F. Rigal

Tous les Gaulois n’ont pas les yeux bleus

Bernadette Rey Mimoso-Ruiz

Dès la première de couverture de Ma part de Gaulois 1, si le lecteur n’a pas été alerté par le nom de l’auteur, le sujet est annoncé par la photographie d’une famille maghrébine réunissant un couple et ses six enfants. La part autobiographique du texte est donc ainsi affirmée puis confirmée par la mention « récit » qui écarte fiction romanesque.

Après deux livres de révolte et de colère qui évoquent les humiliations subies, les démêlés avec les autorités française 2, Magyd Cherfi livre dans Ma part de Gaulois le récit d’une année décisive de sa jeunesse, celle de la classe de terminale qui le conduit jusqu’au passage rituel que constitue l’obtention du baccalauréat. Cet examen, devenu quasi routinier pour la majorité des lycéens, prend des couleurs d’aventure et d’exploit quand l’élève provient des quartiers périphériques et, pour ce qui est de Cherfi, d’une cité toulousaine réputée « sensible », selon l’euphémisme tranquillisant utilisé par les médias. Initialement bâti pour accueillir les rapatriés d’Algérie en 1963, le quartier des Izards a périclité dès les années 70 pour devenir une sorte d’îlot où se retrouvent des immigrés d’origine maghrébine et des gens du voyage en voie de sédentarisation. La crise pétrolière de 1973 achève de marginaliser ces populations laissées aux portes de la ville et la délinquance, les problèmes sociaux, sont l’environnement dans lequel Magyd Cherfi grandit. Né en 1962, il choisit à 18 ans d’opter pour la nationalité française, mais cela reste insuffisant pour une intégration complète comme l’exprime l’épigraphe qui ouvre le récit : « L’exception française c’est d’être français et de devoir le devenir ». Ce détournement du concept d’exception française désignant d’ordinaire la politique culturelle de la France, souligne l’absurdité de la situation et met en lumière le rejet des citoyens d’origine étrangère, qui, bien que nés sur le territoire et donc Français de droit, n’ont pas la reconnaissance de leurs concitoyens. Le ton est donné, le récit reposera d’une part sur la quête identitaire d’un jeune des banlieues et d’autre part, dressera un tableau d’une banlieue dans la dernière année du mandat présidentiel de Valéry Giscard d‘Estaing. À partir de sa propre expérience, Magyd Cherfi retrace le cheminement d’une génération en manque de repères, partagée entre deux mondes qui s’écarte des traditions conservées jalousement par les parents et ne parvient pas pour autant à pénétrer la sphère sociale de ceux qui demeurent « les Français », c’est-à-dire l’Autre, à la fois envié et rejeté.

Une société patriarcale et déséquilibrée

Magyd Cherfi trace un portrait avec tendresse mais sans concession de la micro société dans laquelle il a évolué dans l’année qui précède son entrée dans le domaine de la chanson, et s’il en dénonce les dérapages, il parvient aussi à en expliquer les causes.

La rue Raphaël, refermée sur elle-même, vit à un rythme double : d’un côté celui des pères qui vont travailler et des mères qui s’activent au foyer et, de l’autre, celui des jeunes plus ou moins présents dans les collèges ou les lycées professionnels et, le plus souvent, désœuvrés ou petits délinquants. Ce décalage est révélateur des écarts qui séparent les générations.

Magyd Cherfi évoque les pères immigrés pendant ou après la guerre d’Algérie et les humiliations qu’ils subissent. Le sien ne se plaint pas (214), il est une ombre soumise qui encaisse les insultes proférées par d’autres immigrés plus anciennement arrivés : « tel ou tel Italien ou autre Portugais beuglant des « sales Arabes » à tout bout de champ. » (142). Dans la famille, c’est la mère qui gère le budget, surveille les études des enfants, et veille à la bonne marche de la maison. Le père, dont il est peu question dans les premières pages du récit, a une part de sagesse : « Heureux d’un foyer, d’une femme dont il disait que c’était la meilleure cuisinière » (214) qui laisse deviner l’origine de cette sérénité venue d’une enfance misérable qui lui fait apprécier le moindre cadeau de la vie. Magyd, s’il reste assez éloigné de lui car ce père n’est guère bavard, se souvient toutefois, trente ans plus tard, d’un conseil reçu quand il avait « une dizaine d’années » (215). La morale de cet homme simple et sans doute naïf, prend l’allure d’une fable :

