Maghreb des livres 2015 : le public prend la plume :

Des militants et amis de Coup de soleil ont assisté aux manifestations de ce salon des livres sur le Maghreb. Ils nous transmettent leurs notes sur ce qu’ils ont entendu. D’autres ont assuré la relecture de ces textes, parfois en écoutant les enregistrements sonores dont nous disposons. Merci à Claude Bataillon, Françoise Bataillon, Eugène Blanc, Line Boularès, Monique Chaibi, Touriya Fil, Monique Gaultier, A. Maacha, Christine Roubieu, Agnès Spiquel, Edith Toubiana, Michel Yvon.

Nous avons regroupé ces textes en trois chapitres : Histoire du Maghreb /Ecrire au Maghreb, écrire sur le Maghreb : langues, éditeurs, écrivains/Islam et culture : quelles spécificités ?

 Histoire du Maghreb Plusieurs séances remémorent le passé, lointain ou récent : le plus souvent pour éclairer ce qui façonne actuellement les sociétés et les politiques dans ces pays. Travail des historiens professionnels, sur de grandes thématiques ou sur des personnages incontournables, mais aussi mémoires des acteurs ou de leurs descendants.

 L´ISLAM EN MEDITERRANEE; DU MOYEN AGE A NOS JOURS   (Café Littéraire)   Rodrigo de Zayas et Gilles Keppel

Q:   Y a t il des différences, des ressemblances fondamentales entre l´Islam du Moyen Age et celui d´aujourd’hui?

de Z., (spécialiste de l´histoire de l´Islam au Moyen Age) avant de répondre, regrette le peu de temps imparti à cette séance, d´après lui un véritable défi de vouloir convenablement traiter un tel sujet en 3/4 d´h. Il insiste sur le fait que, de façon générale, l’histoire de l’islam est mal connue, que l’enseignement lui fait une place très réduite, ce qui nuit à la compréhension des problèmes actuels.

G.K. rappelle les déficits dans l´histoire de l´Algérie et de l´Afrique du Nord. A l’époque coloniale comme avec l’indépendance, certaines périodes de l’histoire sont occultées, ou « maltraitées ». Avec les indépendances, l’accent est mis sur les périodes qui suivent l’islamisation aux dépens d’autres aspects (romain, berbère…). Cependant ces pays d’Afrique du nord ont fait partie de l’empire français, ce qui représente un héritage des deux côtés. Les frères Koulibaly, Kouachi, sont des enfants de l’empire français. Les ancêtres des Français d’aujourd’hui ne sont pas toujours des « Gaulois ». Et les pays d’Afrique du nord sont par leur histoire liés à la France, ce que les pouvoirs en place veulent gommer de même qu’ils ont voulu gommer le passé ottoman, certains éléments de leur culture liés aux confréries, aux Oulemas. Ceci fait le lit du salafisme qui impose une lecture ahistorique de l’Islam, faite essentiellement d’injonctions. Salafisme imposé par l’Arabie Séoudite grâce à ses pétrodollars. Cet effacement de l’histoire est moindre au Maroc où la continuité de la monarchie amène une forte prégnance de la tradition et aujourd’hui le sentiment qu’il faut redonner vie aux courants de réflexion des Oulémas, des confréries, de l’université.

Ce rapport à l´histoire différent selon les pays, on peut encore le voir à propos de l´exposition  » Le Maroc contemporain », à l´IMA, dans les différentes langues parlées au Maroc, espagnol, français, arabe, hébreu, et l´évocation des traces multiples de ce qui a fait et fait la culture marocaine.

Apparition du salafisme, financĂ© par l´Arabie Saoudite dĂ©sireuse de dominer le monde sunnite, d´y affirmer son hĂ©gĂ©monie… Arasement aussi du passĂ© ottoman, complètement effacĂ© aujourd´hui et du passĂ© plus lointain y compris prĂ©islamique. Mise Ă  l´écart de tout travail sur le passĂ© par les OulĂ©mas… Tout cela reprĂ©sente un rĂ©el danger aujourd´hui.

R.de Z.   De même en ce qui concerne l´histoire de la Méditerranée occidentale, acritique et faisant le flou sur l´avant Islam. Au début de la conquête, les arabes étaient minoritaires en Andalousie et donc la grande masse des musulmans étaient des convertis. Pas toutes les périodes n´ont été aussi ouvertes, tolérantes que dans le Califat de Cordoue où toutes les religions se côtoyaient pacifiquement. Au Xème siècle par exemple, où existaient de petits royaumes vassaux, pas toujours en bonne entente les uns avec les autres, le roi de Séville a demandé l´aide d´une dynastie berbère et cela a mené à la fin des Omeyyades et à l´avènement des Almohades.

Et ce fut une nouvelle vague extrĂŞmement rigoriste n´ayant rien Ă  envier au salafisme d´aujourd´hui. Rappelons la pĂ©riode almohade avec ses grands penseurs, XIIème siècle, sans oublier les grandes Ă©coles de traduction, qui ont traduit les penseurs grecs de l´AntiquitĂ©… Donc alternance de pĂ©riodes de tolĂ©rance et d´intolĂ©rances extrĂŞmes.

G. K. rejoint RdeZ pour évoquer le manque d´information concernant ces sujets des 2 côtés de la Méditerranée. Il évoque à ce propos le manque de prof. à l´Université spécialistes du Maghreb, étant donné le nombre de la population maghrébine. C´est pour lui un grave problème, que semblent ignorer les pouvoirs publiques, il y a là pourtant, selon lui, un enjeu fondamental et prioritaire car dans les années à venir, les relations avec les pays d´Afrique du Nord ne seront pas à négliger, car pour l´Afrique du Nord il n´est pas question de se laisser entraîner dans les problèmes que connaît le Moyen Orient aujourd´hui et qui selon GK vont durer.

