Editorial

Editorial
Pendant  trois mois, et nous en sommes ici au deuxième, la Lettre assure une continuité inhabituelle mais dont nous espérons que certains lecteurs sauront l’apprécier. En effet nous  présentons successivement les trois volumes d’un essai historique considérable  consacré au Maroc par Jocelyne Dakhlia sous le titre « Harems et sultans ». Après le Moyen-âge, nous en sommes maintenant à une période qui du 16ème au 18ème siècle est à Istanbul l’âge du Sérail mais il n’en est pas de même au Maroc, pour lequel l’historienne déploie tout un ensemble d’analyses équilibrées et nuancées. Des récits qui se lisent comme des romans : l’expression qui semble banale prend ici tout son sens.
Nous retrouvons ensuite la diversité des genres auxquels nous sommes habitués, et proposons pour chacun d’eux un couple d’exemples : deux romans, deux films, deux notes, deux BD !
Les romans sont pour l’un celui du Marocain Mahi Binebine ( pas seulement romancier mais plus encore peintre et sculpteur) qui relate entre autres un événement douloureux par lequel son adolescence a été marquée. Et pour l’autre il s’agit d’un récit, « O Karim », de Janine Teisson, qui vise à montrer comment la prison est le lieu par excellence où le terrorisme islamiste exerce son emprise sur les jeunes Maghrébins.
Des deux films, l’un est consacré à ce grand maître de la pensée anticolonialiste et antiraciste qu’a été Frantz Fanon, mort prématurément à la veille de l’indépendance algérienne pour laquelle il avait beaucoup œuvré. Et l’autre est un hommage émouvant à un groupe de jeunes femmes restées pour la plupart anonymes, après avoir connu les prisons de l’Etat français pour avoir aidé le FLN pendant la guerre d’Algérie. Il s’intitule « Les mots qu’elles eurent un jour » mais ces mots, qui avaient été enregistrés à l’époque, ont été ensuite définitivement perdus.
Les deux notes attirent l’attention sur des événements plus particulièrement lyonnais. Il y est question d’un personnage dont le nom, « Sergent Blandan », sinon l’histoire, est bien connu et renvoie aux débuts de la colonisation de l’Algérie. De ce pays, la vie culturelle contemporaine a été présentée par un groupe d’éditrices venues nous parler des revues qu’elles publient (féministe pour l’une d’entre elles).
Les amateurs de BD (et ils sont légion !) se réjouiront d’en avoir ce mois-ci une double dose grâce aux bons soins de Michel Wilson :

  • « Ben Barka, la disparition » de David Servenay et Jacques Raynal
    Denise Brahimi

« Rwana tome 2 Mon adolescence en Algérie » de Salim Zerrouki

Les filles de Boualem Sansal :
« Nous avions espéré, jusqu’au bout, qu’une grâce, même discrète, viendrait rétablir l’équilibre des choses. Nous avions cru que le président algérien, conscient de la situation humaine et sanitaire de notre père, entendrait cet appel. Mais il n’en est rien », regrettent les filles de l’écrivain.

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PODCAST

 

« Et de nous qui se souviendra ? », créé et produit par Nicole Guidicelli, auteure indépendante, est un podcast qui donne la parole aux derniers pieds-noirs. Il est en ligne sur toutes les plateformes d’écoute et de téléchargement (Google Podcast, Apple Podcast, Spotify, Deezer…). 

Hommage à une communauté en voie de disparition, il a pour objectif d’aider les pieds-noirs à transmettre. Il s’adresse à leurs descendants, aux enseignants qui souhaitent parler de la guerre d’Algérie, et plus largement à tous ceux qui s’intéressent aux exils et à la résilience. Il interroge l’exil comme acte fondateur ainsi que les questions d’identité, d’invisibilité et d’intégration. Il pose également la question de la transmission et de la mémoire des pieds-noirs.

Le projet a démarré en janvier 2022, année de commémoration du 60e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie.

Pour écouter les épisodes déjà parus : https://podcast.ausha.co/et-de-nous-qui-se-souviendra

« LUI DEVANT », un podcast audio-graphique en cinq épisodes d’Abderazag Azzouz, auteur/réalisateur.

« Lui devant », raconte l’histoire puissante et sensible de deux frères, Amine et Hakim, qui se battent pour l’indépendance de l’Algérie dans les années 1960.
Cette histoire est centrée sur leur parcours difficile et leur lien fraternel indéfectible. Nous les suivons alors qu’ils s’évadent d’un camp de prisonniers proche d’une carrière de marbre exceptionnelle située à Fil Fila, où ils étaient forcés de travailler. Cette carrière de marbre sera déterminante pour leur vie. Amine y vivra ses premières émotions, explorant sa créativité et la naissance d’une passion pour la sculpture. Hakim, quant à lui, y confrontera sa force physique lors de l’extraction de la roche, découvrant sa propre endurance et son courage.

Sortie officielle, le 19 mars 2025

Cliquer ICI pour visionner la bande annonce : https://linktr.ee/podcastime69

LIVRES / BD

 

« HAREMS ET SULTANS » tome 2 par Jocelyne Dakhlia (suite), éditions Anacharsis, 2024