Tu vois ça [le tranchant d’une lame de couteau], c’est le chemin qui va au paradis. SI tu as été méchant tu pencheras vers l’enfer et tu brûleras pour l’éternité. Si tu as été gentil il penchera de l’autre côté et là tu trouveras des montagnes de fruits ; des figues, des melons des bananes. Tu nageras dans des rivières de lait et il fera bon tout le temps. (215-216)

Cependant, cet homme diffère des autres pères du quartier. Certes, il n’a rien de l’époux attentif et aimant, la tendresse n’est pas dans sa culture, et lui arrive de rembarrer sa femme d’un « firrrrm ta grann’ guil » (56) mais il ne boit pas et se fait un devoir d’assurer le pain à ses enfants. D’autres, plus irascibles, se vengent des humiliations subies dans leur travail sur leurs épouses qu’ils considèrent comme leur propriété. Cherfi ne cache rien des violences faites aux femmes et constate tristement que la mère de Bija était « cognée jusque dans la rue par son mari et [qui] passait son temps à l’excuser. En quelque sorte une victime avocate de son bourreau […] » (121). De facto, le relatif équilibre de la famille de Magyd participe sans doute de sa future réussite, car s’il y a violence dans l’environnement, le foyer est toutefois plus calme grâce à l’omniprésence de la mère attentive aux possibles dérives de ses enfants. Même si cette surveillance est souvent pesante, elle a sans doute éveillé en lui le respect de la femme, ému par cette confession lâchée un jour de tristesse : « J’ai même pas été femme. » (47). En effet, venue d’Algérie « descendue des montagnes contre son gré pour suivre un mari installé en France. Très vite elle avait pleuré de se retrouver moins que ce qu’elle n’était déjà, une étrangère, sans langue, sans mots et sans parole. » (47). L’arrachement à la famille, au mode de vie de toujours, est un des drames de l’émigration que les femmes subissent sans qu’elles n’y trouvent la liberté que leur sexe leur interdisait déjà au village. Cherfi s’indigne de voir « nos mères, ces femmes bafouées, réduites dans l’acceptation du pire. […] Je les ai vues se redresser heureuses de pouvoir encore marcher, je les ai vues sourire à penser qu’il y avait pire. Qu’elles pourraient être répudiées dans un claquement de doigts, se retrouver dehors, « dehors », ce néant sans limites peuplé de mécréants. » (191) Exilées, maltraitées et étrangères au monde qui les entoure désormais, leur sort est tragique et la mère de Magyd, dotée d’une volonté farouche, mise tout sur la réussite de son fils pour ne pas avoir souffert en vain, en pionnière de l’intégration dont les femmes seront les actrices principale 3.

Dans la cité, la condition féminine et les interdits qui l’accompagnent relèvent à la fois des traditions importées par les pères et de l’interprétation qu’en fait la génération suivante.

Venus pour la plupart de la Kabylie, les pères s’accrochent aux coutumes patriarcales en usage dans le douar de leur naissance et que paradoxalement, les mères transmettent à leurs fils de génération en génération au mépris de leur propre sexe 5. Pour les hommes, conserver un pouvoir sur leurs femmes et leurs filles est une manière pour eux de ne pas perdre leur identité, d’affirmer une virilité qui ne peut passer que par la violence.

Quant aux jeunes, ils expriment dans l’oppression qu’ils font peser sur leurs sœurs leurs propres frustrations et croient ainsi défendre un patrimoine culturel pour se démarquer de la société des « Français », s’illusionner qu’eux seuls détiennent la véritable morale, justifiant par le mépris la souffrance de leur mise à l’écart. Si les événements de 68 ont fait tomber dans l’hexagone les barrières séparant les sexes, ils ont par contraste, dans les familles maghrébines, crispé les principes ancestraux dans leur caractère absolu au point que « Quand un garçon croisait sa voisine, il ne la saluait qu’avec les cils et encore, s’ils étaient hors territoire. » (135). Si les garçons peuvent exprimer leur libido hors de leur quartier, la relation amoureuse avec une fille de la cité est le tabou suprême : « On nous dit « Vous les Arabes, faites gaffe pas là ! Visez ailleurs, tapez les Blanches » […] Les Françaises, pas les Reubeus ! « (122)

