Todd Shepard, 1962, Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Payot, 2008, 415 p. [édition américaine 2006]

Un livre peu commenté sur le net. Un spécialiste d’histoire de la laïcité nous dit pourquoi (http://jeanbauberotlaicite.blogspirit.com). « D’abord j’indique pourquoi j’accorde autant d’importance à ce livre [passionnant]. Il me semble représenter, d’une certaine manière, à propos de la guerre d’Algérie, le même regard nouveau que celui qu’avait porté un autre historien américain,Robert O. Paxton, quand il a avait écritLa France de Vichy 1940-1944 (paru en France au Seuil en 1973). Ce livre de Paxton, en avait fait hurler plus d’un à l’époque car il montrait (notamment) l’ampleur de la collaboration. Mais peu à peu, on a du reconnaître sa véracité et maintenant il s’agit d’un ouvrage qui fait référence. Pour le livre de Todd Shepard, la tactique suivie me semble un peu différente. Au lieu de le contester, ce qui engage le débat, le risque est de feindre l’indifférence. C’est pourquoi, il est important d’en parler. »

couverture de juin 1962
Paris Match, famille pied-noire

L’auteur s’est servi essentiellement de sources officielles françaises (comptes-rendus de réunions ministérielles, commentaires de hauts fonctionnaires, rapports de police sur l’état de l’opinion) mais aussi de la presse française. Il y ajoute des ouvrages anglophones, qui permettent de prendre du recul et de mener des comparaisons à partir des débats internes français. Il pose une question sérieuse : en quoi le modèle républicain français, fondateur d’une République une et indivisible, mais aussi d’un universalisme antiraciste dont le moteur est une accession des citoyens à la modernité laïque par la diffusion de la culture des lumières, a-t-il été aveugle, imperméable, aux réalités d’une Algérie qui, même si les efforts pour faire coïncider principes et réalité avaient été menés mieux et plus tôt, n’aurait pas été soluble dans cette République ? Il sait, mieux que les auteurs français, replacer cette histoire dans l’ensemble des histoires impériales de l’occident moderne.

 

Commençons par une comparaison entre la France et l’Allemagne. Nos plus proches voisins, allemands, ont dû à deux reprises, en 1918 avec la fin  du système prussien bismarckien, en 1945 avec la fin du nazisme, recomposer entièrement leur modèle politique. Les Français ont pu ou su esquiver largement de tels traumatismes lors de défaites militaires, avec le passage d’un empire à la République en 1870, avec un pétainisme « soft » en 1940, avec une fin de guerre d’Algérie en 1962 qui niait que le modèle impérial, qui était consubstantiel à la République, tournait la page. C’est ce qu’analyse le livre de Shepard : comment la France s’est débarrassée de son système impérial avec une guerre certes atroce, mais sans laisser voir à combien elle se transformait profondément pendant ces sept années. Il montre à quel point était profond ce système impérial et comment en quelques mois il a été effacé, en 1961-62. L’auteur veut démontrer à propos de la guerre d’Algérie que le modèle républicain français est profondément « impérial ». Il aurait pu remonter à 1793- 1800, quand les armées de la République, au nom d’un universalisme « naturel », transformaient en départements français les territoires conquis en Belgique, Allemagne, Suisse et Italie. C’est dans le même esprit que la seconde République en 1848 « incorpore » l’Algérie, ce que confirme à nouveau la troisième République en 1870.

La définition du territoire « national »  a fait l’objet de questions allant jusqu’à l’absurde pour une République une et indivisible. Une fois admis que l’Algérie n’était pas la France, il a fallu admettre que le Sahara était algérien, ce qui a retardé la fin des combats de près de deux ans. Dans l’esprit impérial il commençait avec le désert et ses oasis au sud de l’atlas saharien, mais jusqu’où ? Cette imprécision a fait que le Maroc et l’Algérie ont hérité d’une absence de frontière délimitée, avec un problème sahraoui, mais fait aussi que cette imprécision prolongeait ce désert possédé par la France jusqu’au Sahel, dans ce qui sera Maurétanie, Mali, Tchad, où actuellement chaque Etat riverain, Algérie en tête, veut régner au moindre coût sur des ressources incertaines sans intégrer de maigres populations fort peu citoyennes. Plus paradoxal était la situation des grandes villes portuaires algériennes : seuls territoires à population majoritairement européenne, les négociateurs français ont pensé à leur assurer une double citoyenneté municipale (Alger, Oran, peut-être Bône/ Annaba) qui aurait eu sa contre- partie à Marseille : dans ces villes les étrangers (français d’un côté, algériens de l’autre) auraient eu droit de vote pour les élections municipales. Dernier paradoxe, pendant quelques semaines de juin 1962, un accord entre Susini (responsable local de l’OAS) et Mostefaï (responsable local du FLN), à Oran, établit un périmètre dans cette ville où la souveraineté de l’OAS était garantie, hors de la double souveraineté de la France qui s’en allait et de l’Algérie qui arrivait.