Nous avons présenté le mois dernier le premier volume de cette suite qui en comporte trois. Il se composait de 3 chapitres, c’est pourquoi ce 2e volume commence avec le chapitre 4. Il en comporte un autre, le chapitre 5 et recouvre une période de deux siècles dans l’histoire marocaine, de 1550 à 1750.
Dans l’histoire politique du Maroc, cette période correspond à 2 dynasties successives, celle des Sultans Saadiens et celle des Alaouites. Selon le principe qu’elle a posé au départ, Jocelyne Dakhlia y étudie à la fois et conjointement d’une part ce qu’il en est du pouvoir politique, s’interrogeant par exemple sur la notion de despotisme ou de despotisme oriental, et d’autre part ce qu’il en est du sort fait aux femmes, dont il s’agit de savoir si elles vivent vraiment ou non renfermées au sérail et dans un état de sujétion.
Le chapitre 4 débute par la prise de Fès en 1549 par les Sultans Saadiens. Ce fut une période faste et glorieuse que le règne de cette dynastie, et principalement celui du Sultan Ahmad al-Mansûr (1578-1603) mais peu de personnages féminins affleurent au point que se pose la question de ce qu’il faut entendre par « sérail ». Le mot en effet est employé pour désigner le gynécée impérial à Istanbul, mais ne semble pas correspondre à une réalité dans le contexte maghrébin-marocain : il y a eu transfert de modèles ottomans au Maroc saadien. Du fait que les Eunuques noirs ou blancs y jouent un rôle politique majeur, on pourrait croire qu’ils le doivent à leur rôle en tant que gardiens des femmes mais ce n’est pas le cas, et l’on ne relève aucune trace de misogynie caractérisée dans le monde islamique.
Ce qu’on constate en revanche dans les pays occidentaux est une forte tendance à définir de plus en plus le Maroc comme une version du despotisme oriental qui ne porterait pas ce nom. L’accent est mis sur une hypersexualisation, castration, circoncision etc. ce qui permet de mêler une certaine idée de la tyrannie islamiste à la martyrologie chrétienne très présente dans les récits des Pères rédempteurs, ces prêtres catholiques envoyés au Maroc pour racheter les captifs chrétiens. Dans cet esprit un ouvrage très célèbre paru en 1637 est celui du Père Dan, « Histoire de la Barbarie et de ses corsaires », dont la riche iconographie représente les 22 types de torture que les « Barbares » font subir aux esclaves suppliciés.
Cette période est aussi celle de la conquête du Soudan par les Sultans Saadiens, ce qui entraîne inévitablement des réactions racistes ou du moins raciales —mais dans le milieu de la Cour, les femmes noires jouissent de dignité et de respectabilité. Noires ou pas, il existe une catégorie de sultanes-mères sans qu’aucune d’elles soit pourtant représentée en maîtresse du sérail, les femmes vivant à leur gré dans des appartements dispersés.
Dans le chapitre 5 consacré à la dynastie alaouite, et à la période 1650-1750, on rencontre évidemment une figure incontournable qui est celle du célèbre sultan Mawlay Ismaïl (plus souvent écrit en français Moulay Ismaël). Son règne, de 1672 à 1727, a duré 55 ans, ce qui est considérable et il est connu pour avoir promu la ville de Meknès au rang de capitale du royaume. On parle souvent de lui en usant de chiffres qui créent la stupéfaction. Il aurait eu entre 500 et 1000 femmes, et 800 enfants mâles ! Même Jocelyne Dakhlia —qui à très juste titre met souvent en garde contre les fantasmes dont nombre d’auteurs font preuve—semble ici se ranger à ce que dit la tradition, non sans faire remarquer cependant que cette abondance de femmes et d’enfants, si elle est un signe de puissance, est aussi une contrainte et une charge : à dire vrai, le Maghzen ou pouvoir central n’aurait pu l’assumer si les femmes n’étaient restées en relation avec leurs lignées familiales et si elles n’avaient eu la liberté d’entreprendre et de s’enrichir. Reste que cette pléthore de naissances royales a permis qu’il y ait des princes du sang dans toutes les régions.
Mawlay Ismaïl a entretenu d’importantes relations diplomatiques avec les puissances étrangères dont la France, et il ne pouvait manquer de se comparer lui-même avec le Roi Louis XIV qui régna à peu près à la même époque que lui (de 1643 à 1715 : 72 ans !). C’est assurément le signe que le Sultan se référait à une sorte d’universalité de la royauté et du bon gouvernement (idée qui disparaîtra chez ses successeurs qui vont connaître une faillite gouvernementale sous toutes ses formes). Et c’est la raison pour laquelle il n’a pas hésité à demander en mariage la princesse de Conti, fille de Louis XIV et de Louise de la Vallières, ravissante personne convoitée par toute la Cour de France, laquelle n’eut pas assez de quolibets et de moqueries lorsque l’idée de cette alliance marocaine fut rejetée.
Malgré le caractère vexatoire de ce refus, on ne saurait dire que le Maroc de Mawlay Ismaïl fut à aucun moment en déclin. En revanche, 10 ans après la mort de ce sultan, les Marocains excédés ne supportent plus la défaillance notoire de leurs supposés gouvernants (ivrognerie, débilité, débauche). Et l’on va assister au développement de nouvelles mentalités.
Denise Brahimi

