« LES CALIFES MAUDITS-La Déchirure » de Héla OUARDI (Albin Michel 2019)

Hela Ouardi est professeur de littérature et de civilisation françaises, et chercheur associé au Laboratoire d’études sur les monothéismes (LEM) au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique). Héla Ouardi vient de publier son nouveau livre, La déchirure, premier ouvrage d’une série historique consacrée aux quatre premiers califes de l’islam, Les Califes maudits, aux éditions Albin Michel, février 2019.
Dans son précédent ouvrage, « Les Derniers Jours de Muhammad », déjà édité chez Albin Michel en 2016, l’universitaire tunisienne H. Ouardi a mené une enquête sur les derniers jours du prophète de l’islam. En effet, elle a étudié la maladie, l’agonie et la mort de Muhammad en explorant l’historiographie classique tout en confrontant les sources aussi bien sunnites que chiites. Son travail est mené de pair avec la recherche contemporaine à propos de cette période de transition entre le « moment mohammadien » et le « fait islamique » inscrit dans l’histoire. Une histoire dé-dogmatisée et non idéologisée.
A la suite de l’intérêt suscité par « Les Derniers Jours de Muhammad », Héla Ouardi est allée creuser dans les replis des sources les plus classiques pour reconstituer cette histoire secrète. C’est dire que ce livre brise l’imaginaire musulman qui a tendance à présenter l’époque des califes comme un temps idyllique. Un premier volume intitulé « La déchirure » retrace les trahisons, les pactes secrets, la corruption et les menaces de mort des premiers compagnons du prophète pour s’emparer du pouvoir.
Les acteurs sont tous des figures emblématiques de l’islam naissant : Abû Bakr, le plus proche Compagnon, ‘Umar, son second impétueux et violent, ‘Alî, le gendre bien-aimé, Fâtima, la fille chérie au destin funeste, qui lancera une terrible malédiction à ses spoliateurs, les futurs premiers califes.

Dans ses interviews, Héla Ouardi a souvent parlé de tragédie, en évoquant la succession de Muhammad, il était prévisible qu’elle finisse par en écrire le récit sous forme d’une pièce de théâtre, une tragédie. Nous découvrons une tragédie en trois actes :
Acte I : Conclave dans la saqîfa
Dans cet acte, Héla Ouardi revient sur le contexte sociopolitique à la mort de Muhammad. Elle décrit les différents clans, les alliances qui se sont nouées au fil du temps et les oppositions. Entre les Mecquois, les Médinois (Ansars), les Emigrants (ceux qui ont accompagné Muhammad lors de sa fuite de la Mecque à Médine) et la famille de Muhammad vont se nouer et se défaire des alliances, au gré des candidatures à la succession. Ils se réuniront en conclave dans la saqîfa, mais ils ne parviendront à aucun accord. Les Mecquois, derrière Abu Bakr et Omar, veulent prendre le pouvoir. Les Médinois (Ansars) et leurs alliés n’ont pas l’intention de les laisser faire, mais commettent des erreurs stratégiques qui vont les diviser. Les Ansars commencent par proposer un chef qui est loin de faire l’unanimité chez leurs alliés. Les Mecquois vont en profiter pour retourner une partie des Médinois. Les opposants à Abu Bakr et à Omar s’allieront finalement autour de la candidature de Ali, le cousin du prophète et mari de sa fille, Fatima. Mais, ce sera trop tard.
Acte II : Un calife sans royaume. Par la ruse et le jeu des alliances, les Quraychites réussissent à imposer Abu Bakr, comme calife. Mais, il sera immédiatement contesté. Beaucoup de clans refuseront de lui faire allégeance. Son pouvoir est chancelant. Lui-même était-il vraiment prêt à assumer cette responsabilité ? Il aurait préféré que ce soit Omar ou un autre.
Acte III : La malédiction. Les proches du prophète seront contraints par la force de faire allégeance au calife. Il semblerait que c’est à ce moment-là que Omar frappera Fatima enceinte qui refuse d’obéir. La fille du prophète, sera la plus grande victime de ce conflit, autour de la succession du prophète. Elle sera déshéritée. Ce sera l’œuvre de son ennemie jurée, Aïcha, la fille d’Abu Bakr, la plus jeune épouse du prophète et sa préférée. Elle lancera une malédiction contre Abu Bakr. Elle mourra peu de temps après son père, suite à une fausse couche, probablement des suites de sa violente altercation avec Omar. Cette malédiction hantera le calife Abu Bakr jusqu’à ses derniers jours.

Il faut se représenter le courage qu’il a fallu à cette universitaire maghrébine, pour dire ce que sont ces légendes, en réalité ! Les ouvrages, tels que « les versets sataniques » de Salman Rushdie ou « Lajja » de Taslima Nasrin, ont soulevé des polémiques et des violences paroxystiques, il n’en est rien avec ces deux ouvrages de Héla Ouardi, le mérite lui en revient !
Dans ces 2 premiers ouvrages, Héla Ouardi démystifie la vie du prophète et des compagnons du prophète. Tout comme une autre maghrébine, Houria Abdelouahed, dans « Les femmes du prophète », a contribué à démystifié, et l’homme et ses femmes, en abordant la vie du prophète par le biais de sa vie familiale …
Ainsi on peut en analysant les écrits de l’une et de l’autre, commencer à percevoir le caractère mystificateur des vies idylliques que nous rapportait l’hagiographie des compagnons du prophète et qui avait cours jusqu’au jour d’aujourd’hui …
Et le mérite de Héla Ouardi est de nous raconter tout cela, simplement, avec aplomb, dans un style simple comme s’il s’agissait de la saga familiale d’un quelconque monarque, à l’image de celle des rois maudits de Maurice Druon.
Peut-être que c’est ce style simple qui a contribué à faire que toutes ces révélations soient passées comme une lettre à la poste … Même s’il y a aussi le travail de recherche de l’auteur, un travail minutieux, digne d’une historienne et dont témoignent la centaine de pages de références de chacun des ouvrages.
C’est aussi, un des mérites et non des moindres, des ouvrages de Héla Ouardi, de réussir à ne pas nous incommoder dans la lecture de cette passionnante histoire, par les références et les témoignages qu’elle a réussi à collationner et qui sont regroupés, à chaque fois, en fin d’ouvrage. Réussir à nous épargner la démonstration de cet effort de travail de recherche, mérite toute notre gratitude.
Un autre intérêt de cet ouvrage est l’effort de contextualisation de ces conflits et alliances dans le cadre économique, sociologique et culturel arabe/bédouin de l’époque, qui a eu une influence prépondérante, y compris sur le texte coranique.
Mouloud HADDAK

(extrait de la Lettre culturelle franco-maghrébine N° 32, avril 2019, Coup de Soleil Lyon)