Certes le territoire algérien était un problème. Les populations qui l’habitaient en étaient un autre, bien plus crucial. Dès le début de la guerre, en 1955, le gouvernement français s’est lancé dans une politique d’« intégration » massive. « L’administration de l’Algérie par les autorités françaises représente un cas unique : la France a défini l’Algérie comme une extension d’elle-même. Les efforts fournis pour faire de l’Algérie une partie de la France et, ce qui est plus important encore, une partie de la République française […], ont fait apparaître des éléments caractéristiques de la manière dont l’ensemble du peuple français a été gouverné »[ p.25]. [Face à la « rébellion »] « une extension des droits politiques et un accroissement de l’assistance économique à toute une population,  [ont représenté] des mesures sans équivalent dans l’histoire de l’impérialisme occidental outre-mer ».[ p.64]

[Par décret du 17 mars 1956] on crée une nouvelle sous-catégorie de « Français musulmans d’Algérie » : ils bénéficient d’un report de 5 ans des limites d’âge pour l’accès à différents postes de la fonction publique et d’injonctions multiples du gouvernement à ce que des quota de 10% de FMA soient recrutés chaque année [p. 69]. Cette politique unificatrice est fort peu dénigrée, sauf par Raymond Aron et Jean Paul Sartre, chacun dans son camp politique, avec une approche d’un libéralisme « réaliste » pour l’un et avec une approche révolutionnaire pour l’autre. Ils professent un « anti-républicanisme » qui énonce que le peuple français et le peuple algérien sont différents [p. 87].

L’analyse de Shepard se fait de plus en plus détaillée à mesure qu’on va vers la fin de la guerre, ce que chacun savait, et que les populations sont de plus en plus confrontées à celle-ci. Il décrit [p. 114] la fin de 1961 : même si les militants d’extrême gauche entrainent de grosses manifestations pour la paix, la classe politique et l’opinion dominante attendent que « cette affaire se termine », parce que c’est le courant de l’histoire, non par une volonté précise. Puis début 1962 les « événements » apparaissent comme deux visions de la France qui s’affrontent ; la gauche [lavait] « huit années  d’errements, de divisions et de lâchetés » ; parallèlement l’action de l’OAS apparaît comme irrationnelle, contre le courant de l’histoire, alors qu’elle se réfère à une République maintenue par une action clandestine (du type 18 juin 1940) avec des arguments légalistes. En mars 1962, au parlement français, le consensus se fait sur une Algérie qui ne peut être la France, mais le gouvernement affirme que « la nationalité française sera gardée à quiconque ne la déclinerait pas », alors que le droit du sol, (jus loci),fondamental pour les deux parties qui négocient, s’y oppose.

Que les pieds-noirs restent en Algérie est crucial pour les autorités françaises : en 1961, le « courant de l’histoire » oblige à la sécession du territoire algérien, mais le peuple algérien [naîtra] éventuellement de la consultation populaire. Le gouvernement, lui, voulait que ces pieds-noirs deviennent algériens. Mais pour que cela se produise, il fallait que ces européens restent en Algérie. En mars 1961 le gouvernement français n’envisage que le rapatriement d’un certain nombre de Français d’Algérie européens et musulmans ; en particulier des fonctionnaires subalternes européens, puisqu’on pousse des musulmans vers les emplois publics. Il envisage un Etat algérien qui aura moins de fonctionnaires, moins de militaires, une réforme agraire, une rétraction consécutive du commerce,  donc le départ «mécanique » vers la métropole de ces gens perdant leurs emplois. [p. 182- 188]. A l’automne 1961 le flux de rapatriés d’ailleurs que l’Algérie atteint 300 000 personnes (Inde, Tunisie, Maroc) et la discussion, en avril  1962, de la loi sur l’indemnisation des rapatriés omet soigneusement de parler d’Algérie, pour éviter un « effet d’appel »

