« HADJIRA, LA FERME AMEZIANE ET AU-DELA », de Claire Mauss-Copeaux – Editions Les chemins du présent 2017

 

Ce livre est né d’une rencontre à Constantine entre Claire Mauss-Copeaux, historienne, auteur de plusieurs ouvrages sur les mémoires des conflits et Hadjira, une moudjahida (combattante) de la guerre de libération de l’Algérie. C’est par Afifa (une nièce d’Hadjira qui vit à Lyon) que Claire entre en contact avec Hadi, le mari de sa tante. L’entourage familial d’Hadjira souffre de son silence sur son enfermement à la ferme Ameziane, un lieu devenu tristement célèbre à Constantine. Ce domaine agricole prospère pendant la colonisation est réquisitionné en 1958 et transformé en Centre de Renseignement et d’Action (CRA), un acronyme pour désigner un lieu d’interrogatoire des « suspects » raflés dans la région. En termes clairs, un centre de torture. Hadjira y est enfermée après avoir été arrêtée à l’âge de 21 ans. L’auteur (Claire) tente de la convaincre de raconter son incarcération dans la Ferme (notons la majuscule utilisée par l’auteur). Il aura fallu à l’historienne près de six ans, beaucoup de doigté, d’opiniâtreté et de bienveillance pour mettre Hadjira en confiance.
Le livre est construit autour de six chapitres, écrits de l’auteur et d’Hadjira, entre présent et passé. Il est ponctué de quelques photos d’archives militaires et de portraits de famille. La ville de Constantine est omniprésente dans les textes des deux femmes. « Elle s’impose dans toute la dureté et l’intransigeance de son site », nous dira Claire. Son fameux pont suspendu au dessus des gouffres noirs se fait métaphore de la traversée de l’horreur vécue par Hadjira. L’auteur évite le piège de la reconstruction ou de la biographie sous forme de chronologie. Impossible de raconter « une vie faite de ruptures, de cheminements aléatoires, une mémoire éclatée par la violence». Elle choisit de suivre le fil d’Ariane tiré par Hadjira pour traverser le pont et aller plus loin, au delà de la ferme Ameziane.
Premier chapitre. Hadjira et l’auteur visitent le collège de jeunes filles de Constantine, celui où elle est entrée en classe de sixième et rêvé de faire des études comme ses grands frères. Le collège se trouve à 880 mètres exactement de la ferme Ameziane à la périphérie du quartier Saint-Jean où vit sa famille. Le décor est planté. Commence alors un long dialogue de six ans entre les deux protagonistes. Un accouchement lent, douloureux faits d’hésitations, de renoncements, de rendez-vous différés. L’historienne s’arme de patience. Pour Hadjira, l’exercice est périlleux. Comment raconter la douleur d’Ameziane ? Comment lutter contre les vagues de détresse qui la submergent quand le souvenir de ce qu’elle a subi à la Ferme la rattrape ? Comment raconter l’humiliation sordide et la mort ? Le18 mai 2015, elle prend sa décision et écrit. « Je sais que ces moments sont importants, je les ai vécus, ils sont enfouis en moi, ils font ma vie. Aujourd’hui, je tiens à les partager ». Hadjira n’avait jamais raconté « la Ferme » ni à sa mère, ni à ses frères ni même à Hadi, son mari. Encore moins à ses enfants. Pourquoi ce si long silence ? « Le climat qui a prévalu dans mon pays, peu après l’indépendance a certainement joué. La banalisation de toutes les formes de lutte que nous avions menées, les enjeux politiques qui se précisaient, oui, tout cela a pesé, m’a incité à me taire ». Pourtant Hadjira l’affirme fort. Elle n’a jamais regretté son engagement pour la liberté même si le prix à payer a été élevé, très élevé.
Le premier récit d’Hadjira commence par son enfance et son adolescence. Rien ne préparait cette femme à ce parcours militant et à la violence qui allait assombrir sa vie. Ses grands-parents sont originaires de la Calle, un petit port à l’est d’Annaba. Une famille de notables, l’un des grands-pères était cadi, l’autre mufti, théologien et jurisconsulte. Le cadi avait scolarisé ses filles et ses garçons, en arabe et en français. Le père de Hadjira est interprète judiciaire au tribunal de Guelma. Un pur produit de cette double culture. Elle a cinq ans quand sa famille quitte Guelma pour s’installer dans le quartier de Saint-Jean, dans un faubourg européen. C’était la seule famille arabe à vivre rue Fronton. Elle y a passé toute sa scolarité de l’école maternelle et primaire au collège. Hadjira a été une enfant gâtée. Très proche d’un père adoré, « un homme grand et mince, bel homme, soigné et qui portait de beaux costumes ». Un père complice qui l’emmenait juchée sur ses épaules dans des virées joyeuses dans un des bars de la ville. Il mourra à l’âge de 42 ans d’une embolie. Sa mère, analphabète, a pris la relève. Elle était profondément religieuse mais n’avait jamais obligé ses enfants à faire la prière, n’avait jamais bridé sa fille dans ses engagements politiques malgré les risques qu’elle prenait. Hadjira a beaucoup fréquenté ses camarades françaises. Elle parlait mieux le français que l’arabe. Elle a même chanté avec plaisir la Marseillaise, avouera-t-elle, avant de prendre conscience du racisme insidieux qui régnait autour d’elle.