Les filles, elles, sont réduites à « jouer entre elles un court moment entre la vaisselle et les graines de semoule » (13) et soumises à une double vigilance, celle des parents et des frères qui se posent en relais et veillent à les maintenir au service des hommes de la maison. Il n’est donc pas question qu’elles envisagent de se prévaloir d’un désir quelconque d’instruction. De fait, elles acceptent les brimades et pour les coups reçus, aussi durs soient-ils, elles ne porteront pas plainte: « Faut bien qu’on nous dresse sinon on part de travers » (15). Le cas extrême de Bija est significatif à cet égard : surprise par son père et son frère à lire Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, elle est défigurée et restera des jours à l’hôpital : « Sur son visage un carnage. Ses deux lèvres fendues se détachaient littéralement de la bouche et son nez n’était qu’une boursouflure pourpre. Ses joues semblaient cisaillées à la pierre et les deux arcades dégoulinaient sur ses yeux. » (45). Leur intention était réellement de « lui arracher les yeux » (47) ce qui en dit long sur la peur panique des deux hommes de perdre leur pouvoir, donc leur dignité et leur virilité, au nom de la protection de l’honneur de la famille, liée au mythe de la virginité (90) qui justifie toutes les contraintes et brimades qui peuvent aller jusqu’au meurtre 6.

A contrario Magyd interdit à ses sœurs de prendre le balai (157), parvient à convaincre les mères de laisser les filles participer à l’association de quartier en se faisant le garant de leur bonne conduite (106). Cependant, il n’est pas à l’abri des moqueries de ses congénères car, son parcours littéraire, son caractère de leader à contrecourant de la doxa locale, lui valent leur mépris formulé dans un expressif « Salut les pédés » à chacune de ses sorties et jusqu’à une magistrale « correction » lorsqu’il s’approche de Samia, la sœur de Mounir, le caïd qui parade en BMW (73).

Écrire pour être quelqu’un

À la différence de ses amis de la rue Raphaël, Magyd a le goût des mots, l’envie de chercher dans une phrase comment exprimer le quotidien, le malaise identitaire, les aspirations de son entourage. Sa fonction de conteur apparaît dès l’incipit : « Magyd, écris-nous quelque chose ! Un truc qui tue, mets-nous le feu ! On s’ennuie » (9). Lui-même se prend au jeu d’être le scribe de la cité, l’intermédiaire entre les deux rives de la mer, écrivant pour les immigrés les lettres à envoyer au bled (12).

Dès les premières pages il se présente « écrivain public » et déclare « À défaut d’être « mec », je me suis fait plume et ma haine, plutôt que de poings, s’est servi d’un stylo » (10). Le goût du bien dire lui est venu de l’apprentissage scolaire, et de la chance qu’il a eue de ne pas avoir été comme ses voisins dirigé d’office vers le lycée de proximité, faiseur de maçons ou de tourneurs-fraiseurs : « les « Arabes 14″ » id= »_x0000_i1025″ src= »file:////Users/marcbernard/Library/Group%20Containers/UBF8T346G9.Office/TemporaryItems/msohtmlclip/clip_image001.png » style= »box-sizing: border-box; vertical-align: middle; border-style: none; max-width: 100%; height: 13pt; width: 5pt; »>  basculaient sans s’en apercevoir dans la section atelier » (40), mais d’accéder à la seconde d’enseignement général. L’amour des livres, l’empathie avec la littérature sont aussi liés à la vigilance maternelle, au souci qu’il a de ne pas la décevoir, renonçant dès l’enfance aux parties de foot « de peur de la voir pleurer » (14). Sans doute, est-ce pour que d’autres puissent avoir les mêmes chances qu’il crée une association de soutien scolaire en collaboration avec la jeune Hélène animatrice de quartier. Soutenus par une association, plusieurs ateliers sont à la disposition des adolescents : un atelier de danse tenu par Agnès, de théâtre dont s’occupe Momo, Samir et Bija et un autre d’écriture, attribué quasiment de droit à Magyd. (97) L’élan de la jeune génération est porté par l’espoir d’appartenir un jour à la France, d’effacer le qualificatif « arabe » pour se fondre dans la population comme des citoyens ordinaires.