GK Ă©voque le dĂ©part prochain á la retraite de Benjamin Stora, qui va laisser un vide dans ce domaine, il n´a pas de successeur pour le moment. Il parle aussi du mĂ©rite de Benjamin Stora pour avoir Ă©tudiĂ© et publiĂ© l´histoire du nationalisme algĂ©rien, en particulier le rĂ´le de Messali Hadj, fondamental pour comprendre la suite y compris le rĂ´le qu´il a jouĂ© dans l´immigration algĂ©rienne en France. Importance vĂ©rifiĂ©e avec la rĂ©action aujourd´hui des gamins issus de cette immigration. Car l´histoire de l´Empire est occultĂ©e dans l´enseignement scolaire. Et donc retour du refoulĂ©, de l´impensĂ©, de l´occultĂ©… Donc carences inquiĂ©tantes de l´enseignement en France, que les pouvoirs publiques semblent ignorer.

GK rappelle les cibles des nouveaux djihadistes (de la 3ème gĂ©nĂ©ration selon lui): les intellectuels, les juifs, les apostats, afin d´assurer l´hĂ©gĂ©monie sur les populations musulmanes tout en occultant certains Ă©lĂ©ments de leur histoire… Nostalgie et dĂ©sir de revanche pour ce qu´ils pensent ĂŞtre l´histoire de l´ Espagne: l´Andalus… Le moyen: le baptĂŞme obligatoire, Ă  savoir la mort ou le baptĂŞme!

(Edith Toubiana)

Nouvelles gĂ©nĂ©rations d’historiens, nouveaux regards: Sur la guerre d’AlgĂ©rie. (carte blanche)

Animateur : Moula Bouaziz  [Cet historien, avec la collaboration d’AĂŹssa Kadri et Tramor Quemeneur, tous les trois prĂ©sents Ă  la table ronde, ont Ă©ditĂ© un livre tout rĂ©cemment Ă©ditĂ© chez Karthala en 2015 « la guerre d’AlgĂ©rie revisitĂ©e. Nouvelles gĂ©nĂ©rations, nouveaux regards ». Livre longuement prĂ©sentĂ© par le site d’AlgĂ©rie-Watch ». On peut considĂ©rer que ce livre s’inscrit dans la continuitĂ© de celui, dirigĂ© par Mohammed Harbi et Benjamin Stora, «  la Guerre d’AlgĂ©rie, 1954-2004 la fin de l’amnĂ©sie » auquel avaient collaborĂ© Tramor Quemeneur et Moula Bouaziz parmi beaucoup d’autres historiens des deux gĂ©nĂ©rations]  

Ce livre est issu d’un colloque tenu Ă  l’UniversitĂ© de Paris VIII-St Denis, qui avec d’autres colloques rĂ©cents sur la guerre vue depuis les Etats-Unis et les pays de l’Europe de l’Est. Cette nouvelle gĂ©nĂ©ration, dont les travaux ont Ă©tĂ© encadrĂ©s par l’ancienne, n’a pas connu la guerre, ni les milieux fracturĂ©s par celle-ci, elle a pu accĂ©der Ă  de nouveaux tĂ©moignages, de nouvelles archives.

 Emmanuel BLANCHARD (ne pas confondre avec Pascal Blanchard), se prĂ©sente comme un spĂ©cialiste des questions de maintien de l’ordre et de l’immigration. Il prĂ©sente son travail consacrĂ© Ă  la rĂ©pression de la manifestation du 14 juillet 1953, donc un an avant le dĂ©but de la guerre le 1er novembre 1954. Travail qui est aussi prĂ©sentĂ© dans un film documentaire accessible en DVD. A cette date anniversaire de la fĂŞte nationale, une manifestation est organisĂ©e par le Mouvement de la Paix depuis les annĂ©es 40. Des manifestants ouvriers encadrĂ©s par le service d’ordre de la CGT, dĂ©filent de la Bastille Ă  la Nation, en passant devant une tribune oĂą figurent des officiels dont Marcel Cachin. En queue de cortège dĂ©filent des manifestants algĂ©riens, ce qui prouve la capacitĂ© de mobilisation du PPA. Mais la nouveautĂ© rĂ©side dans la rĂ©pression violente de la part des forces de l’ordre, provoquant la mort de sept AlgĂ©riens et de plusieurs personnes du service d’ordre de la CGT. RĂ©pression violente qui s’inscrit dans le cadre chronologique commençant le 6 fĂ©vrier 1934 jusqu’Ă  la grande manifestation des AlgĂ©riens le 17 octobre 1961 et celle du mĂ©tro station Charonne.

En tant que Français, les AlgĂ©riens disposaient du droit de manifestation. RĂ©pression comparable Ă  celle du Maroc en dĂ©cembre 1952 et aussi dans l’Empire colonial britannique comme en Inde. Pour comprendre l’occultation de cette date dans la mĂ©moire collective, les facteurs avancĂ©s par Gilles Manceron pour comprendre le mĂŞme phĂ©nomène pour la rĂ©volte du 17 octobre 1961 organisĂ© par la FLN -France : pas de porteurs de mĂ©moire car il s’agissait de manifestants messalistes, le mouvement ouvrier lui aussi a occultĂ© cette date, au bĂ©nĂ©fice de celle du mĂ©tro Charonne (8 fĂ©vrier 1962).

Vanessa CODACCIONI a travaillĂ© sur les archives du PCF et celles du ministère de l’intĂ©rieur pour sa thèse dans l’idĂ©e de dĂ©construire l’image du PCF comme un bloc monolithique. Mise en valeur de la diversitĂ© des points de vue selon l’âge, l’histoire personnelle, la fonction au sein du PCF.

