Coup de Coeur 2021/22

Coup de Soleil Montpellier ou Toulouse

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes de lecture

Noces de Jasmin
Hella Feki (J. Cl Lattès, collection La Grenade)

Noces de Jasmin est le premier roman d’Hella Feki, Tunisienne de 37 ans professeur de lettres au lycée français d’Antananarivo.

En moins de 200 pages, elle fait vivre « de l’intérieur » les 9 jours aboutissant à la chute et au départ du Président Ben Ali, du 6 au 15 janvier 2011.

La parole est répartie entre trois personnes plus ou moins impliquées dans les événements :

  • Mehdi, journaliste et blogueur, élément actif et déterminant de la révolution, est emprisonné à Tunis, au secret et régulièrement torturé ;
  • Essia est une jeune fille de la bourgeoisie essentiellement préoccupée par son amour pour Mehdi ;
  • Yacine, le père d’Essia, pharmacien et marié à une Française, ne rallie la révolution qu’à la toute fin.

Un quatrième narrateur est la cellule dans laquelle Mehdi a été jeté.

Il est constitué de trois parties, dans lesquelles chaque chapitre, court, est consacré au monologue de l’un des narrateurs.

J’ai trouvé ce roman prenant et convaincant parce que :

  • chacun des trois narrateurs humains est nettement différencié (façon de s’exprimer, position par rapport à l’actualité) sans manichéisme. De leurs monologues se détache peu à peu un tableau concret et vivant de la Tunisie de 2011 ;
  • les monologues de la cellule introduisent un temps long et une sorte de sagesse populaire de qui a vu passer et mourir de nombreux prisonniers ;
  • les dernières pages laissent entrevoir l’arrivée des islamistes ;
  • il fonctionne vraiment comme un roman et non comme un témoignage politique, grâce notamment aux personnages secondaires, en particulier la grand’mère d’Essia, à la sensualité des rencontres amoureuses entre Mehdi et Essia, et aux notations liées à la vie quotidienne (à Tunis et à Sfax).

 

Fatima Daas. La Petite Dernière (Ed Notabilia)

Fatima Daas est née en 1995 à St Germain-en-Laye, La Petite Dernière est son premier roman. Visiblement proche de l’autofiction, ce court ouvrage (187 pages constituées de chapitres d’une à trois pages) est bien présenté comme un roman et non comme une confession.

La forme peut surprendre, et même rebuter : chaque chapitre commence par « Je m’appelle Fatima » ou « Je m’appelle Fatima Daas ». Les phrases sont toujours courtes, une ligne par phrase la plupart du temps, avec un effet de poésie non rimée ; les paragraphes sont toujours très courts. Et la narration avance et recule comme une succession de vagues : répétitions jusqu’au ressassement, avec introduction de variations et d’informations nouvelles. Virginie Despentes, en 4ème de couverture, évoque Barthes et Mauriac ; pour moi, ce style m’a davantage fait pense à la prose poétique de Charles Péguy.

Bref, je fais partie de ceux que la forme de ce roman a séduits, malgré un a priori défavorable très vite balayé.

Le fond : la narratrice, Fatima Daas, est une adolescente puis une jeune femme, vivant en Seine Saint Denis, musulmane très croyante élevée dans une famille musulmane, qui découvre puis vit son homosexualité en voulant concilier sa foi et son désir. Elle raconte ses rencontres amoureuses, ses relations familiales, en particulier avec sa mère, aimante mais à qui il est exclu de confier sa vie secrète, ses prières à Allah et ses demandes de conseil aux imams, toujours sans se dévoiler.

Le thème est nouveau, la manière de le traiter est originale et très contemporaine, je pense que ce roman a sa place dans notre sélection.

NB: Michèle Rodary a été invitée le 1er mars 2022 à une rencontre au lycée de Clermont l’Hérault avec une formule assez originale. Le club de lecture de la médiathèque qui se réunit une fois par mois s’est transporté au lycée pour parler avec une classe d’un livre de notre sélection  » La petite dernière « . Les élèves avaient travaillé avec leur prof de français et le documentaliste du lycée et préparé des textes sur plusieurs thèmes. L’échange a été très intéressant. Merci à Sylvie Wagner de cette belle initiative !

Olivia Elkaim Le Tailleur de Relizane (Stock)

Le sujet de ce roman est devenu commun parmi les romans traitant du Maghreb, depuis quelques années : une narratrice (je ne trouve pas d’exemple de narrateur dans cette catégorie de romans), vivant en France actuellement, explore l’histoire familiale et ses liens avec l’Histoire du pays dont sa famille est originaire.