L’ascenseur social que pouvait être la réussite scolaire dans ces années pour « les enfants de la République », apparaît à tous comme inaccessible, ce qui explique la ténacité de la mère à gagner ce combat contre l’exclusion par l’intermédiaire de son fils, constance qu’il définit comme « sa bataille de la marne » (83). Sans doute aussi est-ce l’ambition et le rêve de tous les pères d’avoir un fils « ingénieur ou docteur » (245), comme une revanche sur les anciens colonisateurs dont ils ont connu l’autorité. L’obtention du bac constitue l’adoubement pour emprunter cette voie royale. Magyd reste lucide au milieu de l’enthousiasme général après son succès, et, s’il se prête à la fête qu’organise son père c’est seulement par amour et respect pour lui et surtout parce qu’Hélène lui en explique l’importance: « Oui j’estime que c’est un symbole qui mérite d’être fêté, t’es le premier bachelier de la cité, c’est important, j’y peux rien, ta famille a besoin que des choses soient réussies, ça, ça les fait avancer. » (241). Pour Magyd, tuer un mouton et inviter voisins et amis pour l’occasion constitue une attitude rétrograde, le renvoyant à une culture algérienne dont il refuse l’influence, préférant considérer que son succès lui permet d’être enfin à égalité avec la jeunesse de son temps : « Je suis français, c’est sûr puisque j’ai un diplôme » (207)

Magyd sait bien qu’il ne sera ni médecin, ni ingénieur, mais homme de musique et de plume, trouvant dans le rythme de l’une comme de l’autre le moyen d’expression qui lui est nécessaire. On connaît le succès de Zebda dont la naissance est annoncée dans l’épilogue : « Y’a quarante dates qui nous attendent, l’aventure du rock’n’roll commence, c’est parti Magyd, tu peux dire adieu à ton quartier tout pourri, à nous la gloire, à nous les filles, à nous la France » (258). Mais pour l’heure, il est seulement question d’oublier la médiocrité ambiante et de s’exprimer en liberté.

La langue française, déjà forgée et travaillée dans les paroles des chansons, se révèle novatrice dans l’écriture littéraire. À la différence des romans beurs des années quatre-vingts 7, Magyd Cherfi possède le recul nécessaire pour user de l’autodérision afin de rire de sa misère (49), mais aussi de clairvoyance et d’une forme d’indulgence. Inscrits dans la littérature dite « de banlieue », les deux premiers ouvrages de Cherfi se démarquaient déjà par leur souplesse de langue. Ma part de Gaulois, dans son hybridité maîtrisée juxtapose les registres depuis la réflexion sur les frustrations des filles qui le culpabilisent : « Honteux de ne pas être à la hauteur de ma tâche, celle de les protéger, de les apaiser, d’accompagner ces corps finalement blessés jusqu’au seuil de ce qu’il était possible de soulager. Je m’en voulais de ne pas être plus cérébral. » (107), jusqu’aux élucubrations érotiques de Gibon, « le taiseux »(38). L’oralité traverse tout le récit, bouillonnante de métaphores expressives : « Plus mon bac approchait, moins mes muscles me tenaient, je n’étais plus qu’une mousse soufflée de la peur d’une matière à la carence d’une autre » (138), d’interjections et d’injures (« le con de ta mère ! »), d’exclamations mêlant verlan, arabe, argot, anglais, reproduisant la vivacité des échanges verbaux, mais aussi formes poétiques qui jaillissent au détour d’une phrase : « La profondeur des racines empêchait la greffe » (182) pour évoquer le malaise identitaire. Il a réellement le sentiment d’un devoir d’écriture pour dire ce qui l’entoure et constate avec une certaine amertume que « Chaque bouche qui s’ouvre ici est un roman de Zola. » (96)

L’hybridation de la langue, travaillée sans que l’effort apparaisse, soutient l’intention de rendre l’écriture accessible au plus grand nombre, à commencer par les personnages eux-mêmes d’un récit où le réel côtoie la fiction en restituant les non-dits du quotidien. Magyd Cherfi, en dépit du succès qu’il a su conquérir, ne renie rien de ses années aux Izards, il écrit pour ceux-là qui sont comme lui nés aux marges de la ville (12), tentative sans doute utopique, qui appartient à tous les écrivains des laissés pour compte, comme le formule Le Clézio citant Stig Dagerman dans son discours de Stockholm 8 : « Car il [l’écrivain] bute sur un nouveau paradoxe : lui qui ne voulait écrire que pour ceux qui ont faim découvre que seuls ceux qui ont assez à manger ont loisir de s’apercevoir de son existence. (L’écrivain et la conscience) »