Maurice Thorez, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral, est lĂ©galiste car il veut rĂ©intĂ©grer le gouvernement depuis l’exclusion du parti depuis les manifestations des mineurs en 1947 .En outre, il sait que ses Ă©lecteurs sont favorables au maintien de l’AlgĂ©rie Française et il veut Ă©viter le risque de rĂ©pression car nous sommes au paroxysme de la guerre froide. C’est la grande diffĂ©rence par rapport Ă  la guerre d’Indochine oĂą les liens entre le PCF et Ho Chi Minh Ă©taient très forts.

Des intellectuels agissent Ă  l’intĂ©rieur du PCF, comme le groupe de Victor Leduc (d’une famille juive russe Ă©migrĂ©e Ă  Berlin, puis en France oĂą il milite dans la rĂ©sistance aux cĂ´té  de Jean-Pierre Vernant et de Lucie Aubrac, exclu du PCF en 1956 après les Ă©vĂ©nements de Hongrie, puis militant du PSU).

Des militants qui se radicalisent en cas d’arrestation, sont exclus du parti, et deviennent des porteurs de valise. Toutefois le PCF envoie ses avocats pour dĂ©fendre les militants du FLN… Au total, le PCF qui donne la prioritĂ© Ă  la lutte contre le rĂ©armement de l’Allemagne, perd ainsi une bonne partie de ses jeunes militants.

 Charlotte GOBIN a centrĂ© son travail sur le genre, les rapports hommes-femmes au sein d’un rĂ©seau (zouari), dĂ©mantelĂ© par la DRST et la police dont elle a pu consulter les archives. Par l’analyse des fiches individuelles des militants, elle en conclut Ă  la nette supĂ©rioritĂ© des femmes, du cĂ´tĂ© français comme du cĂ´tĂ© algĂ©rien. Ce phĂ©nomène s’explique par le fait que les femmes n’Ă©taient pas fouillĂ©es en cas d’arrestation, elles pouvaient donc cacher des documents, transporter de l’argent. MĂ©moire occultĂ©e lĂ  aussi, car elles sont considĂ©rĂ©es comme des femmes de militants, non comme des militantes Ă  part entière.

 Moula BOUZIZ prĂ©sente un travail consacrĂ© Ă  la willaya III (la Kabylie), en collaboration avec des politologues, des anthropologues, des historiens. Après le congrès de la Soummam, cette rĂ©gion est un lieu d’affrontements entre le FLN et l’armĂ©e française. Etude dĂ©cisive dans une rĂ©gion largement acquise aux idĂ©es du MNA par le truchement des travailleurs immigrĂ©s. RĂ´le dĂ©cisif du commandant Amirouche autour des massacres de Melouza. Le FLN Ă©limine les messalistes avec la plus grande violence, qui provoque des rĂ©actions très contrastĂ©es.

 Tramor QUEMENEUR a consacrĂ© son travail aux opposants Ă  la guerre grâce aux archives militaires dont la consultation n’a pu se faire que par dĂ©rogation, laquelle ne lui fut accordĂ©e que pour la moitiĂ© des dossiers demandĂ©s. Ces opposants ne composent pas un bloc monolithique. Il faut distinguer :

  • les insoumis qui ne se prĂ©sentent pas Ă  la convocation de l’appel, soit environ 11.000 appelĂ©s.
  • Les dĂ©serteurs, 900 environ. Chiffre sans doute minorĂ© car les archives n’ont pas gardĂ© la trace de tous les cas de dĂ©sertion.
  • Les objecteurs de conscience, qui n’ont pas de statut juridique, lequel ne sera accordĂ© qu’après la fin de la guerre d’AlgĂ©rie* [ Sur proposition de loi de Robert Buron, l’un des nĂ©gociateurs des accords d’Evian , malgrĂ© l’opposition Ă©nergique de Michel DebrĂ©, encore premier ministre], 420 cas, chiffre considĂ©rĂ© comme relativement exact soit un total de 1% des appelĂ©s. C’est peu, mais beaucoup plus que ce que l’on pouvait concevoir Ă  l’Ă©poque. Les raisons de ces opposants Ă  la guerre : ceux qui ancrent leur dĂ©cision au nom d’une foi religieuse chrĂ©tienne, catholique et protestante, au nom de convictions humanistes, des communistes libertaires, des militants du PSU. Des militants que l’on retrouve plus tard parmi les manifestants de Mai 68.

AĂŻssa KADRI, spĂ©cialiste de la sociologie des intelligentsias au Maghreb et dans les milieux de l’immigration, prĂ©sente une Ă©tude remarquable sur l’ExĂ©cutif Provisoire (EP) prĂ©vu par les accords d’Evian, comme gouvernement de sortie de guerre. Milieu mixte constituĂ© d’EuropĂ©ens comme Koenig, des reprĂ©sentants du FLN comme MostefaĂŻ, des centralistes,( qui avaient fait sĂ©cession par rapport au dirigisme autoritaire de Messali Hadj en considĂ©rant que le pouvoir de dĂ©cision finale n’appartenait pas au chef charismatique, le zaĂŻm, mais au comitĂ© central). Le gouvernement provisoire nomme des prĂ©fets europĂ©ens Ă  Tiaret, Ă  Collo, des instituteurs comme Ă  Batna, Charles Koenig nomme le prĂ©fet de Tlemcen. Roger Roth, vice-prĂ©sident de l’E.P. est nommĂ© prĂ©sident de l’AssemblĂ©e Nationale après la dĂ©mission de Ferrhat Abbas. Ces responsables seront dĂ©finitivement mis en Ă©chec après l’adoption en 1963 du nouveau code de la nationalitĂ©.

