Ce supposé roman est de ceux qui de toute évidence comportent une grande part d’autobiographie, mais étant donné le caractère très douloureux de son sujet, il est peu probable que l’auteur souhaite expliciter la part cruelle de vérité qu’il a plus ou moins remaniée pour la publication du livre. Cette vérité rejoint d’autres témoignages d’écrivains sur l’enfance maltraitée (pour Le faux-fils, ce mot paraît faible), chaque exemple comportant des traits particuliers.
Ici, l’enfant qui dans le livre s’appelle Jean-Pierre subit de la part de son père appelé Michel (et aussi de Raymonde sa mère, toujours prête à le renier) un rejet qui a au moins deux explications principales. On ne connaîtra l’une des deux que vers la fin du livre : Michel n’est pas le père de Jean-Pierre, il a accepté d’être considéré comme tel lorsqu’il a épousé Raymonde, à un moment où Jean-Pierre avait déjà quatre ou cinq ans. Mais on dirait que ce faux-père ne cesse de déplorer l’existence de son supposé fils et en conséquence de le punir d’exister. Il s’agit d’un usage incessant de châtiments corporels violents et brutaux mais pas seulement, car ce « père » l’accable aussi de mots grossiers, injurieux, dont il est évident qu’ils sont sans réplique possible de la part de l’enfant écrasé. Celui-ci n’a aucun recours, et certainement pas chez sa mère puisque elle aussi lui reproche d’exister. Raymonde a sans doute le sentiment qu’elle doit abonder dans le sens de Michel pour se faire pardonner ou se pardonner à elle-même d’avoir eu un enfant avec un autre homme avant de l’épouser.
Mais tout se complique, et aussi s’explique, du fait que cet autre homme était porteur d’une tare sur laquelle l’auteur insiste de plus en plus à mesure qu’on avance dans le livre : c’était un Kabyle ! On imagine bien que le racisme préexistait chez Michel à son mariage avec Raymonde, mais le fait d’héberger chez lui et de devoir considérer comme son fils un enfant demi-kabyle ne pouvait manquer d’exacerber son racisme et de le rendre toujours plus virulent. Le racisme consubstantiel à son être de Français moyen et fier de l’être est encore accru, non seulement par ce pseudo secret familial qu’à aucun moment il ne parvient à oublier, mais aussi par les circonstances historico-politiques qui caractérisent le monde ambiant, du fait que l’enfance et l’adolescence de Jean-Pierre se passent en bonne part pendant la guerre d’Algérie.
Le livre donne de nombreux échantillons de la façon dont le racisme s’exprime dans les propos de Michel, et les mots qu’il emploie ne sont malheureusement que trop reconnaissables, ce sont ceux du langage courant, fréquents chez un grand nombre de gens comme lui. Leur effet est accru dans le livre du fait que le narrateur fait partie de ceux que ces mots désignent, et que l’enfant qu’il a été, même sans le savoir, le sentait ou le devinait. Michel les emploie au moment où à brûle-pourpoint et sans la moindre préparation, il révèle la vérité à Jean-Pierre, alors âgé de huit ou neuf ans : « Et d’abord, j’suis même pas ton père ! C’était un Crouille ton père, j’peux bien te l’dire maintenant. Ah ! C’était un joli coco ! On sait pas où il est, si ça se trouve il est crevé ! »
Jean-Pierre est si habitué à vivre dans un mélange de brutalité odieuse et de racisme qu’il ne ressent pas immédiatement les propos de Michel comme une sidérante révélation. Ce n’est que petit à petit qu’il s’en imprègne et qu’il émerge d’un rapport très flou à la réalité, jusqu’au moment où il reçoit une confirmation extérieure et définitive de sa filiation. Le style du livre est fondé sur ce contraste entre la rudesse effrayante de ce que Jean-Pierre subit et l’absence de toute consistance possible dans ses sentiments ou sa pensée. Plus que jamais on comprend comment il a fallu le travail de l’écriture et le passage au livre (avec sa part de fiction ?) pour que le ou les traumatismes énormes du passé puissent être exorcisés.
On sait par d’autres exemples qu’il faut parfois beaucoup de temps avant que cet exorcisme soit possible. Et le lecteur devinant ce qu’a dû vivre l’écrivain pour en arriver là, ne peut manquer d’en être troublé. Même s’il s’agit d’une histoire désormais bien éloignée dans le temps, comme celle que raconte Jules Renard dans Poil de Carotte (1894) ; et surtout quand l’écrivain est bien connu pour d’autres œuvres, ce qui est le cas de Patrick Modiano, qui donne à entendre dans Un Pedigree (2005) un ton tout différent.
Le livre le plus proche de ce Faux-père est sans doute Profession du père de Sorj Chalandon (2015) qui en tant que journaliste sait bien ce qu’attendent de lui ses confrères quand ils l’interrogent sur les sources personnelles de son livre, mais ne peut cependant ni ne veut leur répondre d’une façon tout à fait claire. Ce qui est très frappant si l’on rapproche le livre de Jean-Louis Mohand Paul et celui de Chalandon est que l’un et l’autre y mettent en rapport les idées politiques du père avec la maltraitance, voire la torture qu’il inflige à l’enfant. Ils nous montrent chez ces deux pères dévoyés (celui de Chalandon est tout à fait fou) une sorte de mélange pernicieux, monstrueux certes mais qui n’est pourtant rien d’autre que celui du fascisme ordinaire avec la vie familiale au quotidien. Et comme les faits évoqués dans les deux cas sont encore récents, liés à la Guerre d’Algérie beaucoup plus qu’à la Seconde Guerre mondiale, on se dit après Brecht que « le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde », toujours prête à resurgir .
Denise Brahimi (repris de la Lettre culturelle franco-maghrébine N°37, octobre 2019)