Ce roman est plutôt un conte, dont la narratrice est Dada l’Yakout elle-même, qui fait le récit de sa vie par étapes successives et chronologiques. Cette vie a l’intérêt de s’être déroulée selon un modèle désormais disparu— et heureusement. Car elle a été une enfant enlevée à sa famille à l’âge de sept ans et de ce fait devenue esclave, vendue et revendue à plusieurs maîtres jusqu’à ce qu’elle se trouve enfin dans une maison où elle est considérée non plus comme une marchandise et un objet mais comme tous les autres membres de la famille, son rôle principal étant d’y être la nounou de trois jeunes enfants. C’est à eux et à leur demande qu’elle raconte son histoire, oubliant parfois qu’elle s’adresse à eux et se parlant plutôt à elle-même, comme pour exorciser ses longues souffrances.
Le récit est donc celui d’une vieille femme noire, esclave dès sa petite enfance se remémorant les tribulations souvent douloureuses qui ont marqué sa vie. Elle dit être née au début du 20e siècle, le Maroc dont elle parle est déjà devenu un protectorat français et à la fin du livre il est déjà question d’un jeune nationaliste qui après avoir fait des études supérieures en France revient au pays et essaie de secouer le joug colonial. Cependant l’intention principale n’est pas de décrire une évolution historique mais au contraire de reconstituer un état des choses et un mode de vie ancien, dans un Maroc dont la romancière veut nous faire comprendre l’archaïsme qu’elle n’a certainement pas connu elle-même, citadine et intellectuelle d’origine fassie et vivant à Casablanca. Peut-être a-t-elle été l’une des trois enfants auxquels s’adresse le récit à épisodes de Dadal’Yakout, c’est en tout cas ce qu’elle dit dans un entretien.
En tout cas on peut noter dans ce récit très détaillé deux intentions principales et tout à fait claires. L’une est de dénoncer les horreurs de l’esclavage, dans un plaidoyer sincère et convaincant. L’autre est de décrire, géographiquement et ethnographiquement, ce Maroc en voie de disparition, principalement le sud du pays actuel, s’étendant jusqu’aux confins de l’Afrique subsaharienne. On se rend très bien compte que la romancière a beaucoup travaillé pour réunir la documentation sur laquelle elle s’appuie et qu’elle s’efforce de mettre en valeur de façon plaisante en usant abondamment de descriptions pittoresques qui se mêlent au projet didactique. Nouzha Fassi Fihri n’a pas essayé d’inventer un langage qui voudrait restituer celui de son personnage et on voit mal comment elle aurait pu l’imiter ( ?) en écrivant en français. Elle prend donc le parti d’une langue très littéraire aussi bien dans sa grammaire que dans son style, sans autre moyen que de se fier à l’imagination de ses lecteurs lorsqu’il s’agit d’évoquer le langage des esclaves entre elles, plein de grossièretés, de trivialités, d’obscénités et parfois aussi de drôlerie. Certes toutes ces femmes sont victimes et plus ou moins affreusement maltraitées, les châtiments physiques sont d’une cruauté inouïe et les jeunes esclaves dont Yakout a fait partie n’ont d’autre moyen de prendre une revanche, à dire vrai bien piètre, que de faire mille sottises, voire des méchancetés, pour tenter de répondre au sort qui leur est imposé. Lorsqu’elles sont très jeunes, jolies et intelligentes — ce qui est le cas de Yakout— elles bénéficient un moment des faveurs de leur maître ; le plus souvent elles ne sont rien d’autres que l’objet de ses fantaisies sexuelles qui se manifestent avec beaucoup de brutalité. Cet usage est de règle et n’a nul besoin d’être clandestin ; de règle également la polygamie, la monogamie étant totalement ignorée. Globalement, le mode de vie se réfère à l’islam, mais ce qui l’emporte et de loin dans la vie des femmes est un ensemble de traditions sans doute païennes, en tout cas bien antérieures à l’islam, et qui viennent de l’Afrique dont la plupart des esclaves sont originaires.
Il est question d’une esclave blanche et de bonne famille, mais la malheureuse n’arrive absolument pas à s’habituer à son statut d’esclave, elle devient anorexique et ne tarde pas à mourir. Même Yakout, qui est douée d’une très bonne santé et d’une grande aptitude à la résistance, passe par un moment de dépérissement où elle frôle la mort.
S’il y a pourtant un sentiment positif exprimé par la romancière, c’est une sorte d’émerveillement devant la beauté et la diversité de la nature marocaine : les interdits qui ont été jetés par certains contre l’orientalisme assimilé au colonialisme ne la gênent nullement pour exprimer avec lyrisme son enthousiasme à cet égard. On comprend qu’elle n’a pas voulu faire de son livre un récit horrifique ne pouvant susciter que l’indignation ou la compassion. Il fallait aussi lui donner des aspects attrayants et ne pas hésiter devant un style fleuri, ornemental, propre à compenser ses aspects les plus sombres.
Ce qu’elle fait sans doute à la fois pour ses lecteurs et pour elle-même en tant que romancière. Les premiers pourront choisir ce qui les intéresse dans le livre et ce sera sans doute sa part de riche documentation, la seconde est une écrivaine à la recherche d’elle-même, ce livre n’est encore que son troisième roman mais il paraît probable qu’elle continuera.
Denise Brahimi (repris de la Lettre culturelle franco-maghrébine N°37, octobre 2019)
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