(Eugène Blanc)

Rencontre : «Mai Les maghrébins, la libération de la France et le 8 mai 1945 » Animée par Samia Messaoudi ( journaliste) avec Mehdi Lallaoui ( réalisateur), Olivier Lecour-Grandmaison ( politologue) et Tramor Quéméneur (historien)

Pendant que le 8 mai 1945, c’est la liesse en France pour commémorer la libération, en Algérie, à Setif, se déroule une manifestation des Algériens indépendantistes. Elle sera durement réprimée et les exactions se poursuivront en mai et juin. En 2005, l’ambassadeur de France en Algérie reconnaît que ce fut un drame inexcusable.

Olivier Lecour-Grandmaison : Il commence par faire un appel. Il souhaite qu’une demande soit adressée à la maire de Paris pour qu’une plaque soit posée en mémoire de cet événement.

Dans ce cas il n’y a aucune proportion entre l’événement et la répression qu’il a occasionnée. C’était une manifestation pacifique et il y a eu entre 15000 et 25000 morts. Pourquoi le 8, 9, 10, 11 mai les autorités choisissent-elles de poursuivre les massacres ?

Les manifestants demandent la libération de Ferhat-Abbas, ils défilent pour la première fois avec le drapeau algérien. Les indigènes, telle est leur dénomination, n’ont aucun droit : pas de droit de vote, d’association, de presse, de circulation. Le code de l’indigénat de 1875, servira de matrice aux autres colonies. On leur applique des sanctions collectives, on spolie leurs terres. La 3ème République amende à la marge ces dispositions : ils obtiennent la liberté d’association, mais ils n’ont pas le droit de circulation. En 1875, un individu ne peut quitter sa commune d’origine sans l’accord du maire. Pendant la 1ère guerre mondiale cette interdiction est levée puis rétablie entre les 2 guerres.

Une discrimination franche est pratiquée, sur les cartes de vêtements, les cartes de rationnement, sur tous les plans. La manifestation de Sétif est une rébellion contre tout cela. Les déportés en représaille de cette manifestation sont nombreux. Les juristes de l’époque justifient ces mesures : ils est bon d’éloigner les indigènes, loin de l’odeur de l’islam.

Pourquoi une telle répression ? Le 8 mai 1945 rappelle le soulèvement kabyle de 1871 : alors la métropole est affaiblie, elle a perdue l’Alsace et la Lorraine, et il y a eu la Commune. On voit donc un risque d’affaiblissement de la métropole. En 1945 la France a perdu la guerre, Vichy a collaboré, la France n’a refait ses forces que grâce aux colonies, elle n’a réintégré le camp des vainqueurs qu’in extremis. Elle est dans une logique de défense de l’empire pour reconstruire le pays. Il lui faut faire un exemple.

Pourtant après le massacre et pour lâcher du lest, les indigènes deviennent citoyens français et l’on supprime la discrimination. Individuellement ils sont citoyens mais collectivement ils ne sont pas un peuple. Ils réclament donc « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».

Tramor Guéméneur : Il rappelle que la répression ne s’est pas limitée au 8 mai mais s’est poursuivie sur mai et juin, répression civile et répression militaire ;

A Guelma, une milice civile s’est mise en place avec une politique de mise à morts des Algériens ; ils brûlent les corps dans des fours à chaux pour effacer ces meurtres. Des témoignages assurent que tous les européens n’ont pas été d’accord avec ses massacres. Les traitements sont différents selon que la famille est catholique ou musulmane. Des membres du contingent s’opposent également. Les systèmes de torture en Algérie naissent à ce moment-là. Un temps de latence est nécessaire pour que la société française prenne conscience de ce qui se passe. Camus témoigne dès 1945 ; André Mandouze, historien spécialiste de saint Augustin, se rapproche des nationalistes algériens. Il crée 2 revues : conscience maghrébine et conscience algérienne. Il sera expulsé en 1956 en raison de ses prises de position. Il s’engagera ensuite dans le réseau des porteurs de valises. Francis Jeanson témoigne aussi à travers de la Revue Esprit de ce qui se passe en Algérie.

Mehdi Lallaoui Il travaille depuis 30 ans sur les documents concernant tout le constantinois… Kateb Yacine a perdu 14 membres de sa famille dans cette pĂ©riode.

La rĂ©pression de SĂ©tif et Guelma marque un tournant dans les relations entre Français et AlgĂ©riens. Il n’y a plus de retour possible ; auparavant certains AlgĂ©riens pouvaient envisager une Ă©volution plus douce du statut des AlgĂ©riens sans en passer par l’indĂ©pendance… Historien travaillant sur la mĂ©moire il veut une mĂ©moire assumĂ©e.

Discussion

Faut-il se contenter de reconnaissance sans demander une réparation ? Il considère qu’après 70 ans une réparation n’aurait pas de sens. Il souhaiterait une reconnaissance par une sorte de réparation symbolique. La justice ne sera jamais rendue. Les protagonistes de cette affaire sont tous morts. On peut attaquer l’Etat. Mais il considère qu’une reconnaissance symbolique serait quelque chose qui toucherait.

(A. Maacha)

 « L’enfance des Français d’Algérie avant 1962 », Leila Sebbar coord., 2015, Ed. Bleu autour. 28 témoignages publiés. (Carte blanche)

Leila Sebbar présente le livre, pour lequel elle a fait appel aux témoignages sur l’enfance de 28 auteurs qui ont quitté l’Algérie de leur enfance après l’indépendance. Nora Aceval (conteuse et écrivain), Jean Jacques Gonzales (philosophe et écrivain, commentateur d’Albert Camus) et Georges Morin (président de Coup de soleil et politologue) lisent chacun un extrait de leur contribution à cet ouvrage.

