Mohamed Ben Smaïl, grand éditeur tunisien: Hommage à un esthète disparu

 Encore un chêne qu’on abat ! Mohamed Ben Smaïl, fondateur des éditions Cérès, s’est éteint vendredi 6 juillet 2018.  Que dire de cet homme ?  Jamais trop, toujours pas assez !

Mohamed Ben Smaïl avait l’amour des mots chevillé à l’âme. Excellent journaliste, il accompagna Béchir Ben Yahmed lors de la création de l’hebdomadaire L’Action, qui allait devenir Jeune Afrique. Après de brèves responsabilités au ministère du tourisme puis  un passage éclair à la tête de  ce qui était alors la radio télévision tunisienne (RTT), Mohamed Ben Smaïl se lance dans la grande entreprise de sa vie : en 1975, Cérès éditions voit le jour. Très vite, « la maison » se distingue par la qualité de ses ouvrages, forme et fond mêlés : à la pertinence du contenu s’alliait la beauté de l’objet.

Comme journaliste puis éditeur, Mohamed Ben Smaïl n’a jamais plié la tête devant les décideurs politiques ; l’obéissance n’était pas son sport favori. Qu’on se souvienne du fameux discours, prononcé en 1970, par le premier ministre Hédi Nouira, devant l’Assemblée nationale, discours dont Mohamed Ben Smaïl, alors directeur de la radiotélévision, n’avait fait enregistrer que des extraits. Le lendemain, Hédi Nouira retourne lire son discours devant une assemblée vidée de ses députés et l’allocution intégrale est diffusée par les médias. Entretemps, le directeur de la RTT avait présenté sa démission. Plus près de nous, le refus du directeur de Cérès de publier un ouvrage, commandé à un pisse-papier italien et chantant les louanges du président Ben Ali,  valut à la maison d’édition d’être assujettie à un contrôle fiscal. Mohamed Ben Smaïl, homme libre, a toujours gardé la tête haute, à une époque où les fronts en berne étaient foison.

Que dire de l’homme ?  Sa lucidité hors pair, nichée dans la fulgurance du regard, son intelligence des êtres, sa rapidité de jugement, parfois lapidaire, ne le dispensaient pas de faire preuve d’une extrême courtoisie ainsi que d’une écoute ouverte et attentive. « Si Mohamed » était joyeux, comme on l’est lorsqu’on réalise que rien, ici-bas, ne mérite qu’on s’y attarde. Lui-même se jugeait sans complaisance. Souvent assailli par le doute, questionnant les autres sur son propre travail, cet homme aux apparences joviales cachait une profonde solitude et des désarrois, à l’écart de toute confidence. En vérité, il se livrait peu, à chaque fois par bribes fugaces, telle une porte, à peine entrouverte, aussitôt refermée.  Sur ses photos, le sourire, prêt à s’élancer et grandir, semble retenu dans sa course par on ne sait quelle amertume enfouie.  Sur cette amertume, les lectures nous éclairent : « Si Mohamed » était adepte d’Emile Cioran, philosophe hanté par la mort, pour lequel l’existence  ne représentait qu’un étroit passage entre naissance et fin. Comment concilier cela avec le bon vivant que fut Mohamed Ben Smaïl, tennisman accompli, cultivant l’amitié avec ferveur ? En réalité, nous sommes tous des puzzles aux pièces jointives mais désaccordées et il n’est pas incongru qu’un être possédant l’acuité de Si Mohamed ait été hanté par des interrogations existentielles, aussi constantes que douloureuses.