Les négociateurs français d’Evian « rêvent » un Etat algérien à la française, pratiquant des normes françaises, comme le Royaume arabe rêvé par Napoléon III : par exemple le nouvel Etat aura nécessairement besoin de magistrats français vu le petit nombre de musulmans formés pour exercer ce métier ; inversement une note des Affaires étrangères en septembre 1960 affirme « il est important pour sa survie que l’Algérie soit un Etat policé, où l’ordre règne, plus qu’un Etat démocratique […] La démocratie d’inspiration française est […] centraliste et unificatrice […] elle fait craindre un centralisme musulman fort dangereux pour la minorité » [p. 203].

En janvier 1962, le service psychologique de l’armée note la ségrégation croissante des quartiers urbains (pour les zones rurales cette ségrégation est bien antérieure). Pour les médias français les dirigeants FLN et OAS ont opté pour une ségrégation « voulue par les gens ». Début 1962 « la plupart des gens » pensaient que les Algériens vivant en France retournerait en Algérie, pendant que les autorités françaises « croient que un million de pieds-noirs vont rester en Algérie ». Le gouvernement et l’opinion refusent de croire à l’exode, avec une prédiction de 400 000 départs en 4 ans vers 90 départements, alors que la réalité fut de 400 000 en 4 semaines dans 4 départements (été 62) ; on s’attendait au départ des « français », pas des « italiens, espagnols, maltais, juifs » ; certes au printemps 1962, le mouvement a été freiné par l’OAS qui a fait pression sur  la Compagnie Générale Transatlantique, sur Air France et sur les compagnies déménagement (une autorisation écrite de l’OAS pour vendre le billet). Lors du grand exode de l’été 1962, le gouvernement pense qu’une partie des pieds noirs est partie en vacance et va rentrer à l’automne, évalue le stock définitif des rapatriés à 300 00 et pense que la moitié des fonctionnaires va rentrer à l’automne… alors que 80% ont demandé leur mutation. Le gouvernement est divisé : De Gaulle (comme la gauche) veut un traitement policier de cette migration, car il s’agit d’OAS en puissance en métropole ; en face pour la majorité du gouvernement, le centre et la droite, il faut assimiler rapidement, économiquement et par le logement (volontairement dilué sur tout le territoire), pour désamorcer le  risque politique, éviter le racisme anti pieds noirs des familles d’appelés, créer l’accueil caritatif et compassionnel de ceux qu’on présente comme des chefs de familles françaises banales.

Shepard analyse les problèmes spécifiques posés à la population juive algérienne : tout au long de la guerre les autorités françaises considèrent les juifs algériens comme citoyens français, sans connotation particulière, comme les pieds noir et les « musulmans qui voudront s’agréger à la minorité européenne ». Les autorités surveillent dès 1961 les agissements de l’Agence Juive (dépendant du gouvernement israélien). La migration vers la France des Juifs algériens est un cas unique depuis 1948 où tous les « réfugié » juifs sont partis vers Israël. Même anecdotique, le cas des juifs du Mzab (et ceux qui de là ont essaimé autour au Sahara) révèle une situation spécifique. Contrairement aux autres juifs algériens devenus citoyens français en 1870 (loi Crémieux), ils sont restés de statut « mosaïque » (polygamie et puissance coutumière des anciens) et sans mise en place d’un état civil « modernisé ». Ils reçoivent la citoyenneté française en 1961. Ils émigrent en France en mai- juin 1962 avec les fonctionnaires français du Mzab qui les encadrent, mais les documents qui leur avaient donné un état civil en 1961 (avec francisation de beaucoup de noms et prénoms) sont perdus dans le voyage et c’est sur simple témoignage qu’en 1963 on leur attribue des papiers d’identité. [C’est la communauté juive (ashkénaze) de Strasbourg qui accueille les juifs mzabites: voir à ce sujet la bonne exposition sur les juifs algériens au Musée d’histoire du judaïsme, automne 2012]. Les quelques familles juives mzabites émigrées en Israël sont admises à la citoyenneté française en 1966.

