Tunis ! Le Caire ! Et de deux ! A qui le tour ? C’est ainsi que beaucoup de jeunes du Maghreb ou du Machrek saluent « leurs » deux formidables victoires ! Et on a envie de le crier avec eux, tant cette onde sismique traversant le monde arabe réjouit les amis de la liberté. Mais ce slogan ludique, chargé d’espoir pour les peuples du Sud, est maintenant repris, sur un ton badin, par quelques commentateurs politiques et médiatiques qui, de ce côté-ci de la Méditerranée, semblent se livrer ainsi aux plaisirs d’un jeu vidéo.

Jusqu’ici pourtant, face à l’aveuglement et au pitoyable naufrage de beaucoup de politiques, la presse française écrite et audiovisuelle a plutôt sauvé l’honneur, en donnant une large place aux analyses universitaires et en assurant une couverture intelligente et approfondie des semaines historiques qui ont secoué la Tunisie et l’Egypte. Mais ce qui a été intense surprise puis volonté de comprendre et d’expliquer, laisse place, peu à peu, aux commentaires des stratèges en chambre.

On le voit ces jours-ci avec le traitement de « l’épisode algérien » qui allait, pour sûr, représenter la « 3ème révolution » ! Certes, les mêmes ingrédients existent, en Algérie, qui ont déjà permis de déboulonner ailleurs deux potentats. Un état des lieux aussi semblable aurait donc du « logiquement » déclencher aussi l’explosion. Mais l’Algérie a aussi d’autres spécificités qui expliquent en partie l’échec du 12 février. Il y a d’abord le sang déjà abondamment versé sur cette terre : la guerre d’indépendance bien sûr, dont tant de familles ressentent encore les blessures, les répressions de 1988 et de 2001, et surtout les terribles années noires de 1992 à 1999. Personne, d’un côté ou de l’autre, n’a envie que le sang coule à nouveau. Or, à Tunis ou au Caire, c’est justement le sang versé qui a amplifié la révolte et l’a conduite au succès. Deuxième différence : la Tunisie et l’Egypte ont été directement frappées par la crise économique dans leur modèle dominant : tourisme et sous-traitance industrielle. La rente pétrolière permet à l’Algérie de remédier rapidement aux difficultés les plus criantes de la vie quotidienne en injectant du pouvoir d’achat et en rétablissant le bas niveau de prix des denrées de base. Troisième facteur « apaisant » : c’est l’habileté du pouvoir algérien qui a su, dès 1989, créer des espaces de liberté avec une presse écrite qui reste, bon an mal an, l’une des plus impertinentes du monde arabe. L’impression de « bâillonnement », si fortement ressentie par les Tunisiens depuis des décennies, ne pouvait donc jouer à Alger. Quatrième facteur spécifique : l’impuissance d’une opposition émiettée, qui souffre du discrédit général frappant toute la classe politique algérienne et ne pouvait espérer, de ce fait, déclencher à elle seule la même lame de fond que les mouvements populaires de Tunis et du Caire, essentiellement marqués par leur spontanéité et leur autonomie.

Alors, bien sûr, l’Algérie n’est pas condamnée à l’immobilisme : la Tunisie et l’Egypte, elles aussi, semblaient complètement verrouillées et il n’aura fallu que quelques semaines à deux peuples résolus pour renverser la situation ! Cela doit ramener chacun de nous à beaucoup d’humilité dans l’analyse…

On le sait pourtant, les mêmes facteurs de crise existent, peu ou prou, dans l’ensemble de la région : ils expliquent ce qui s’est passé en Tunisie et sur les bords du Nil et qui peut donc se reproduire ailleurs. C’est d’abord une jeunesse nombreuse, avide d’un avenir meilleur, branchée sur le monde par les chaînes satellitaires et les réseaux sociaux, une jeunesse instruite, ravagée par le chômage ; des systèmes bureaucratiques sclérosés qui compliquent comme à loisir la vie quotidienne ; des horizons politiques complètement bouchés qui ôtent toute envie d’un quelconque engagement collectif. Et puis, ce sentiment généralisé d’une hogra, d’un mépris, d’une méfiance, dans lesquels les détenteurs du pouvoir, à tous les niveaux de la hiérarchie, semblent tenir le moindre citoyen… sauf bien sûr s’il appartient à l’un de ces réseaux de toute nature qui contribuera à lui ouvrir les bonnes portes. L’injustice sociale marque aussi fortement ces sociétés, avec une corruption de plus en plus étendue, qui mine tout véritable développement.