Leila Sebbar : Qu’est ce que ça signifie, être Français d’Algérie ?

Nora Aceval ne se sent pas Française d’Algérie, mais plutôt Arabe, comme l’était sa mère, tandis que son père était Français d’origine espagnole, installé en Algérie depuis plusieurs générations. Cette double appartenance a été pour elle une grande souffrance. Avec le temps, elle a compris que si elle se sentait obligée d’oublier son côté français, cela voulait dire « tu vas renier ton père ». Elle se sent coupable d’être née « différente ». Elle se sent hybride.

JJ Gonzales, né en 1950, a quitté l’Algérie en 1962, à l’âge de 12 ans : son enfance a coïncidé avec la guerre, sa vie d’adulte a commencé en France et il ne se sent ni Français ni Algérien, ni- ni…

Georges Morin : « je suis et Algérien et Français, ce n’est pas un déchirement, c’est une double richesse ». Il a eu la chance de naître à Constantine, la grande ville algérienne où il y avait le moins de Français (10% de chrétiens, 20% de juifs, 70% de musulmans) : c’est une chance pour lui d’avoir vécu avec des juifs et des arabes. Ses parents sont restés en Algérie jusqu’en 1979, il passait noël avec eux tous les ans depuis son départ en 1966 pour mener ses études supérieures à Grenoble. En 1982 le jumelage entre Grenoble et Constantine a confirmé pour lui que l’Algérie était toujours en lui. Il sait que pour 90% des pieds noirs le départ a été un vrai traumatisme.

Leila Sebbar résume : pour Georges Morin, l’Algérie est toujours présente, pour JJ Gonzales, ce n’est pas l’Algérie qui a disparu, c’est son enfance. Il reste une certaine continuité, mais qui laisse l’enfance opaque. L’enfance est restée comme ailleurs, un ailleurs qu’il ne retrouve pas. Mais dans son travail, l’Algérie est pourtant présente ? – « oui, je le dis dans mon bouquin sur la mer, j’y affirme mon appartenance à l’Algérie ». Nora Aceval retourne souvent en Algérie, elle n’y a jamais rompu avec la tribu maternelle. Elle a un lien affectif avec ses racines et pour son travail littéraire, elle a besoin de recoller les morceaux.

Georges Morin montre comment ses liens avec l’Algérie se traduisent en actes. En janvier 2014, il a accompagné à Constantine le maire de Grenoble, dont la ville a décidé de s’investir dans un projet : faire de Constantine la capitale intellectuelle de la culture pour 2015/ 2016. En Avril 2014, il a mené un autre voyage en Algérie avec Alain Rey, en relation avec l’Institut culturel français à Alger : n’oublions pas que, même si l’Algérie n’adhère pas à l’organisation de la Francophonie, elle est le second pays francophone au monde. Il croit à la pérennité des liens de la France avec l’Algérie, mais aussi avec l’ensemble du Maghreb. Il perçoit un renouveau d’intérêt envers la France chez les jeunes Algériens.

Leila Sebbar souhaite que ce livre sur les enfances « pied-noires » circule en Algérie, où il faut en parler, peut-être par la voix des Centres culturels français. Georges Morin remarque qu’un tel livre, pour être accessible en Algérie (où son prix est trop élevé pour le public local), doit y faire l’objet d’une co-édition.

Commentaires du public :

-La notion de « patrie charnelle » est importante, formant un sujet sensible : cette patrie y est amputée des chrétiens et des juifs. La mère de Taos Amrouche y a mal vécu sa double appartenance (Fadhma Aïth Mansour Amrouche, Histoire de ma vie, La découverte poche, [1968], 2010, 219 p., préfaces de Vincent Monteil (1967) et de Kateb Yacine (1967) http://alger-mexico-tunis.fr/?p=763 )

-La France, restée 130 ans en Algérie, ne la connaissait pas : si elle l’avait connue, il n’y aurait pas eu de guerre… Il ne faut pas oublier ce que fut la colonisation, il faut pour ce pays parler d’autre chose que des « arabes ». Georges Morin répond : il faut que les pieds-noirs sachent qu’ils vivaient sur un volcan. Ils étaient le produit d’une histoire coloniale injuste. Alors que (surtout en ville), ils voulaient l’intégration à l’école, il n’y avait [vers 1950] que 12% d’enfants algériens scolarisés.

-Il faut rapprocher les cultures au Maghreb. Il ne faut pas confondre les Français qui vivaient en Algérie et les Politiques. Il faut ouvrir une fenêtre sur quelque chose qui a existé et qui existe encore. Un monde sans juifs et sans musulmans n’est pas un monde… La mère d’Albert Camus disait qu’un monde sans musulmans n’était pas un monde… JJ Gonzales a permis dans son livre de mettre à jour l’expérience de Français d’Algérie, sans exclure que certains aient pu être racistes. Pour en finir avec un stéréotype « colonial », il faut se rappeler que 80% des pieds-noirs (surtout en ville…) n’étaient pas des colons et que les gros colons étaient 1% des pieds-noirs. Georges Morin veut éviter les ambiguïtés : les pieds-noirs sont le produit d’un système colonial et il ne faut pas leur faire « porter le chapeau ». Ils ne sont pas les « responsables » de la colonisation, et l’exil est une injustice ressentie.

(Michel Yvon)

 Destins (retrouver son passé) Café littéraire

Qu’est-ce qui pourrait rassembler autour d’une thématique résolument aussi vaste un artiste de la BD et du roman graphique tel que Cédric Liano, un journaliste comme Jean-Claude Escaffit, le diplomate Antoine Blanca, et deux écrivains, Olivia Burton et Jacques Fournier ?