Ainsi donne-t-il la parole aux Gitans, autre population marginalisée, en restituant la saveur de la langue, sans éviter l’un des reproches souvent décernés à cette communauté qui vit essentiellement de subventions sociales : « Magit (il m’appelait Magit en prononçant le t). Y’ a pas moyen de payer l’électricité de la daronne ? Elle pète les plombs et j’ai pas de lové. « (91) Ce à quoi il répond « ce que tu fais là c’est de l’assistanat » (91). Il ne s’agit pas pour lui de rejoindre des préjugés souvent exploités, mais de mettre en lumière le mélange des populations et d’affirmer que les aides ne sont pas un dû, mais un secours qui ne remplace pas l’initiative individuelle. Il marque ainsi un respect pour les institutions républicaines qui tentent d’honorer la devise d’égalité, de fraternité. Toutefois il est conscient des manques dans l’application au quotidien, mais dans cette remarque, il suggère que toutes les parties sont impliquées dans leurs devoirs respectifs.

Écrivain dans l’âme, Magyd Cherfi en perçoit la difficulté quand il évoque la pièce que ses amis lui demandent d’écrire et qu’il ne pourra jamais leur donner, leitmotiv silencieux dont Ma part de Gauloispourrait représenter le rachat d’une promesse non tenue : « J’avais promis un truc, entre-temps oublié que j’en étais plus là comme un prophète qui apporte la nouvelle, j’avais oublié l’attente intenable, le poids du pacte » (226). La déception du groupe est à la hauteur des attentes, et les reproches d’Agnès lui font prendre conscience de son égoïsme, même si elle finit par lui dire : « après tout tu as le droit d’écrire ce que tu veux » (229), ce qui sera, dans un premier temps la chanson Vice de formes, « premier titre en français » (234), qui sera acclamé par un « Yeeees !!! » retentissant. (235)

L’écriture sera tout d’abord musicale, un exutoire dans lequel il peut exprimer le malaise identitaire de toute une génération. Ma part de Gaulois, au-delà de la restitution de la vie quotidienne de la cité, retrace la difficulté d’un jeune issu de l’immigration de trouver son équilibre partagé entre la culture familiale qui prolonge celle des origines et celle de son pays de naissance qui lui est finalement plus familière.

Une schizophrénie maîtrisée

Si les années d’enfance semblent proches de l’appartenance « à la tribu de chez Clovis » (17) qui prend des allures de conte de fées par le biais d’une histoire au parfum de IVe République, faisant de la France une terre d’accueil et des Gaulois les ancêtres de tous, ce sentiment est fragile : « On a été français un temps, le temps de la petite école qui nous voulait égaux en droit » (19), les années suivantes ont détruit cette illusion et la rue a achevé de défaire les espérances : « Français jusqu’à dix-sept heures ! Ensuite, la rue nous broyait. » (22). L’enseignement distribué est sans doute la première faille en dépit de son caractère d’apparence lisse, car derrière se dissimule le spectre d’une colonisation encore fraîchement présente dans les esprits qui distille le mépris des anciens peuples colonisés : « On ne savait pas à l’époque que les sauvages étaient nos frères jumeaux, on ne savait pas qui on était. » (21).

Le confort d’une identité française inculquée par l’école de la République, est très vite bousculé par les regards de la rue que traduisaient les formules agressives du « « sale Arabe » des « rentre chez toi » » (22) ou lors du retour au foyer où la tendresse était prohibée.

La collusion entre politique et identité se dessine au fil du texte, annoncée par l’importance du regard de l’Autre. Les efforts de Magyd pour être conforme à ce qu’il apprenait passent par l’abnégation de soi : « mon allégeance en échange du patrimoine. » (18), voire l’abandon de son propre nom : « je t’appellerai Gilles » (17) comme l’ont été les patronymes des pères retranscrits par l’état civil dans une totale fantaisie « zigouillés par l’administration postcoloniale […] trois frères du même nom ne s’écrivaient pas avec la même orthographe […] On pouvait lire sur une première boîte [aux lettres] Sénaoui, sur l’autre Sinaoui et la dernière Senhaoui. » (145).