Sur cette toile de fond générale, se sont donc développés des mouvements populaires marqués par trois points fondamentaux. C’est d’abord l’impressionnante maturité des contestataires : lorsqu’ils se sont livrés à des violences, leurs seules cibles ont été les symboles honnis du pouvoir : les locaux d’une police qui leur a tiré dessus à bout portant, les biens luxueux de la famille régnante de Carthage, les locaux non moins ostentatoires des partis-Etat du RCD tunisien et du PND égyptien. Mais pas – ou si peu – de ces pillages crapuleux qui ont accompagné tant de révolutions de par le monde.

C’est ensuite le sens du compromis qui a permis de sortir de la phase insurrectionnelle, aussitôt chassé le potentat : un gouvernement de transition, enfanté dans la douleur en Tunisie et qui, sous le contrôle et la pression populaires, remet progressivement le pays en état de marche. Et, en Egypte, le pari (risqué ?) de s’appuyer sur une armée qui, malgré sa toute puissance politique et économique, semble avoir compris la force irrésistible du mouvement et promet aujourd’hui d’accompagner la libération. Si l’engagement était tenu, quel bel exemple ce serait pour l’Algérie ! Et ils sont nombreux, au Caire comme à Alger, à suivre avec intérêt l’évolution de la Turquie, où l’armée est peu à peu contrainte à laisser le champ libre aux élus du peuple, tout en restant garante des « intérêts supérieurs » de la Nation.

Mais la marque principale de ces mouvements restera l’intelligence et la détermination impressionnantes d’une jeunesse de tous horizons, depuis les plus défavorisés jusqu’aux enfants de la petite bourgeoisie tunisoise ou cairote, qui ont mené la révolte à une première victoire, réinventant, sans que personne ne le leur souffle, le droit de ne plus avoir peur, le droit de vivre libres et le droit de s’exprimer dans la tolérance réciproque : la concomitance des prières musulmanes et des messes coptes sur la place Tahrir, tandis que d’autres manifestants circulaient avec respect au milieu des croyants, ou que d’autres dansaient plus loin autour d’une radio : quelle leçon !

Alors bien sûr, rien n’est réglé et c’est une nouvelle histoire qui commence. Tout reste à faire et ce ne sera pas facile : les bénéficiaires des régimes renversés sont toujours là, ils se terrent aujourd’hui mais gardent leur capacité de nuire et leur désir de revanche. La démocratie, les Français et les Européens le savent mieux que quiconque, est une construction complexe, toujours fragile, qu’il faut défendre et aménager sans répit. Mais, au nom de quel pseudo-déterminisme les peuples arabes seraient-ils condamnés à ne jamais y accéder ? Durant des décennies, beaucoup d’opposants ont déjà payé de leur liberté, de leur souffrance, de leur exil, voire de leur vie, un combat qui n’a jamais cessé. Les jeunesses tunisienne et égyptienne viennent de donner le coup de boutoir et plus rien, jamais, ne sera comme avant. Car c’est cette génération qui a pris ou qui, tôt ou tard, prendra les rênes.

Il ne reste plus aux esprits chagrins, sur la rive Nord, qu’à remiser leur condescendance sur ces peuples du Sud qui, à les entendre, étaient « culturellement » destinés à la dictature. Une dictature qu’ils considéraient, de plus, comme le seul rempart contre l’intégrisme religieux. Alors même que ces régimes n’ont fait que renforcer les extrémistes en leur délégant de fait l’action sociale auprès des plus démunis, en multipliant les signes d’allégeance à leur idéologie, bref en favorisant leur impact croissant sur la société. Il faut en finir avec cet épouvantail, si commode pour tous. Les fondamentalistes n’ont été pour rien dans les révoltes populaires et d’importantes fractures générationnelles apparaissent dans leurs rangs. Les dangers du fondamentalisme sont certes bien présents et requerront des nouveaux dirigeants une vigilance permanente. Mais, comme chez nous, où les idéologies racistes et xénophobes connaissent des poussées inquiétantes à travers toute l’Europe, y a-t-il meilleur remède contre ces cancers que le combat pour la liberté, la justice et la solidarité ? Un combat qui n’est pas gagné d’avance mais que la jeunesse et les peuples arabes, dans deux pays de culture et de civilisation, viennent de nous dire, et de quelle manière, qu’ils entendent le mener à bien ■ Georges MORIN (texte proposé au journal Le Monde et non encore paru)