Premier accroc. Le 8 mai 1945 et ses massacres. Hadjira est confrontée à l’âge de 8 ans à un événement angoissant. Ses parents sont ravagés de chagrin par l’assassinat d’amis très chers restés à Guelma. Des personnes de double culture qui leur ressemblent. Plus tard, à l’âge de 16 ans, elle sera témoin de l’assassinat d’un algérien dans son quartier. Une scène l’a particulièrement marquée. Un habitant de Saint-Jean, Marcel (elle l’appelait tonton Marcel) s’était approché du corps ensanglanté gisant par terre et l’avait frappé violemment du pied en hurlant « Sale fellaga ! ». Hadjira sort peu à peu du cocon familial qui la protégeait et découvre l’injustice coloniale. Le vent de l’insurrection souffle dans la région de Constantine. Aux attentats « ciblés » d’européens, l’armée française répond par une répression féroce et ferme les yeux sur les « ratonnades » des populations musulmanes. Hadjira choisit son camp en rejoignant la grande grève des lycéens et des étudiants en mai 1956. Elle trouve un travail à la poste, renonce à passer le baccalauréat et s’engage directement dans la lutte clandestine des fidayins (combattants). Profitant de la situation privilégiée de sa famille et de son « physique d’européenne », elle sert d’agent de liaison pour le FLN et transporte même des armes pour son compte. Elle est arrêtée et incarcérée à la ferme Ameziane en 1959 à la suite d’une dénonciation. Elle raconte les circonstances de son arrestation. Le ton semble distancié. Elle parle du passé, de ses compagnons de lutte, de leur courage, en évitant de se mettre en avant. Ce n’est que bien plus tard qu’elle consent à lever le voile sur l’enfer de la Ferme : « dans l’écurie où nous étions enfermés, la plus jeune d’entre nous, Rania, avait 16 ans et la plus âgée 45 ans peut-être…Nous n’avions rien…Plus de pièces d’identité, pas le moindre vêtement, rien pour la toilette. Nous croupissions, excusez-moi du terme, nous croupissions dans la merde. Notre écurie était en face de la pièce où ils torturaient. Ils torturaient surtout la nuit. ». Dans un courriel du 30 mai 2014 envoyé à Claire, elle franchit une nouvelle étape et consent enfin à décrire les interrogatoires qui se suivent pour la faire parler. Rien ne lui sera épargné. Les coups qui pleuvent, les insultes, le supplice de la gégène, la pendaison par les pieds et d’autres atrocités. « Les deux bérets rouges m’ont ligotée sur une chaise avec une grosse corde. Ils m’ont mis un entonnoir dans la bouche, ils ont puisé une eau noirâtre dans la baignoire à côté de moi. Je criais, je suffoquais, j’essayais de fermer la bouche, mais ils étaient les plus forts». A un autre moment, elle avoue : « chez moi, c’était un refuge… » mais ils le savaient. Ils ont continué et continué de questionner : qui est ton chef ? Je ne sais plus ce que j’ai dit…Je n’en pouvais plus, mon ventre enflait, enflait. J’ai essayé de vomir. Je n’en avais plus la force et je me suis évanouie. En me réveillant, je me suis aperçue que j’avais uriné sur moi ». Le cauchemar alternant tortures et pressions psychologiques durera plus de trois mois jusqu’à sa libération.
Le livre se clôt sur le retour à la vie, la libération du pays. Hadjira s’est-elle débarassée de son fardeau ? A-t-elle tout raconté ? Elle seule le sait. L’ouvrage de Claire Mauss-Copeau ne répond pas à ces questions. Nous ne saurons qu’une petite partie de l’humiliation sordide qu’ Hadjira a vécu dans sa chair et dans son esprit. L’historienne, consciente des limites de sa parole face à l’indicible, ne cède jamais au lyrisme et à la glorification. Son travail d’écoute honnête, étayé par les archives, est servi par une langue simple, juste. Reste le témoignage d’une femme qui s’est efforcée d’être au plus près de la vérité. Sans jamais céder à la haine. Une femme debout, malgré Ameziane et bien au-delà d’Ameziane.
Omar Hallouche

(article repris du N° 27 (novembre 2018) de la lettre mensuelle de la section Auvergne- Rhône- Alpes de Coup de Soleil)