La fracture qui se creuse entre parents et enfants se fait plus large au moment des élections présidentielles de mai 1981. Si les jeunes sont pleins d’espoir à l’idée que Mitterrand soit élu, les parents, bien au contraire, tremblent d’être expulsés tant le nom du candidat socialiste est associé pour eux à la guerre d’Algérie comme le révèle Samir, plus au fait de la politique que Magyd : « – C’est pas la gauche qui leur fait peur, c’est Mitterrand ! […] Pour nos vieux, le criminel c’est pas l’armée, les ordres c’est Mitterrand qui les a donnés, la guillotine c’est lui qui l’a fait tourner…Eh oui, de 54 à 57, écoute bien, il a refusé la grâce à tous les militants du FLN condamnés à mort » (60). L’analyse de Samir, pour être conforme à la vérité historique, laisse entendre la profonde déception de la jeunesse après l’entrée des socialistes à l’Élysée qui n’ont pas su comprendre les attentes … ce « rendez-vous manqué » dont parle Cherfi dans l’émission La grande librairie du 2 septembre 2016[9]. La Marche des Beurs de 1983 ne dira pas autre chose que cette contradiction entre des principes affichés et la réalité vécue.

Au cœur de la famille, la faille est si profonde que le terme de schizophrénie est utilisé à plusieurs reprises, fracture identitaire qui déstabilise au point de ne plus savoir qui on est. L’interrogation autour du « chez nous » se pose car si pour les parents, il s’agit sans aucun doute de l’Algérie, pour les jeunes le pays ancestral reste une vague image : « […] l’Algérie c’était pour nous l’Arabie, une steppe jaunâtre habitée de turbans, de chéchias de gandouras et claquettes. C’était nous sans être nous, une impression vertigineuse de dédoublement de la personnalité. » (22) La langue tout d’abord se fait obstacle même lorsque les parents s’expriment dans un français que leurs enfants ont du mal à comprendre : « « Li cachi di disser », m’a fallu quinze ans pour comprendre qu’il s’agissait du « casier judiciaire » ! » (23), la soumission des pères pour conserver un travail (209) leur fait honte et surtout l’écart prodigieux entre les exigences de conduite à l’intérieur du foyer et l’attirante liberté dont jouissaient les autres jeunes, ceux qui ne connaissaient pas le partage entre deux cultures. Ce tiraillement, Magyd le ressent jusque dans la formulation de son moi : « Chez vous, chez nous, barbouillés du cerveau et jusqu’à aujourd’hui dans quel « nous » est-ce que je m’intègre, moi, et à quel « vous » j’appartiens. Où m’inclure, où m’exclure ? Ai-je donné mon accord pour appartenir à l’un ou à l’autre ? » (181). Nourri de littérature française dans un milieu où l’essentiel repose sur la maîtrise du matériel pour continuer à vivre, Magyd se sent différent à l’intérieur de sa propre famille au point de devenir « l’étranger des miens » (28), jusqu’à ses copains de la cité : « Les mots m’éloignaient et je sentais se transformer les bras de ma mère en un landau d’épines. Je sentais les mots découdrent mon enfance. » (29). Mais il se sent aussi différent au sein de la société hors de la cité et envers ses camarades de lycée, car il est contraint de refuser la proposition de Thierry qui lui demande innocemment d’aller réviser chez lui :

[…] ça l’avait immobilisé net. Il n’avait pas insisté. J’aurais aimé lui expliquer : « Si un étranger traverse les rues de mon quartier il perd ses dents, s’il est blanc il perd son cul ». Ça l’aurait soufflé, il m’aurait questionné : « Comment ? Par qui ? Pour quoi ? » Juste une réponse à la bouche. J’suis Arabe. Au lycée j’avais joué la carte consensus, il ne me connaissait que français. (53)

Ainsi se retrouve-t-il dans la situation ambiguë d’être « trop français » chez les Arabes, et trop arabe chez les Français, situation expérimentée par tous les immigrés quelle que soit l’époque si l’on se souvient, par exemple de Chamisso, allemand chez les Français et français pour les Allemands…mais à ce déséquilibre entraîné par l’exil s’ajoute la différence raciale, religieuse et surtout le contentieux encore vivace de la colonisation qui déploie encore une hiérarchie des peuples et les ressentiments réciproques.

