bien faire revivre, comme ces deux anecdotes où il est la victime des « valets des colons ».
Sophie déplore le propos désabusé d’un jeune oranais face à la place qui ne lui est pas faite dans son pays, ce qui déclenche chez Djilali une rafale d’exemples de « dégoûtage », teintés d’humour noir. L’autodénigrement qu’il qualifie de « sport national au pays de Bouteflika ». Comme souvent, Sophie a plus d’indulgence et de regrets que lui face à cette désespérance.
Sophie relie ces exils répétés, ceux des Français et Espagnols arrivés en terre algérienne quelquefois dans des bateaux à rames, ceux du million de pieds-noirs partis de l’autre côté, ceux des centaines de milliers d’Algériens venus travailler en France, ceux des migrants actuels, à qui elle enseigne le français à Genève. Le drame intérieur de ces exilés est bien résumé dans les propos d’une élève nigériane « En français, ce que je n’aime pas, c’est quand on nous demande d’écrire au passé ».
Et malgré la citation partagée de Fellag, « Finalement, vous, vous avez raté votre colonisation, et nous, nous avons raté notre indépendance », un but partout, balle au centre… le dernier mot d’espoir revient à Sophie, « J’aimerais tellement passer des vacances, de longues vacances, sur la terre de mon père et ma mère, en Algérie ».
Un amour à partager, enfin ?

Michel Wilson

(extrait de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 31, Coup de Soleil Lyon)