Ce qui fait le prix du Tailleur de Relizane, ce n’est donc pas l’originalité du sujet mais :

  • à l’intérieur de cette thématique, le choix de suivre le destin d’une famille juive, très modeste, devenue française en 1871 quand les Juifs d’Algérie ont été naturalisés Français ;
  • des personnages campés avec finesse dans leur complexité, auxquels le lecteur peut s’attacher et s’identifier, sur quatre générations : l’arrière grand’mère, les grands-parents (le tailleur de Relizane et son épouse), le père de la narratrice et la narratrice elle-même, très proche de l’autrice ;
  • un roman qui démarre avec une scène de roman policier ou de roman d’espionnage, en pleine guerre d’Algérie, et qui, sur la durée, fait partager au lecteur la vie quotidienne et les pensées des personnages, depuis 1958 en Algérie jusqu’à la période contemporaine, avec de nombreux allers-retours et de nombreuses variations de points de vue ;
  • un style vivant, varié, imagé, jamais pédant, qui tient le lecteur jusqu’au bout, même si la première partie, celle qui se passe en Algérie, m’a semblé plus aboutie que la suite.

 

Abigail Assor « Aussi riche que le roi ». Gallimard

Premier roman d’une jeune femme née en 1990 à Casablanca.

Seule information trouvée sur elle sur internet : une photo confirmant que l’autrice est une femme jeune. L’histoire étant située au moment de sa naissance, elle n’est pas directement autobiographique.

J’ai lu ce roman avec beaucoup de plaisir et d’intérêt.

L’histoire est simple : dans les années 90 à Casablanca, une jeune Française pauvre de 16 ans, déclassée, fait tout pour vivre au sein de la jeunesse dorée. Elève au lycée français, elle bâtit un mur entre ses relations et le monde où elle vit avec sa mère, en proximité immédiate d’un bidonville. Très jolie, elle utilise les garçons pour se faire offrir à manger, à boire et des sorties.

Lorsqu’elle rencontre Driss, dont on lui dit qu’il est « aussi riche que le roi », elle accroit ses ambitions et décide de le séduire et de se faire épouser, bien qu’il soit asocial, mal dans sa peau et laid.

Ce que j’ai apprécié dans ce roman très réussi :

  • sa peinture très concrète et imagée des paysages urbains et de la vie quotidienne de Casablanca, qu’il s’agisse des quartiers pauvres, des dealers, des villas luxueuses et de leurs occupants, de l’océan, seule ouverture vers un monde meilleur ;
  • son style très maîtrisé, offrant une lecture fluide et agréable ;
  • son empathie pour ses personnages. Ni Sarah ni Driss ne sont a priori très sympathiques, mais jamais Abigail Assor ne les condamne ou n’ironise à leurs dépens. De ce fait, en tant que lectrice je me suis rapidement attachée à eux ;
  • l’histoire elle-même, qui entraîne le lecteur là où il ne s’y attendait pas, avec une relation improbable qui s’établit progressivement entre deux héros qui ont en commun de ne pas trouver leur place dans la société et avec une peinture cruelle du fonctionnement de cette société.

Dans les Yeux du Ciel.

Rachid Benzine

Seuil

Rachid Benzine est né en 1971 à Kenitra, au Maroc. Islamologue, politologue, enseignant-chercheur, il a écrit de nombreux essais mais c’est un « jeune » romancier.

Dans les Yeux du Cielest un roman de 167 pages, d’une écriture classique et fluide.

La narratrice, Nour, est une prostituée âgée de 40 ans. Elle-même fille de prostituée, elle a une fille de 13 ans pour qui elle veut un autre destin.

Elle raconte son quotidien, dans un pays arabe qui n’est pas nommé, pendant le Printemps arabe (révolution, chute du pouvoir et victoire éphémère du peuple, prise de pouvoir des islamistes). Les personnages sont parfaitement incarnés, leur vie est faite d’événements concrets : même si toute la vie de Nour et de sa mère dénonce le sort fait aux femmes, le lecteur ne ressent pas Nour comme un archétype mais comme une personne à laquelle il s’attache ; il en est de même pour son ami Slimane, poète, homosexuel et blogueur. Les phases de la révolution, à laquelle Nour reste d’abord extérieure, sont dépeintes clairement et sans emphase, au travers des personnes rencontrées.

Il s’agit donc réellement d’un roman et non de l’illustration d’un discours féministe ou politique. Une faiblesse cependant : les dialogues ne sont jamais crédibles, réduits à des échanges de professions de foi.

Dans les Yeux du Cielse lit avec intérêt, il fait ressentir au lecteur une étape cruciale de l’évolution du Maghreb.