« LA NUIT NOUS EMPORTERA » par Mahi Binebine, ed. Robert Laffont, 2025

Comme il est de règle pour à peu près tous les romans contemporains, le titre n’a aucun rapport avec le contenu du livre et ne permet pas de le deviner. Ici, il s’agit d’un récit d’enfance, celle d’un garçon prénommé Sami, dernier né d’une famille de cinq garçons et filles, chéris de leur mère qu’ils appellent Mamaya.
Du livre on peut dire assurément qu’il est un hommage à cette mère, qui tient lieu de père également, celui-ci étant tôt parti pour aller mener ailleurs une autre vie. La tendresse entre le petit dernier-né (celui qui dit « je » tout au long du récit) et sa mère est un aspect charmant voire délicieux de ce livre qui globalement est l’histoire d’une enfance heureuse, même si la tragédie y fait irruption de manière sanglante, cruelle et irrémédiable. Ce n’est ni stoïcisme ni dureté ou indifférence, mais il n’y a pas de place pour le gémissement.
D’où vient le charme qu’on ne cesse de ressentir, jusqu’à la fin du livre quand Sami entre dans l’âge adulte et que Mamaya disparaît ? Pendant des années, Sami ne connaît rien d’autre que l’affection dont il est entouré par les siens, qu’il aime réciproquement. A côté de son amour pour sa mère, il y a celui qu’il porte à son grand frère Abel, l’aîné de la famille qui a pris avantageusement la place du père et qui joue à la fois le rôle de celui-ci, du frère, de l’ami, de l’idole et du protecteur : ainsi se trouve compensé ce qui pourrait être faiblesse chez l’enfant Sami, ce qu’il y a en lui de féminin et qui le fait surnommer Samia, son horreur de toute violence et son incapacité à se défendre contre les agressions : Abel le fait pour lui, comblant de joie et d’admiration l’existence de l’enfant Sami jusqu’au jour où…le drame éclate, amenant le récit de Mahi Binebine à entrer dans l’Histoire. Ou plutôt à la laisser entrer, non sans garder le contrôle de ce passé sur lequel, à 66 ans (étant né à Marrakech en 1959), il a eu le désir et la volonté de se retourner.
L’événement historique dont il parle est désormais dans tous les livres d’histoire, celle du Maroc indépendant en tout cas, dans la première partie du règne d’Hassan II. En 1971 ce fut un véritable coup de tonnerre qui influença politiquement le Roi pour la suite de son règne. Alors qu’il donnait une de ses fêtes incroyablement somptueuses (dont le récit de Mahi Binebine a le mérite de nous donner une idée assez précise), le festin fut interrompu par un coup d’état militaire d’une grande violence qui fit une centaine de morts et autant de blessés parmi les 400 invités réunis dans le palais de Skhirat, banlieue de Rabat. Malgré le millier de militaires qui s’étaient mutinés contre le Roi, la tentative fut un échec, suivi, comme on s’en doute, d’une répression sévère.
Mêlant l’individuel et le collectif, Mahi Binebine fait d’Abel qui a participé à la mutinerie un des prisonniers détenus dans la prison de Kénitra, jusqu’au moment où il disparaît sans retour, plongeant sa mère dans le plus grand désespoir. A celui-ci se mêle un peu ou beaucoup de folie, qui elle-même deviendra suicidaire.
Cependant Sami, si chagriné qu’il soit par la perte d’Abel, poursuit sur les voies de l’enfance et de l’adolescence, et Mahi Binebine a l’honnêteté de reconnaître qu’il n’a pas perdu pour autant son aptitude au bonheur. Pour le lecteur aussi ce qui reste est l’impression d’une enfance heureuse que l’on est tenté d’attribuer au moins pour une part à la ville de Marrakech dans laquelle elle s’est déroulée. C’est-à-dire la ville telle qu’elle était en ce temps-là, dans la décennie qui a suivi l’indépendance du Maroc, bien avant les transformations qui se sont produites lorsqu’elle est devenue un haut lieu presque inégalé du tourisme international. Certes c’était en tout point une ville, bien différente de la campagne que Sami a l’occasion de découvrir avec joie pendant quelque temps, mais une ville où existe encore le lien familial et familier comme fondement de la vie quotidienne, qui a la chance de ne connaître ni la solitude ni l’immersion dans la masse indifférenciée. Un pied dans la légende, l’imaginaire et la fantaisie, l’autre dans la plus simple et naturelle des réalités.
Mahi Binebine réussit à sa manière et dans ses lieux ce qui a tant plu aux lecteurs dans des livres eux aussi évocateurs d’enfance comme ceux de Marcel Pagnol, « La Gloire de mon père », « Le Château de ma mère » (1957). Mais sans doute faudrait-il remonter davantage dans le temps pour trouver un équivalent plus juste de cette enfance heureuse dans les « Mémoires et récits » de Frédéric Mistral qui lui aussi aurait voulu —mais en vain—que son pays (la Provence) soit préservé de transformations indues.
Mahi Binebine n’est sûrement pas un passéiste et ce pour plusieurs raisons. En 1980 il s’est installé à Paris puis a vécu à New York de 1994 à 1999 ; et comme il est un artiste célèbre tant comme écrivain que comme peintre et sculpteur, il multiplie les contacts à travers des expositions, dont celle qui actuellement (2025) donne à voir ses sculptures monumentales : homme en mouvement, qui tire le meilleur parti de notre temps, mais en sachant qu’un certain bonheur ne peut plus être ce qu’il a été. Cependant un tel savoir n’est pas une source de nostalgie, mais plutôt le constat du fait que le monde est à la fois multiplicité des espaces et des temps.
Denise Brahimi