Si le mot « destin » se dit maktoub en arabe, c’est bien parce que l’écriture est ce qui fonde et tente de donner un sens au monde selon une échelle humaine. Du moins l’écriture essaye-t-elle d’interroger les ruptures de sens et peut-être de réparer ce qui peut l’être. Cédric Liano co-signe avec Mohamed Arejdal un premier roman graphique, Amazigh, sur l’immigration mouvementée de ce dernier. Cette complicité auctoriale semble faire un pied-de-nez à l’absence de symétrie quand il s’agit de traverser les frontières entre le nord et le sud. Amazigh est donc plus qu’une tranche de vie de migrant, c’est un manifeste d’amitié entre des artistes dont la liberté ne souffre aucune frontière.

Pour sa part, Jean-Claude Escaffit, revient sur les traces de son père en Algérie, « pour dépasser la guerre des mémoires », explique-t-il. En faisant préfacer son livre Sur les traces du père. Questions à l’officier tué en Algérie (éd. Salvator, 2014) par Yasmina Khadra, Escaffit semble rechercher au-delà de « l’autorité » de la voix algérienne, une résonance et un dialogue qui autorisent un déplacement souverain de la perspective.

Jacques Fournier a donné son Algérie retrouvée 1929-2014 aux éditions Bouchène. C’est le récit singulier et, en même temps ressemblant à tant d’autres, du fils d’un « médecin de colonisation » qui a passé toute sa jeunesse en Algérie et s’est uni à la fille d’un écrivain algérien, Mohand Tazerout.

Dans L’Algérie c’est beau comme l’Amérique (Steinkis), Olivia Burton revient, elle aussi, sur les traces de sa famille de pieds-noirs. La différence pour Olivia Burton, c’est qu’elle n’est pas née en Algérie, mais qu’elle s’est retrouvée avec « cet héritage plutôt gênant », légué par sa grand-mère : une cinquantaine de pages de notes et souvenirs. Il s’agit donc d’une post-mémoire qui rassemble les fils effilochés d’une famille face à l’Histoire.

Antoine Blanca emprunte la personne dite de l’absent, la troisième personne donc, pour relater un passé qui peine sans doute à emprunter la voix du sujet. C’est à Abel, son nom de plume, à qui il confie la responsabilité de dire les tourments d’un sujet face à un monde qui change.

Voilà donc ce qui rassemble ces vies transfigurées en destins par le pouvoir de l’écriture : elles peuvent apporter un semblant de lisibilité à une histoire complexe.

(Touriya Fil)

 Itinéraires féminins : passés et présents (Café littéraire)

Malgré l’absence remarquée de Hélé Béji, dont on signale au passage qu’elle vient de rééditer son roman L’Œil du jour, la séance a permis d’attirer l’attention sur des parcours féminins hauts en couleurs.

Avec La Maquisarde (Grasset, 2014), Nora Hamdi rendait hommage Ă  sa mère et, Ă  travers elle, Ă  toute une gĂ©nĂ©ration de femmes qui ont contribuĂ© activement Ă  Ă©crire l’Histoire de l’AlgĂ©rie, mais dont l’historiographie officielle s’est attachĂ©e Ă  effacer la trace pour les renvoyer, sitĂ´t le combat terminĂ©, Ă  des tâches censĂ©ment « plus fĂ©minines ». Nora Hamdi est donc partie en AlgĂ©rie Ă  la recherche de cette mĂ©moire effacĂ©e : « J’ai dĂ©couvert que ma mère, timide et discrète, Ă©tait une hĂ©roĂŻne. Qu’elle avait connu, si jeune, le maquis, la rĂ©sistance, la fuite, le camp. Sans doute la torture et la violence des hommes. J’ai compris aussi qu’elle avait aimĂ© la fraternitĂ© et la vraie libertĂ©… »

Pour Nadia Sweeny, on peut se demander s’il Ă©tait vraiment opportun de la ranger sous ce titre bien « genré » d’« ItinĂ©raires fĂ©minins ». Son parcours et le livre qui en est sorti auraient pu tout aussi bien ĂŞtre ceux d’un homme. NĂ©e d’une mère juive française et d’un père musulman marocain, Nadia, 24 ans, dĂ©cide de partir en Cisjordanie retrouver l’homme dont elle est tombĂ©e amoureuse. La jeune femme, en quĂŞte d’identitĂ© semble-t-il, dĂ©couvre la rĂ©alitĂ© du conflit israĂ©lo-palestinien : l’occupation israĂ©lienne, les camps de Naplouse… Mais lĂ  oĂą son inclusion dans ce cafĂ© littĂ©raire dĂ©diĂ© aux femmes, se justifie, c’est qu’elle vit en Cisjordanie la violence quotidienne exercĂ©e sur les femmes, leur courage et pourtant leur soumission Ă  une tradition patriarcale. L’ouvrage qui relate cette dĂ©couverte est paru aux Ă©ditions Michalon, en 2014, sous le titre de La Fille des camps.

Souad Benkirane, quant à elle, s’intéresse tout particulièrement au Maroc du début du xxe siècle et au sort qu’il réservait à certaines femmes soumises au régime de l’esclavage. C’est à travers une fiction parue chez Karthala en 2014, Les Quatre Saisons du citronnier qu’elle imagine la vie de sa grand-mère. Son roman se veut un hommage au chemin parcouru mais aussi un appel à la vigilance contre les régressions qui menacent.

Ces itinéraires de femmes sont de véritables chants de liberté. Loin d’ancrer des clichés sur la condition de « la pauvre femme orientale », ces auteures montrent au contraire l’infinie complexité des relations hommes-femmes, le progrès réalisé, la vigilance à maintenir.