De facto, ce déchirement rompt l’harmonie de la personne indéfectiblement liée à l’existentiel et l’identité qui ne peut qu’être unique, ce que dément l’écart entre la mémoire transmise par l’entourage familial qui s’oppose au vécu dans la sphère sociale. Entre son identité de papier (Français) s’oppose son identité de mémoire (Algérien) qui freine son aspiration à concilier les affects, ce d’où il vient, et l’intellect, ce vers quoi il veut aller. Magyd est dans une impasse d’autant plus fermée qu’il porte les stigmates physiques et géographiques de son identité de mémoire que lui renvoie sans ménagement le groupe social auquel il veut appartenir comme le signe d’une improbable intégration. La conscience de soi en devient perturbée, contradictoire et se fait souffrance face à l’impossible unité 10. Cependant, l’obtention du baccalauréat devient la passerelle tendue entre deux mondes comme l’exprime la scène où sa mère prononce pour la première fois des mots d’amour envers lui : « mon chéri » :

Je n’ai pas le souvenir d’autre chose que ces deux mots-là dits en français, comme un pas dans ma direction contre mille des miens dans la sienne. Ces deux mots racontaient l’effort de ma mère de n’être pas qu’algérienne, ou que femme ou que mère, mais d’être plus que ça, un mouvement. (210)

Par le pouvoir des mots se crée un lien « qui [nous] offrait la possibilité d’une langue commune et de la place pour les sentiments » (210). Première étape qui lui permet de dire « je voulais simplement exister » (212) et trouver un équilibre sur la corde raide tendue entre deux versants 11. La fête donnée par le père que pourtant, Magyd avait désapprouvée, lui fait comprendre qu’il peut être possible d’être « en équilibre entre deux appartenances » (247), d’assumer les écarts ainsi qu’il le formule :

L’impossible fusion, mais cette fois je me suis senti d’assumer ma schizophrénie, d’en faire une arme, ou c’est ça, porter ma maladie comme un étendard, c’est déjà ça que les autres ne feront pas ! Oui, être guéri d’être malade ! Je serai ça. Le guéri imaginaire. C’est mieux que de pas savoir ce qu’on est. (254)

Il serait excessif de parler de résilience, mais plutôt d’une forme de maîtrise de soi, d’acceptation de soi par la connaissance de la faille identitaire qui trouvera un exutoire dans l’expression musicale 12, comme le fut, plus d’un siècle auparavant, le blues pour les esclaves de l’Amérique.

Se dire, exprimer la révolte qu’entraîne la douleur, lui permettent de concilier ce qui paraissait inconciliable. Il n’est donc pas anodin que l’écriture de récits succède à celle de paroles de chansons, en se privant du support musical, le rythme langagier scande la pensée et la développe, en résultat de son approfondissement, la maturité venue.

Le cheminement de l’année du bac prend ici un aspect initiatique ou du moins d’apprentissage, qui permet à Magyd de mieux se comprendre, d’accepter qu’il y a en lui une culture innée transmise par la famille et la rue à laquelle il appartient, mais aussi qu’il possède un acquis culturel résultant de son parcours scolaire. Cette « part de Gaulois » qu’il fait sienne se joint à celle reçue en héritage et si le récit se conclut sur le titre même de l’ouvrage, il est lié à la conquête d’une identité qui refuse désormais d’être « une victime expiatoire » (259) dans un sursaut de vitalité, d’unification de son moi : « j’ai fait de mon fardeau des ailes, de mes blessures un bouclier, de mes fêlures identitaires deux richesses dans lesquelles s’est engouffrée la seule idée qui vaille, l’universel » (259). Si la musique est l’un des ciments identitaires, les mots participent aussi de sa reconstruction et, bien dissimulé derrière une pudeur émouvante, l’hommage à la mère se dessine, elle qui a tracé le premier sentier vers une libération avant qu’il ne trouve le chemin d’une nouvelle convivencia ou, du moins son esprit.

Bibliographie

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Benguigui, Yamina, Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin, film documentaire, 1997.

Bourdieu, Pierre, La domination masculine, [Paris, Seuil, 1998] rééd. augmentée d’une préface, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2002.

Cherfi, Magyd Le Livret de famille, Arles, Actes Sud, 2004.

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Bernadette Rey Mimoso-Ruiz

CERES Institut catholique de Toulouse

Septembre 2017