« Ô KARIM » roman par Janine Teisson, Editions Chèvre-feuille étoilée, 2024

On peut considérer ce livre comme un roman pour la jeunesse, cependant les adultes de tout âge peuvent y trouver plaisir aussi. Le personnage principal en est Karim lui-même, avec qui l’on fait connaissance dans son enfance et son adolescence mais qui malheureusement disparaît assez vite dans des circonstances tragiques et douloureuses, sans qu’on sache exactement ce qu’ont été ses derniers moments et sans même que sa famille puisse récupérer son corps.
Après la mort de son père cette famille, très présente pour lui et très aimante à son égard, est composée de deux femmes, sa mère, qui ne pourra jamais se remettre de sa mort, et sa sœur aînée Halima, médecin à l’hôpital, qui se bat pour dénoncer l’injustice dont son petit frère a été victime jusqu’à ce qu’il en meure. Après l’adolescence heureuse entre les deux femmes qui veillent sur lui, Karim est entré dans une période de sa vie effroyable dont le roman raconte de manière précise et consternante l’avant-dernière période, l’emprisonnement qui a résulté de sa condamnation imméritée. En revanche on ne sait rien de la dernière partie, lorsqu’il a été emmené en Syrie par un groupe d’islamistes qui l’ont converti pendant son séjour en prison. N’en parvient que l’annonce de sa mort, sans commentaire ni explication.
A l’origine de ces épisodes funestes il y a eu la condamnation prononcée contre lui par le juge Marcel Julliard, dont on découvre assez vite qu’il est mû par un racisme d‘extrême-droite, accompagné de manifestations à peine clandestines qui extériorisent de façon théâtrale et récurrente son adhésion au nazisme, au sein d’un petit groupe d’affiliés comme lui. Halima entreprend de le dénoncer dans toute la mesure de ses faibles moyens, mais son action en ce sens, audacieuse sans être illégale, risque de lui coûter cher lorsque le juge est victime d’un grave accident de voiture dont la police découvre sans peine qu’il a été provoqué volontairement. Tout porte à croire que c’est elle la coupable, et pourtant il n’en est rien.
On voit que le livre comporte entre autres une composante de roman policier mais pas seulement ni principalement. Pour résumer sommairement ce qui s’y trouve développé, en plus de ce qui concerne le juge, son racisme, son nazisme et sa punition dont on découvrira finalement l’auteure, on ne peut manquer de ressentir comme une grave dénonciation —qui mériterait d’être entendue beaucoup plus qu’elle ne l’est—tout ce que le livre de Janine Teisson raconte sur la vie quotidienne des jeunes détenus comme Karim : ils sont exposés sans réserve ni protection d’aucune sorte à la propagande pernicieuse des intégristes musulmans qui sont nombreux dans les prisons. Le mode de vie quotidien qui lui est infligé, sans parler du ressentiment causé par son injuste condamnation, ne laisse aucun recours à Karim pour tenter de résister à leur redoutable emprise. On l’a dit bien des fois mais sans doute pas assez et surtout sans en tirer aucune conséquence pratique, la prison est un haut lieu de recrutement pour le terrorisme islamiste qui ne laisse aucune échappatoire aux jeunes Maghrébins (le trafic de drogue étant une des raisons pour lesquelles ils s’y trouvent assez nombreux).
Quand il sort de prison, Karim ne reste pas un seul instant chez sa mère qui pourtant, la malheureuse, a tout prévu pour l’accueillir et l’aider par sa tendre affection. Il est solidement encadré par les islamistes qui ne lui laissent pas le moindre répit avant de l’emmener avec eux. La manière dont il se laisse faire et se soumet à eux est évidemment suicidaire : quoi qu’en pensent Karima ou Ted son ami, hantés par le remords, tout l’amour qu’ils avaient pour lui aurait été de toute façon impuissant à redresser cette pente funeste sur laquelle il s’est laissé glisser.
Et ce alors même que Karim était tout sauf un garçon violent ; c’est peut-être même sa douceur et sa gentillesse qui en ont fait une proie toute désignée. Janine Teisson n’a qu’horreur et dégoût pour la sinistre engeance aux mains de laquelle il est tombé, d’autant que, bien évidemment, il n’est pas le seul, et c’est contre un phénomène massif qu’elle veut mettre en garde, n’excluant nullement le fait que Karim ait été mis à mort en Syrie (avec quelle atrocité ?) par ceux-là même qui l’y avaient emmené.
Le point sur lequel le livre ne tranche pas est la légitimité de faire la justice soi-même, à titre individuel, pour empêcher les méchants de nuire et d’être dangereux. La question se pose à propos de Céline, qui provoque par vengeance l’accident dont est victime le juge Julliard. Alors qu’Halima approuve totalement cet acte (elle dit cependant qu’elle ne l’aurait pas fait elle-même), son très cher collègue et compagnon Franck le réprouve, et se sent profondément en désaccord avec ce non-respect des lois fondatrices de la République. On sent que Janine Teisson est embarrassée et préfère rester dans un dilemme qui pourrait être celui de son jeune lectorat. Sans parler du fait qu’elle se pose sans doute la question pour elle-même, étant troublée comme beaucoup d’autres par les défaillances de la démocratie : lorsque la justice est détournée voire déniée comme elle l’est par le juge Julliard, que doit-on faire et que peut-on faire en tant que citoyen ? On voit par-là que « Ô Karim » n’est pas seulement destiné à la jeunesse et en appelle aux adultes aussi bien.
Denise Brahimi

« BEN BARKA, LA DIPARITION », scenario David Serveney, dessins Jacques Raynal 2025 Editions Futuropolis

David Serveney, journaliste d’investigation, et Jacques Raynal dessinateur et scénariste n’en sont pas à leur première collaboration. En 2018, La septième arme, une autre histoire de la République explorait déjà les souterrains de l’histoire, chacun de son côté ayant exploré divers pans occultés de l’histoire française.
Leur nouvelle collaboration porte sur la fameuse affaire de la disparition de Mehdi Ben Barka dirigeant marocain de l’opposition (UNFP, sission de l’Istiqlal) en 1965. ce livre va nous faire découvrir les détails d’une affaire dont beaucoup d’éléments sont connus, voir même publics, mais sans jamais que la justice, malgré la persévérance de magistrats courageux, n’ait pu l’élucider définitivement ni en punir les coupables… Il est vrai que pour une bonne part, plusieurs d’entre eux ont depuis payé de leur vie pour cette affaire, ou d’autres.
Il faut d’abord signaler la forme de cet ouvrage, qui contribue à faire entrer le lecteur dans une histoire sombre et assez rocambolesque, car associant des professionnels des opérations clandestines, et quelques « bras-cassés » vite dépassés par les dimensions de l’affaire. Le dessin, d’abord, noir et blanc, très réaliste, les détails multiples qui ponctuent le récit, et les interpellations ponctuelles du lecteur, dans la manière des feuilletons populaires, pour notamment introduire chaque nouvel interlocuteur.
Tout commence le vendredi 29 octobre 1965 aux abords de la brasserie Lipp. Deux hommes se présentant comme des policiers embarquent sur le trottoir Mehdi Ben Barka dans une 403 break, dont on nous donne même l’immatriculation, laissant sur place Thami Azzemouri, le jeune historien qui l’accompagnait… La voiture l’amène dans une villa de Fontenay le Vicomte, 35 de la Grand’rue, où tout laisse à penser qu’il a été tué accidentellement par le truand Boucheseiche.