(Touriya Fil)

 «  Le leader marocain Medhi Ben Barka » assassiné à Paris il y a 50 ans (Rencontre) Rencontre animée par Zakya Daoud ( journaliste, écrivaine) , avec Roger Faligot ( journaliste) et Maâti Monjib ( historien) en présence de Bachir Ben Barka , fils de Medhi Ben Barka

50 ans après sa disparition, la question resta ouverte, pourquoi a-t-il été arrêté, tué et ou se trouve son corps?

R .Faligot a Ă©crit un livre sur la « Tricontinentale », organisation des forces anti -impĂ©rialistes d’Afrique, Asie et AmĂ©rique du Sud dans les annĂ©es 1960. Ben Barka faisait partie de ce mouvement. Il en Ă©tait un membre actif et Ă©coutĂ©, porte voix des mouvements de dĂ©colonisation… Les AmĂ©ricains sont attaquĂ©s pour leur action au Vietnam. Ils voient en lui, un catalyseur des mouvements anti- impĂ©rialistes… Pour le roi du Maroc Hassan 2, il est l’ennemi, le rival. Car pour lui, seule la lutte pour le pouvoir compte. Jusqu’en mars 1965, le roi a besoin de Ben Barka et de ses amis car la monarchie n’a pas l’hĂ©gĂ©monie sur le plan politique. Mais ceux-ci refusent de prendre cette position. Alors, pour Hassan 2 et pour Oufkir, il devient dangereux.

Par contre, le GĂ©nĂ©ral De Gaulle commence a le trouver intĂ©ressant tant pour ses qualitĂ©s que pour les idĂ©es qu’il dĂ©fend. On sait qu’une rĂ©union Ă©tait programmĂ©e Ă  l’ElysĂ©e 2 jours après son enlèvement… A ce moment-lĂ  les services secrets marocains avaient nouĂ© des relations de collaboration avec les services secrets israĂ©liens. C’est dans ce contexte complexe que survient l’enlèvement de Mehdi Ben Barka Ă  Paris le 16 octobre 1965.

Pour Maâti Monjib, il n’y avait pas une volonté expresse de l’éliminer mais de le contrôler pour permettre à la police marocaine de l’enlever (ref : documents américaine de 1966) selon le souhait du roi. Il est possible que les services de sécurité, plus radicaux et moins conscients des conséquences internationales d’un tel acte aient outrepassé les souhaits du roi. Mais le roi couvre le colonel Oufkir ;

Zakya Daoud : Y-a-t-il eu une influence des services étrangers pour l’enlèvement de Ben Barka ? Israël, USA ?

Roger Faligot rappelle qu’il n’y a aucun document pour accréditer cette thèse. Par contre on a des documents sur ce que faisait Ben Barka au jour le jour. On sait aussi que, doté d’un bon sens médiatique, il organisait une conférence de presse dès qu’il arrivait dans une ville.

Maâti : C’est le dĂ©but de la politique arabe de la France. Il y a encore des membres de l’OAS actifs… Ben Barka avait jouĂ© un rĂ´le dans les nĂ©gociations sur la guerre algĂ©ro-française. Il connaissait bien les leaders du FLN, ayant fait ses Ă©tudes Ă  Alger pendant la seconde guerre mondiale. Ce n’était pas un idĂ©ologue mais un pragmatique. Il croyait que l’on pouvait et devait discuter avec tout le monde pour arriver Ă  un rĂ©sultat.

Roger Faligot : C’est la guerre du Vietnam. Il veut encercler les USA pour aider les pays à s’en sortir. En 1965, il se radicalise davantage. Il lutte aussi contre les armes à destruction massive. Plus tôt, au Caire il organise une conférence sur le rôle d’Israël en Afrique. Il attaque le Mossad.

Zakya Daoud propose que l’on parle de l’homme Ben Barka et non de l’affaire Ben Barka. Son fils Bachir vient Ă  la tribune… Partie civile dans le procès il rappelle que les questions posĂ©es restent sans rĂ©ponse : qui a enlevĂ©, tuĂ© Ben Barka et ou est son corps. Ni la France, ni le Maroc ni IsraĂ«l ni les USA ne donne de rĂ©ponses. La raison d’Etat est toujours invoquĂ©e. « Pourtant, on est au-delĂ  de la raison d’état mais dans la bassesse »… Il pense qu’il y a eu complicitĂ© entre la France, CIA et le Mossad. Il y avait une convergence d’intĂ©rĂŞt, mais selon lui, ça part du Maroc. Et il y aurait toujours convergence pour empĂŞcher la vĂ©ritĂ© d’advenir.

Roger Faligot : On sait ce qu’a fait le SDCE, mais rien sur les services de renseignements et sur les connexions entre les autres services, marocains, israĂ©liens et amĂ©ricains… Bachir Ben Barka prĂ©cise que c’est le ministère français de la dĂ©fense qui dĂ©cide s’il y a levĂ©e ou non du secret dĂ©fense. En la matière, il est donc juge et parti. Le juge a pu faire saisir 200 documents des services français mais le ministre de la dĂ©fense refuse de les faire dĂ©classifier. Certains ont Ă©tĂ© rendus publics mais d’autres restent secrets.

A la question de l’affaire Ben Barka au Maroc actuellement, Bachir répond que c’est toujours la première affaire.

Pourquoi une telle architecture du refus ?

Roger Faligot répond que pour les agents de la DGSE, le bien le plus précieux à défendre c’est les liens avec les autres services des autres pays. Sorte de pacte inviolable

Bachir Ben Barka : Maintenant c’est aussi un jeu de «  tu me tiens je te tiens » qui lie tous ces services entre eux.