 

provocation, par une
revue surréaliste belge

Shepard montre aussi comment les propagandes affrontées de la guerre d’Algérie ont joué sur une vision des genres : sont machos, violents et inhumains, sexuellement déviants à la limite, certes les « rebelles » du FLN, mais aussi à partir de 1960 les parachutistes et les pieds-noirs enrégimentés par l’OAS, voire les harkis. Le livre Les Français d’Algérie de Pierre Nora, paru en 1961, participe à une « ethnicisation » des pieds-noirs, machistes et irrationnels. L’opinion française accorde à l’inverse sa compassion aux filles musulmanes que l’on scolarise pour les faire accéder à la modernité, aux femmes musulmanes qui spectaculairement quittent leur haïk en 1958 dans les cérémonies de fraternisation intégratrice. Mais aussi l’opinion bascule contre l’OAS quand fin 1961 cette organisation menace de racket Brigitte Bardot, symbole de la femme française moderne et libérée, ou blesse  à Paris, début 1962, une enfant, Delphine Renard. La compassion n’est possible pour le rapatriement des pieds-noirs ou des harkis que quand on les présente comme des couples avec leurs enfants.

Principales victimes du revirement de la République française, les harkis : « en 1958 on envisageait l’intégration de 320 000 citoyens français ; en 1963 de 480 000 étrangers » ; on ne leur applique plus les discriminations positives mises en place en mars 1956 pour devenir fonctionnaire : on les réserve aux pieds-noirs. En été 1962, c’est du harki homme violent, isolé, déraciné, proche de l’OAS, qu’on se méfie, en effaçant les familles de réfugiés qu’ils constituent ; on sait la rigueur des consignes qui interdisent autant que possible leur transfert en France. Rappelons une autre étude américaine sur la guerre d’Algérie, précisément sur les harkis http://alger-mexico-tunis.fr/?p=643

Rétrospectivement, qui peut croire qu’un consensus existait en France pour l’« intégration » de 8 millions de « musulmans » dans la République ? Presque personne, mais ce fut la politique menée de 1955 à 1961. Qui a pu croire que le million de pieds-noirs resterait en Algérie ? Cette illusion a été beaucoup plus répandue, mais globalement l’ « intégration » des rapatriés a globalement fonctionné en quelque mois, alors que personne ou presque ne s’est soucié ni de l’intégration des quelques dizaines de milliers de harkis, ni de leur très faible nombre par rapport aux promesses d’ouverture de la France à ceux qui voudraient s’y intégrer.

Shepard conclut par le référendum du 28 octobre 1962 pour l’élection présidentielle française au suffrage universel. De Gaulle gagne ce referendum, puis l’élection présidentielle et les législatives, non pas parce que la France est devenue présidentialiste, mais parce qu’il a su séparer l’Algérie de la France. C’est le moment où le terme hexagone apparaît ; le projet républicain incluait le colonialisme, « lien inextricable entre universalisme et impérialisme ». L’invention de la décolonisation a limité les leçons qui auraient pu être tirées du rôle de la colonisation dans les histoires nationales, en Occident comme dans les anciennes colonies. Shepard souhaite « dépasser l’analyse du colonialisme pour regarder ce qui continue à affecter l’histoire du monde ».

Le changement profond de la France en 1960-62 est le passage, comme chez les autres puissances européennes, d’une vision où l’on est « naturellement» un moteur de « civilisation du monde »,  à la vision d’un monde où seuls deux grands dominent comme modèles de civilisation, les européens se contentant de s’adapter au cours de l’histoire, comme le font les « petits pays » et plus encore les nouvelles nations qui naissent dans ces années 1950- 70 de la décolonisation. La France a vu plus brusquement qu’ailleurs sa jeunesse passer du rôle de soldats qui assurent la présence impériale, de plus en plus phantasmatique, à celui de coopérants militaires (la coopération nait avec le tiers-monde) et civils (redéploiement des anciens fonctionnaires coloniaux dans les petites ambassades du tiers monde renforcées). C’est aussi en 1963 que naît un statut d’objecteur de conscience face aux obligations militaires, qui cessent d’être le rite de passage universellement admis vers l’âge adulte.