Ben Barka avait rendez-vous chez Lipp avec Georges Franju, cinéaste, Philippe Bernier, journaliste, ami de Ben Barka et Georges Figon, « fils de bonne famille et voyou, reconverti comme producteur de cinéma ». Le rendez-vous portait sur un projet de film sur la décolonisation, destiné à être projeté en ouverture de la Tricontinentale dont Ben Barka assumait la présidence. En fait il s’agissait d’un piège, diront les enquêtes ultérieures, pour amener le leader marocain là où les organisateurs de l’enlèvement allaient pouvoir s’emparer de lui.
L’album nous fait ensuite entrer dans les innombrables rebondissements de cette affaire, non close, même si des condamnations ont été prononcées en 1967 contre quelques sous-fifres, et d’autres, plus importantes contre des personnalités marocaines intouchables.
Pourtant plusieurs acteurs, tous interviewés pour ce livre ont été au bout de ce qui pouvait être entrepris. Le livre nous les présente un à un, et nous livre leur récit. Le fils, Bachir Ben Barka, et sa quête jamais abandonnée, l’avocat des Ben Barka, Maurice Buttin, Patrick Ramael, second juge d’instruction, Joseph Tual, auteur d’un film clandestin sur la prison secrète PF3 où aurait été enterrée la tête de l’opposant…
Peu à peu, sans pourtant qu’on arrive à la certitude ultime, le scenario de la mort et du sort fait à la dépouille de Mehdi Ben Barka se dégage, malgré les innombrables écrans de fumée, fausses pistes volontaires, empêchements de tous ordres qui ont ponctué pendant des années toute cette affaire. La moindre n’étant pas la conférence de presse de De Gaulle en 1966 qui raconte à sa façon l’affaire Ben Barka : « C’est l’effet de mon inexpérience !… Ce qui s’est passé n’a rien eu que de vulgaire et de subalterne… » et décrédibilise la presse :  « …trop de nos journaux ont, au dedans et au dehors desservi l’honneur du navire. L’honneur du navire, c’est l’État qui en répond et qui le défend… ». Il faut dire que le faux-scoop de l’Express intitulé « J’ai vu tuer Ben Barka » est un exemple flagrant de ce que toute presse digne de ce nom devrait à jamais s’interdire.

Se dégage aussi progressivement l’image de l’homme, Ben Barka, « le Président » ou aussi « La Dynamo », que son courage et sa vision politique internationale ont transformé en ennemi public numéro 1 des tous les services secrets des grandes puissances…

L’ouvrage fourmille de révélations sur les protagonistes de l’affaire, sur les opérations des divers services secrets. Citons notamment la collaboration avec le Mossad israélien, qui a permis d’anticiper les opérations de la guerre des Six jours…

Il rappelle aussi qu’aucun des Présidents français n’a cherché à faire émerger la vérité, ni surtout à rendre justice à Ben Barka et sa famille. Et comme le dit Bachir Ben Barka « pour redonner à Mehdi Ben Barka sa vraie place dans l’histoire du Maroc… ».

Un remarquable document à découvrir.
Michel Wilson

« RWANA Tome 2 Mon adolescence en Algérie », Roman graphique 2025 Dargaud Editions

Nous attendions avec impatience le tome 2 des aventures conjointes de l’immeuble algérois Rwama (qui deviendra « L’Hôtel », dans cet album) et de l’auteur, devenu un adolescent longiligne, basketeur et sauteur en hauteur. Nous avons commenté le tome 1 avec plaisir, et avons reçu son auteur le 7 novembre à Lyon pour un échange très riche.
Faut-il préciser que nous ne sommes pas déçus ? Zerrouki parvient à mêler avec l’ingéniosité qu’on lui connaît, l’histoire terrible et bien documentée qu’a traversée son pays de 1992 à 1999 et au-delà, une période que l’auteur préfère nommer « la guerre civile », plutôt que l’euphémique « décennie noire ». D’autant que l’auteur ne se prive pas de renvoyer dos à dos les criminels islamistes représentés comme des loups, et les forces de sécurité qui leur sont opposées, représentées en hyènes, dans la suite des dessins métaphoriques utilisés dans le premier tome où les protagonistes des événements décrits sont remplacés par la faune des documentaires animaliers diffusés par la télévision d’État pour en cacher l’existence.
Le beau Rwama, construit sur les hauteurs d’Alger non loin de Ben Aknoun et El Biar continue à subir moult avanies, des grilles soudées aux fenêtres, aux portes blindées, aux grilles obturant les coursives. Sans parler des dispositifs odorants pour cantonner les ordures ménagères, ou la place laissée aux voitures lieux de fumerie clandestines ou d’amours cachées.
D’amour et de sexe il en sera fréquemment question tant les pressions de la société et le manque de lieux offrant un peu de « privacy » sont un problème récurrent . Les bois qui entourent le Rwama, offrent des « kreches », buissons impénétrables où de retrouvent le vendredi les couples hétéros ou homosexuels, les voyeurs, et les agresseurs qui les dépouillent. Le tableau qu’en fait Zerrouki avec son humour caustique donne froid dans le dos.
Et bien sûr l’accumulation des drames de la période est évoquée via des unes de journaux ou des représentations souvent euphémisées, mais quelquefois sans détours.
Dans cette période terrible, Salim se fraie tant bien que mal un chemin, en éveil sur tout ce qui peut annoncer un danger (les représentations des observations permanentes de dangers potentiels sont drôles, assez cinématographiques, avec des commentaires cocasses), échappe de peu à un prédateur sexuel dans le fameux bois du raccourci pour rentrer chez lui… Il doit compter jusqu’à son bac acquis au deuxième coup avec la sévérité de son père, souvent représenté avachi dans son canapé. Il arrive malgré tout à avoir des amis, et même une petite amie, avec de rares moments d’intimité.
L’album est d’une grande richesse de détails de vie qui semblent, si l’on en croit les remerciements en fin d’ouvrage, avoir été alimentés par certains camarades d’alors du quartier de Chevalley. « Pour remonter le temps, ma Delorean a carburé essentiellement aux deux mémoires vivantes de Chevalley, Sofiane Azzouz et Rafik Kezzouli ».
La documentation pour alimenter les récits des événements politiques qui ont jalonné la période est abondante, et sérieusement énumérée à la fin du livre. Il faut saluer la prouesse d’avoir pu illustrer dans un style qu’un récent article du Figaro qualifie d’espiègle, et un trait stylisé de caricaturiste, à la fois une période très sombre de l’Algérie, une initiation adolescente, une multitude de détails de la vie courante, une sociologie minutieuse des relations entre les personnes, une description rigoureuse des moments de cette histoire, avec toujours un humour acide bien algérois (ou algérien?), qui n’épargne pas l’autodérision, mais qui ne nous épargne pas non plus les abominations qui ont caractérisé cette guerre civile…
Pour donner une illustration (c’est le cas de le dire!) de ce style si personnel, les nombreuses personnes ayant sombré dans la démence et errant dans les rues, parfois menaçants, sont représentés comme des spectres constitués d’un gribouillis noir. L’un d’eux croise fréquemment notre héros avec toujours la même question « Hé, mec ! Tu es en colère ? ». Au final, c’est tout le Rwama qui devient ce gribouillis noir et qui termine sur cette même question, avant l’épilogue.