S’il est vrai que chaque existence est consacrée à  accomplir, sous des formes d’apparence différente, un seul et même projet (telles des variations sur une même partition), pour Mohamed  Ben Smaïl, ce projet fut Cérès. Par la fondation de cette maison, il a fait œuvre de pionnier. En ce temps-là, la Tunisie était portée par une génération de bâtisseurs, unis autour d’un projet commun et vibrant de la flamme des débuts. Travailler pour soi était aussi construire le pays. Faire œuvre utile (et belle) constituait un acte de militantisme. Notre époque peine à bâtir un projet commun. Lorsque les individualités se regroupent, c’est parce qu’elles « sont du même monde » et gare à celui qui ne partage pas leur « code couleur » : le voici étranger dans son propre pays. Au sein de ces « meutes », le militantisme a désormais pour maîtres mots l’ambition, l’argent et la course au pouvoir. Agir pour le pays, par amour du pays ? C’est  d’un ringard ! ..

Cher Si Mohamed, merci pour tout ce que vous avez été : votre raffinement, votre culture, votre exquise élégance. Merci pour votre amour des livres. Merci pour Cérès et, derrière elle, les auteurs que vous avez encouragés et publiés. Les êtres s’en vont, mais les mots demeurent. Et tous les mots de tous vos livres, continueront de témoigner de ce que vous avez été (Azza FILALI, La Presse de Tunisie, 10  juillet 2018)

Merci à Azza Filali, romancière tunisienne et fidèle de Coup de soleil, pour ce bel hommage à notre ami Mohamed, cette grande figure, ce pionnier de l’édition maghrébine.

Mohamed Ben Smaïla été des nôtres dès les premiers pas du Maghreb des livres. Il a été « recruté » dans cette belle aventure par sa collègue et amie Marie-Louise Belarbi, « la » libraire de Casablanca. Celle-là même qui nous avait poussés, avec Rachid Mimouni, à créer cet évènement annuel, à Paris, pour mettre en lumière la création éditoriale du Maghreb et / ou sur le Maghreb. Marie-Louise avait pour Mohamed une très grande estime et elle l’avait donc convaincu de nous rejoindre dès 1995, pour la 2èmeédition du MDL à la Grande Halle de La Villette à Paris: Coup de soleil fêtait en même temps ses 10 ans d’existence (1985)… et les éditions Cérès leurs 20 ans (1975) ! Je me souviens d’un Mohamed pétillant d’intelligence, ouvert aux autres, curieux de tout, que j’ai toujours eu plaisir à retrouver, au fil des ans, à Paris ou à Tunis.

Mohamed aura tenu les rênes de Cérès jusqu’en 2003, passant alors le relais à son fils Karim : une succession toute naturelle puisque Karim Ben Smaïlavait rejoint son père dès 1988 à la tête de cette belle maison d’édition. Depuis 2003, Karim a su faire honneur à son père en maintenant l’exigence et la qualité des productions éditoriales de Cérès, tout en les adaptant à une société en pleine mutation sociale et technologique.

Mais le fil des relations des Ben Smaïl avec Coup de soleil allait dépasser ces deux premières générations puisque, en février 2011, trois semaines après le décisif « Dégage » de ce 14-Janvier qui marquait la victoire de la révolution, c’est Youssef Ben Smaïl, petit-fils de Mohamed et fils de Karim que nous recevions à l’Hôtel de ville de Paris, à l’ouverture du 17èmeMaghreb des livres, comme le montre cet extrait de la « Lettre de Coup de soleil » n° 34 (ci-dessous). Youssef terminera dans quelques mois une thèse de doctorat en Histoire (université de Harvard) sur la Tunisie dans l’Empire ottoman.

De Mohamed à Youssef en passant par Karim : une bien belle lignée ! Assurément, Si Mohamed a aujourd’hui le droit de reposer en paix … (Georges MORIN)

Le destin est parfois facétieux ! 14 janvier 2011 : la Tunisie se remet debout après avoir chassé la « famille régnante ». Et trois semaines après, le 5 février, c’est le Maghreb des livres qui ouvre ses portes à Paris, avec les lettres tunisiennes à l’honneur ! Nous avons donc rajouté dans l’urgence au programme de la manifestation, déjà arrêté depuis l’automne 2010, une séquence « spéciale Tunisie » en soirée d’ouverture. Avec côte à côte Youssef Ben Smaïl, Fatma Cherif, Mahmoud Ben Romdhane et Georges Morin…