« DANS LA CHAMBRE » de Leïla Sebbar, (éditions Bleu autour, 2019)
Ce livre est un recueil de courtes ou très courtes nouvelles, 5 à 6 pages en moyenne, situées tantôt dans des villes algériennes et tantôt dans des villes françaises. Les actions qui y sont évoquées vont de l’époque coloniale à l’époque actuelle ; on retrouve au passage des allusions à des écrits antérieurs de Leïla Sebbar, notamment ceux dont le personnage principal est la jeune Shérazade, fille de banlieue partie à la recherche de ses origines et pour laquelle l’auteure a une prédilection depuis le début des années 80. Est-ce à cause de ses yeux verts ? La question peut paraître pour le moins bizarre et superficielle, mais il se trouve que Dans la chambre revient très souvent sur la fascination exercée par des yeux bleus ou verts, en tout cas très clairs et donc différents de ce qu’il en est le plus souvent au Maghreb. C’est une manière de dire, concrètement et poétiquement, la multiplicité des influences et des origines en présence dans ces régions. Les mouvements divers, notamment entre la France et l’Algérie, sont très représentés dans ce dernier livre, confirmant la position adoptée par l’auteure dans toute son œuvre, qui se situe presque toujours « entre les deux rives », celles de la Méditerranée, dont on sait qu’à la fois elles séparent et joignent l’Algérie et la France.
De l’Algérie chère à son cœur, Leïla Sebbar aime particulièrement la découverte qu’en ont faite des voyageurs français curieux voire passionnés qu’on réunit souvent dans la vaste catégorie de l’orientalisme, si injustement décrié. S’y trouvent de nombreux peintres à commencer par Delacroix et ses célèbres « Femmes d’Alger dans leur département » ; suivant en cela l’actualité qui propose une exposition sur Gustave Guillaumet, mort à 46 ans après avoir consacré sa vie à l’Algérie, l’auteure lui fait judicieusement une place bien méritée. Plusieurs nouvelles de Dans la chambre montrent aussi l’importance du rôle joué par les photographes, qui certes enfermaient leurs modèles locaux dans des cadres voire dans des clichés mais sans lesquels nous serions encore bien plus dépourvus que nous ne le sommes d’images remontant dans l’époque coloniale aussi loin que l’ont permis l’invention et la pratique de la photographie.
Pour autant et à l’autre extrémité de son parcours chronologique, Leïla Sebbar ne manque pas d’évoquer l’actualité tout à fait récente vécue par des Algériens, surtout des femmes d’ailleurs, dans plusieurs grandes villes de France ; ces évocations sont regroupées dans la troisième et dernière partie du recueil. Et c’est là principalement qu’on trouve des actes de violence, imposée ou subie, composant une actualité dramatique sur laquelle l’auteur n’a pas besoin d’insister longuement tant elle est présente dans notre quotidien—et pas assez, malheureusement, dans la conscience que nous devrions en avoir.
La brièveté des évocations contribue au choc ressenti par le lecteur et caractérise la manière adoptée par Leïla Sebbar dans ce recueil. Manière qui est tout sauf réaliste malgré certaines apparences et des détails précis que lui fournit son information. Les faits ont valeur d’indice, beaucoup plus qu’ils ne sont prétextes à narration. Manifestement, l’auteure a fait le choix d’un style volontiers allusif, qui met en jeu l’imaginaire et en appelle à notre interprétation. C’est un choix qui nous amène à constater que la surexploitation par les médias (le cinéma s’en même aussi) de la question des banlieues ne fait guère avancer la connaissance que nous en avons ni sa prise en charge.
La manière dont procède Leïla Sebbar est assez nouvelle, y compris par rapport à son œuvre antérieure, qui est considérable, comme le prouve la liste de ses publications qu’on trouvera à la fin du livre. Il semble qu’elle se soit d’abord mise à l’écoute des voix algériennes en France pour les rapporter à sa manière certes mais pourtant le plus justement possible. A quoi s’ajoute ou s’ajoutait une très longue réflexion sur elle-même et son histoire, à la fois personnelle et représentative de « l’entre deux rives ». Dans la chambre n’exclut pas certains de ces aspects, mais les traite assez discrètement et comme par allusion. On est frappé par l’aptitude de l’auteure à suivre durablement certains fils conducteurs mais aussi à se renouveler en changeant de position et de façon de faire.
En partant de la chambre comme espace clos, Leïla Sebbar ne pouvait manquer de remonter jusqu’au sort des célèbres odalisques, favorites exposées pourtant aux violences du maître, mais elle rencontrait aussi, inévitablement, les lieux misérables où continuent à survivre plutôt mal que bien la masse considérable des immigrés. Certes le temps des bidonvilles est devenu une histoire passée mais combien de chambres d’hôtel sont des pièges encore plus mortifères pour ceux et celles qui de diverses façons s’y retrouvent coincés.
Des violences évoquées par Leïla Sebbar, on pourrait presque dire qu’elles laissent sans voix,
Au sens où il y aurait quelque gêne à en tirer de la littérature. La forme de la très brève nouvelle permet d’attirer brusquement et brutalement l’attention. C’est le « fait divers tragique » inévitablement banalisé par les journaux, mais auquel l’écrivain ici l’écrivaine peut redonner une forme percutante qui nous sollicite, suscitant douleur et indignation.
Denise Brahimi (repris de la lettre culturelle franco-maghrébine n° 35, juillet-aout 2019, Lyon- Grenoble)