La dernière image représente le timbre poste orné du beau Rwama de l’origine, avec ce commentaire de Zerrouki « J’ai eu de la chance de connaître un immeuble en forme d’arc de cercle ».
Mais dans la mesure ou ses albums contreviennent à l’article 46 de la « charte pour la paix et la réconciliation nationale » incriminant toute personne qui reparle de la guerre civile, il est probable que l’auteur continuera à faire partie de l’Atelier des artistes en exil qu’il a rejoint en 2023.

Deux albums à découvrir, absolument.

Michel Wilson

 

FILMS

« FANON » film de Jean-Claude Barny, 2025.

On a déjà parlé dans la Lettre de Coup de soleil d’autres films consacrés à Frantz Fanon ; celui-ci du fait qu’il porte la date de 2025 peut être considéré comme le film du centenaire de la naissance de Fanon à Fort de France en Martinique en 1925. Son réalisateur étant lui aussi antillais est bien placé pour préciser la place de Fanon dans les luttes anticoloniales et dans la dénonciation du racisme qui est le support idéologique de la colonisation.
Frantz Fanon est intimement lié à l’histoire de la guerre d’Algérie jusqu’à son indépendance, bien qu’il soit mort huit mois avant celle-ci, le 6 décembre 1961, à l’âge de 36 ans. On peut d’ailleurs considérer que cette mort évidemment prématurée fait partie du caractère tragique de Fanon comme personnage, si impressionnant que peu d’auteurs, cinéastes et écrivains , ont essayé de l’affronter, au risque de le laisser sinon inconnu du moins sous-estimé. D’ailleurs même la sortie actuelle du film de Jean-Claude Barny est loin de connaître une diffusion généralisée. Et pourtant le réalisateur y prend, discrètement mais fermement, des positions qui font de Fanon autre chose et plus qu’un théoricien de la violence comme on a eu tendance à le croire du fait d’une très célèbre et terrifiante préface donnée par Jean-Paul Sartre au dernier livre de Fanon, paru en 1961, « Les Damnés de la terre ».
On pourrait presque considérer le film de Jean-Claude Barny comme une histoire de la genèse et de l’écriture de ce livre, né de l’expérience quotidienne vécue par Fanon bien plus qu’il n’exprime le lyrisme et les visions exaltées d’un théoricien. A plusieurs reprises on voit Josie la femme de Fanon et mère de leur fils Olivier, taper sur une petite machine à écrire ce texte prestigieux, tel qu’il sort des lèvres de son auteur en proie à des émotions qu’il veut maîtriser.
C’est d’ailleurs sur ce primat de l’émotion que le réalisateur du film a voulu insister et il y parvient très bien dès l’une des premières scènes qui a lieu en 1953, lorsque Frantz Fanon arrive en tant que médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville dans l’Algérie encore coloniale. Il y découvre la manière dont les malades sont traités, comme des prisonniers enfermés dans des cachots sinon dans des camisoles de force et considérés comme dangereux pour peu qu’on leur accorde la moindre liberté. Avant de montrer comment il va mettre fin à ce régime de détention et de brimade, le film s’attarde sur la découverte par Fanon de cet état de fait antérieur à son arrivée, et l’acteur Alexandre Bouyer, franco-camerounais qui l’incarne, rend parfaitement compte de l’empathie provoquée chez Fanon par les pauvres malades ainsi traités : bouleversé par ce qu’il a vu, il va s’engager de plus en plus dans la défense de tous ceux et celles que le régime colonial de l’Algérie rejette aux rangs des opprimés. Avec l’aide de Hocine qui lui sert de traducteur auprès des malades, il entre en contact avec des Algériens qui seront bientôt dans les rangs du FLN et de l’ALN même si en 1953, la guerre d’indépendance n’est pas encore déclarée (elle le sera l’année suivante en 1954) ; et comme sa sympathie pour cette cause est bientôt connue par les deux partis affrontés, il est sollicité pour aider ceux que le pouvoir appelle officiellement les rebelles. C’est ainsi qu’il rencontre et devient ami avec l’un des chefs de la « rébellion » évidemment bien connu en tant que personnage historique puisqu’il s’agit d’Abane Ramdane, Ramdane étant le prénom par lequel il est désigné dans le film.
Cette amitié qui unit les deux hommes permet au réalisateur de faire le portrait d’un militant et d’un combattant véritablement démocrate qui se bat pour un peuple qu’il aime et certainement pas pour assouvir son besoin personnel de devenir un chef tout puissant. Jean-Claude Barny prend très ouvertement position contre certaines tendances autoritaires du FLN prompt à liquider physiquement ceux qui dans ses rangs lui paraissent faire preuve d’un humanisme suspect : c’est le cas pour Abane Ramdane à l’assassinat duquel on assiste crûment, en direct, par les trois chefs qui ont décidé de se débarrasser de lui ; le réalisateur les nomme : Boussouf, Belkacem et Bentobal (alors même que leur crime n’a jamais été dénoncé officiellement depuis lors).
Avant cette cynique élimination, Abane Ramdane a eu le temps de faire venir et d’installer à Tunis son ami Fanon. Celui-ci y arrive en famille en janvier 57, sa situation décidément intenable dans l’ Algérie coloniale l’ayant obligé à démissionner— alors que la Tunisie, elle, est devenue (depuis le 20 mars 1956) un pays indépendant qui soutient la cause de la révolution algérienne.
Cette amitié entre les deux hommes est révélatrice des positions de Fanon, si l’on songe qu’Abane Ramdane condamnait la torture au sein de l’ALN et du FLN. Fanon dans le film de Jean-Claude Barny est lui aussi convaincu que la torture détruit l’humain en l’homme et il le montre dans tout un épisode remarquable du film consacré au Sergent Rolland, joué par l’acteur Stanislas Mehrar avec un talent qui mérite d’être signalé. Ce sergent au service de l’armée française pratique la torture à mort sur les fellaghas et ce faisant il se détruit lui-même comme le lui dit Fanon qui en tant que médecin psychiatre est supposé le soigner : « Ce que vous faites là, ça vous détruit de l’intérieur ». Sur la question de la violence, le film n’adhère pas à la position de Sartre qui dans sa préface en proclame la nécessité. On voit Fanon mourir de la leucémie qui le vide de son sang : le sang versé ne peut signifier que l’horreur de la mort.
Denise Brahimi

