« MARIE, MERIEM, MYRIAM » par Adil Jazouli, (éditions La Boîte à Pandore 2017)

Adil Jazouli est connu principalement comme sociologue, et spécialiste des « banlieues » (au sens particulier qu’a pris ce mot) sur lesquelles il a écrit plusieurs livres. Né au Maroc il n’en est pas moins une des personnalités qui en France fait autorité pour tout ce qui concerne ce qu’on appelle aussi les « zones urbaines sensibles ».
Marie, Meriem, Myriam est un livre de fiction qui n’en est pas moins nourri par tout le savoir de son auteur, non pas particulièrement sur les banlieues françaises mais sur une situation beaucoup plus vaste qu’elles ne font que refléter à leur niveau. Cette situation est liée au multiculturalisme dont on est bien loin de mesurer encore tous les effets, en partie parce que beaucoup de gens, dans la société française en tout cas (c’est différent en Angleterre et aux Etats-Unis) ont beaucoup de mal à l’accepter et le vivent beaucoup plus comme une menace que comme une réalité.
Le héros masculin du livre auquel Adil Jazouli a donné pour nom et pour prénom Gabriel Jibril est l’exemple même de ce multiculturalisme qui est beaucoup moins évident chez les trois personnages féminins dont les prénoms figurent au titre du livre. Gabriel Jibril est un Li banais d’origine palestinienne dont la famille s’est réfugiée au Liban, ce qui ne signifie en aucune façon, comme on a tendance à le croire dans la gauche française, que ce sont de pauvres réfugiés vivant dans des camps. Adil Jazouli, qui est très préoccupé par la situation en Palestine, n’en est pas moins très éloigné d’un grand nombre de clichés (tout simplement parce que ceux-ci sont le fait d’une profonde ignorance) et d’une totale lucidité à l’égard des manipulations politiques dont la cause palestinienne fait l’objet dans un certain nombre de pays arabes mais surtout de la part des groupes terroristes les plus virulents.
Le multiculturalisme de Gabriel vient en grande part de la diversité de son origine. Car si sa famille paternelle est d’origine palestinienne, installée à Beyrouth depuis 1948, sa mère, Lydia Hassoun, est descendante d’une grande famille juive d’Alexandrie. Ici plus que jamais, la situation des personnes dites orientales apparaît dans toute sa complexité.
Par contraste, les trois femmes qui font l’objet des histoires d’amour racontées par l’auteur ont une ascendance assez simple qui explique d’ailleurs pourquoi on va les voir, à un moment du moins, adopter une attitude univoque voire simpliste. Le but du livre est de montrer (évidemment pour le déplorer) ce simplisme dans une même circonstance d’une particulière gravité, les trois histoires étant en fait des variations simultanées sur ce même événement ou ce même moment, et non pas des épisodes qui se succéderaient chronologiquement.
Adel Jazouli a choisi de confronter les trois couples, c’est-à-dire les couples du seul Gabriel et de Marie, Meriem et Myriam, avec l’événement (ou la série d’événements) qui a secoué la société française en janvier 2015. On sait que les moments principaux en ont été d’une part l’attentat contre Charlie Hebdo lorsque les frères Chérif et Saïd Kouachi pénétrèrent dans le bâtiment abritant les locaux du journal armés de fusils d’assaut et assassinèrent onze personnes, dont huit membres de la rédaction ; d’autre part la prise d’otages dans un magasin hyper cacher de la porte de Vincennes à Paris, attaque terroriste islamiste et antisémite, dont l’auteur, Amedy Coulibaly, a tué immédiatement trois personnes et en a pris en otage dix-sept autres, dont l’un fut tué peu après, portant à quatre le nombre des morts.
Adil Jazouli se garde bien de raconter ces événements tragiques, ce qui d’ailleurs n’est pas nécessaire car ils sont dans toutes les mémoires ou presque. En revanche, son propos est de montrer à ses lecteurs les conséquences désastreuses de ces actes qui au-delà même des meurtres commis ont détruit la cohésion de la société française et creusé des brèches parfois considérables entre des individus qui coexistaient sans problème auparavant et avaient établi entre eux un rapport d’amour aussi fort que celui de Gabriel avec les différentes « femmes de sa vie », Marie, Meriem et Myriam. On a immédiatement compris, au choix de ces trois prénoms, qu’elles représentent trois groupes ethniques présents au sein de la société française, celui des Français de souche, qui s’accrochent comme à un dogme intangible à la laïcité et rejettent toute idée de communautarisme, celui des Musulmans qui même parfaitement intégrés veulent signifier l’appartenance à leur groupe d’origine lorsqu’ils le sentent rejeté, celui des Juifs qui sous la menace de l’antisémitisme croient trouver un refuge dans l’Etat d’Israël et essaient d’oublier que la France quoi qu’il en soit est leur pays.
Dans la suite des événements de janvier 2015, Gabriel est soumis à un rejet cruel et violent de la part des trois femmes qui exigent de lui une adhésion totale au comportement majoritaire de leur groupe d’appartenance. L’événement traumatisant a provoqué chez elles un repli communautaire que Gabriel refuse très fermement de partager. L’attitude des femmes s’avère passagère, de plus ou moins longue durée et suivie de regrets sincères. Mais dans les deux premiers cas, ceux-ci arrivent trop tard et l’union amoureuse qu’elles avaient avec Gabriel est définitivement brisée. Pour rejoindre le point de vue sociologique d’Adil Jazouli, on pourrait dire que les attentats terroristes de janvier 2015 ont déstabilisé gravement et durablement (bien que le sens de ce mot reste vague) les deux tiers de la société française —ce qui d’ailleurs était sans doute leur but. En pareil cas, on parle d’une onde de choc qui s’étend jusque dans les vies privées, domaine où la mise en forme romanesque est plus convaincante et touche un plus vaste public que le discours des sciences de l’homme. A cet égard, on pourrait dire qu’Adil Jazouli a gagné son pari et fait entendre clairement sa démonstration.
Denise Brahimi

(texte provenant du N° 25, Septembre 2018, Lettre franco-maghrébine de Coup de soleil section Rhône-Alpes)