« LES MOTS QU’ELLES EURENT UN JOUR », film documentaire de Raphaël Pillosio, 2024

Le film qui nous est donné à voir aujourd’hui se veut la suite d’un autre plus ancien, qu’il englobe partiellement.
Pour remettre les choses dans un ordre chronologique que les rendra plus claires, le premier film a été tourné par Yann le Masson en 1962. Réalisateur de documentaires et directeur de la photographie, Yann Le Masson, qui avait alors 32 ans (né en 1930), connu comme militant anticolonialiste, avait été choisi pour accompagner de Rennes à Paris un groupe de militantes algériennes tout juste sorties de la prison que leur avait valu leur activité clandestine au service du FLN (il s’agissait le plus souvent semble-t-il de poser des bombes). Le documentariste et militant décide alors de filmer ces jeunes femmes, (dont certaines étaient encore très jeunes) et ce sont ces images, finalement retrouvées, que Raphaël Pillosio veut reprendre plus de 50 ans après, ce qui l’amène cependant à constater que la bande son du film de son prédécesseur a disparu, sans espoir semble-t-il d’être jamais retrouvée.
Raphaël Pillosio ne se décourage pas pour autant, tant les images lui semblent fortes et il conçoit alors le projet de rencontrer les personnes qu’on voit dans le film pour qu’elles lui parlent de leur passé. En fait, ce n’est pas sur leur activité de militante qu’il veut les interroger : né en 1977, il n’appartient évidemment pas à la génération de la guerre d’Algérie. Ce qui l’intéresse est ce qui s’est passé après leur sortie de prison et son désir est de faire parler à ce propos les femmes elles-mêmes, du moins celles qui acceptent de le faire, et ce ne sont pas les plus nombreuses. Cette difficulté fait partie du film et de sa signification.
Raphaël Pillosio retrouve en effet un certain nombre des femmes filmées par Yann Le Masson, mais chacune d’entre elles a beaucoup de mal à reconnaître les autres ou plutôt à les identifier. Plus difficile encore de reconstituer ce que pouvaient être les propos tenus par les jeunes femmes tout justes libérées, même si le réalisateur a eu une idée dont les effets ne sont pas tout à fait nuls, sans être pourtant très probants. Il s’agit d’utiliser une méthode de lecture labiale, dont les spécialistes sont en principe capables de lire sur les lèvres, grâce aux mouvements de la bouche, des propos qu’on n’entend pas. En fait tous les exercices auxquels il est amené à se livrer pour faire revivre ce passé de 1962, n’empêchent qu’on éprouve, et de plus en plus à mesure qu’on entend la suite du film, le sentiment que les obstacles à la parole ne sont pas seulement techniques mais bien davantage d’un autre ordre comme on va le comprendre peu à peu.
Le premier trait frappant, très visible mais qui paraît d’abord inexplicable, est que les jeunes détenues qui viennent tout juste d’être libérées ne sont pas pour autant exultantes de joie—sûrement pas autant qu’on s’y attendrait. Tout au contraire, ce qu’on lit sur leurs visages est un mélange de sérieux, de gravité et l’on peut aller jusqu’à parler d’angoisse mais une angoisse contenue qui ne cherche pas à s’exprimer verbalement. En fait on a l’impression que cette disparition de la bande son contribue à renforcer le silence et la réserve qu’elles ont choisi d’adopter ou qui s’imposent à elles : elles sont si jeunes que beaucoup d’entre elles ne possèdent sans doute pas les moyens d’expression qui leur permettraient de formuler clairement ce qui pèse sur elles à ce moment-là. D’autant que leur sentiment est sans doute complexe, comme on arrive à le percevoir peu à peu : libérées certes elles le sont, mais non sans beaucoup d’inquiétude sur ce qui les attend à leur retour au pays. Revenir dans leurs familles ne peut manquer de signifier qu’elles vont reprendre leur rôle et place traditionnels de jeunes femmes vouées à un mariage plus ou moins proche, sans doute même immédiat, tant il leur paraît évident que leurs proches voudront très vite gommer cet épisode bizarre de leur emprisonnement.
Ce qu’on pressent, très fortement, à voir les images tournées par Yann Le Masson, est plus que confirmé dans l’un des témoignages récemment recueillis par son successeur Raphaël Pillosio. Ce dernier, il faut le préciser, n’est nullement un militant politique et un activiste, en tout cas pas au sens où l’était au contraire Yann Le Masson. Et l’on est d’ailleurs frappé par l’extrême prudence avec laquelle il aborde les questions politiques, dont fait partie le sort des femmes algériennes pourtant évoqué par certains propos tout à fait récents dont son film fait état. Il se contente en effet de donner à entendre une femme courageuse qui sans aucun doute doit travailler actuellement à soutenir la cause féministe en Algérie.
Cette femme remarquable n’oublie pas pour autant le sujet précis du film à propos duquel est venu la voir Raphaël Pillosio : ce qu’il est advenu des jeunes femmes montrées par les images de Yann Le Masson. Et s’il est vrai que les femmes, globalement parlant, n’ont pas obtenu ce qu’elles pouvaient espérer du fait de leur participation (le mot est faible, c’est évidemment leur vie qu’elles mettaient en jeu) à la Guerre de Libération, c’est la non reconnaissance de ce qu’elles ont enduré notamment pendant leurs années de prison qui est la forme plus cruelle de l’indifférence et de l’oubli dans lesquels elles ont été tenues. Quoi de plus navrant en effet que le spectacle de ces magnifiques jeunes femmes dont le sacrifice a été froidement passé au compte des profits et pertes et dont beaucoup d’ailleurs ont assez vite disparu.
Denise Brahimi

 

DIVERS

Note sur le sergent Blandan
Ce mois d’avril 2025, la Mairie du 1er arrondissement de Lyon a organisé une table ronde destinée à faire connaître ce personnage dont plusieurs lieux lyonnais portent (ou portaient) le nom, et dont une statue est toute proche de ladite mairie.
C’est en effet à Lyon qu’il est né, le 9 février 1819 et sa courte vie s’est achevée 23 ans plus tard à Boufarik en Algérie. Il s’y trouvait en tant que soldat d’infanterie dans l’armée coloniale partie à la conquête de l’Algérie qui, commencée en 1830, en est encore à ses débuts lorsque le jeune Blandan de 18 ans s’engage en 1837. Il venait tout juste d’être nommé sergent lorsqu’il meurt de ses blessures à la suite d’un accrochage où il avait su faire preuve d’un courage, qui lui vaudra des honneurs posthumes, et des éloges du célèbre Maréchal Bugeaud.
Le Sergent Blandan ne se voit contesté qu’après la fin de la période coloniale et comme un effet de sa dénonciation. A date récente, certains ont pu être tentés d’en faire disparaître toute trace, c’est-à-dire, concrètement, son nom et ses statues. La solution suggérée par la maire du 1er ardt et adoptée à Lyon consiste à maintenir le souvenir du Sergent, mais en expliquant au moyen d’une plaque ce qu’il en a été de cette guerre aux méfaits innombrables, dont son cas particulier n’est qu’un exemple.
Une heureuse conséquence du changement de valeurs propre à notre époque est le remplacement (dans un espace public de Lyon) de son nom par celui d’une femme, Taos Amrouche (1913-1976), connue pour son interprétation prestigieuse des chants berbères de Kabylie.
Denise Brahimi

Note sur un groupe d’éditrices algériennes en visite à Lyon

La région lyonnaise, Isère et Rhône, a reçu en avril la visite d’éditrices algériennes, Maya Ouabadi, Saadia Gacem, Louise Dib, Imène Abadi. Elles sont les créatrices des éditions Motifs à Alger, elles publient une revue féministe « La Place » et une revue de critique littéraire Fassl. Le travail accompli par leur graphiste, en partie artisanal, est d’une grande qualité visuelle et l’on pourrait même dire tactile, enfin elles se montrent d’une grande disponibilité à l’égard de toutes les questions qu’on a envie de leur poser tant il est vrai que leur initiative qui jusqu’à maintenant est une réussite semble inespérée.

Les deux revues sont bilingues, écrites en français et en arabe. Maya Ouabadi, la fondatrice et directrice des éditions, a participé, à l’Université de Lyon 2, à la journée d’études sur « Les femmes de lettres arabes : hier et aujourd’hui ». Il s’agissait d’évaluer les défis que rencontre cette littérature actuellement.

Denise Brahimi

AGENDA

  • Lundi 5 mai: Film algérien DZAIR au cinéma Gérard Philipe de Vénissieux
  • Mardi 6 mai: Intervention Mémoires croisées de la guerre d’Algérie au collège Evariste Galois à Meyzieu
  • Mercredi 7 mai: Représentation théâtrale de « Entre Terres » de Dominique Lurcel au Théâtre de l’Uchronie à Lyon 7ème.
  • Mardi 13 mai Intervention Mémoires croisées de la guerre d’Algérie au collège Jean Mermoz de Lyon 7ème
  • Mercredi 14 mai Intervention Mémoires croisées de la guerre d’Algérie au Lycée Léonard de Vinci de Villefontaine (38)
  • Jeudi 15 mai Intervention Mémoires croisées de la guerre d’Algérie au collège François Mugnier de Bons en Chablais (74)
  • Vendredi 16 mai Intervention Mémoires croisées de la guerre d’Algérie au Lycée Anna de Noailles d’Evian (74)
  • Mardi 20 mai Intervention Mémoires croisées de la guerre d’Algérie à l’Institution saint Alyre de Clermont Ferrand (63)
  • Jeudi 22 mai  Intervention Mémoires croisées de la guerre d’Algérie au collège Paul-Emile Victor de Rillieux la Pape (69)
  • Vendredi 23 mai Intervention Mémoires croisées de la guerre d’Algérie au collège Saint-Louis de Tournon (07)
  • Samedi 24 mai 19h représentation théâtrale de « Pourquoi les oiseaux ont-ils disparu » d’après des livres de Rachid Mimouni à La Bifurk à Grenoble