(A. Maacha)

Le leader algĂ©rien Ferhat Abbas (Rencontre).Daho DJERBAL a animĂ© cette rencontre avec Claude ESTIER, ancien parlementaire, et Malika RAHAL (historienne), consacrĂ©e Ă  Ferhat Abbas, mort il y a trente ans. Les contributions Ă©clairaient bien le parcours compliquĂ© de ce grand politique, trop mĂ©connu dans son pays : en Ă©voquant ses nombreuses rencontres avec lui, Claude Estier a retracĂ©, de façon vivante et prĂ©cise, les Ă©tapes de son parcours, et laissĂ© affleurer l’estime et l’amitiĂ© qu’il lui portait. Malika Rahal et Daho Djerbal ont proposĂ© des pistes permettant de relire, aujourd’hui, ce parcours. Le dĂ©bat ensuite a Ă©tĂ© animĂ©.

Claude ESTIER retrace ses nombreuses rencontres avec Ferhat Abbas. La première date de juin 1949 : journaliste accrĂ©ditĂ© Ă  l’ÉlysĂ©e, il accompagne le prĂ©sident Vincent Auriol dans une tournĂ©e en AlgĂ©rie oĂą ni le prĂ©sident ni les journalistes n’ont le moindre contact avec la population. Mais, Ă  Constantine, circule une lettre ouverte oĂą Ferhat Abbas dit son amour de la France tout en dĂ©nonçant la politique française en AlgĂ©rie. C. Estier le rencontre avec Boumendjel : il dĂ©couvre l’histoire de l’UDMA et la revendication d’assimilation et comprend la gravitĂ© de la responsabilitĂ© de la France en 1945. Son article est très mal reçu en France et ses impressions de voyage interdites en AlgĂ©rie.

Lors de leurs rencontres suivantes Ă  Paris, Ferhat Abbas lui dit son dĂ©sespoir de la rupture, qu’il sent proche, entre la France et l’AlgĂ©rie. Il rejoint le FLN, secrètement en mai 1955 puis officiellement en juillet 1956. En 1958, il devient prĂ©sident du GPRA Ă  Tunis mais il en est Ă©cartĂ© en 1961, dans la crise entre le GPRA et le FLN. Il devient cependant en 1962 le premier prĂ©sident de l’AssemblĂ©e constituante, donc le premier chef de l’État dans l’AlgĂ©rie indĂ©pendante. Il fait alliance avec Ben Bella malgrĂ© son dĂ©saccord avec lui sur les institutions. Il dĂ©missionne de ce poste en 1963, parce que la Constitution s’est dĂ©cidĂ©e en dehors de la Constituante, au profit du parti unique. Il est alors exclu du FLN et emprisonnĂ© au Sahara pendant deux ans… Si la France l’avait Ă©coutĂ©, on aurait sans doute Ă©vitĂ© la guerre.

Malika RAHAL souligne quelques points saillants à chaque étape de ce parcours.

Avant la guerre, lieutenant de Bendjelloul Ă  la FĂ©dĂ©ration des Élus, F. Abbas insiste sur l’Ă©ducation, indispensable pour l’assimilation et l’accès Ă  la citoyennetĂ©. Il accorde une grande importance au nombre, en particulier la paysannerie ; il rompt avec Bendjelloul pour fonder un parti de masse… En 1943, le Manifeste du Peuple algĂ©rien marque son passage Ă  l’idĂ©e d’indĂ©pendance, donc de  citoyennetĂ© algĂ©rienne, et non plus française… En 1946, lorsqu’il crĂ©e l’UDMA, il conçoit la scène politique comme pluraliste et la citoyennetĂ© comme ouverte. Mais ses projets sont bloquĂ©s par le trucage massif des Ă©lections. MĂŞme Ă©lu Ă  la Constituante, il n’est pas plus Ă©couté : les assimilĂ©s sont Ă  la limite plus insupportables aux autres dĂ©putĂ©s que les nationalistes ; d’oĂą la dĂ©sespĂ©rance et le retrait de beaucoup.

Après 1954, son dialogue avec le FLN aboutit Ă  la dissolution de l’UDMA. Mais F. Abbas perd vite sa place dans le mouvement national, quand celui-ci se militarise. Il n’est pas reconnu non plus par la France : De Gaulle, qui ne veut s’adresser qu’Ă  des militaires, ne le considère pas comme un interlocuteur politique valable dans les nĂ©gociations.

Daho DJERBAL argumente dans le mĂŞme sens : selon lui, F. Abbas a Ă©tĂ© la victime de deux Ă©quivoques, avec les autoritĂ©s françaises d’une part, les nationalistes algĂ©riens d’autre part. Des deux cĂ´tĂ©s, l’intĂ©gration pose problème mĂŞme si elle est rĂ©clamĂ©e par des militants modĂ©rĂ©s,

Par rapport aux autoritĂ©s françaises. L’AlgĂ©rie est restĂ©e un point aveugle pour tous les prĂ©sidents français ; l’Union française inclut toutes les colonies, mais pas l’AlgĂ©rie. Des gens comme Ferhat Abbas veulent, eux, l’intĂ©gration d’une AlgĂ©rie autonome (donc avec la participation des AlgĂ©riens au gouvernement de leur pays) dans cette Union. Il s’agit pour eux de conquĂ©rir la nationalitĂ©, non de fonder la nation algĂ©rienne. Cela mĂŞme est inaudible par la France… Les nationalistes algĂ©riens, eux, utilisent Ferhat Abbas comme une vitrine Ă  la tĂŞte du GPRA mais sans qu’il touche au pouvoir rĂ©el ; il est Ă©cartĂ© des nĂ©gociations.

Réponses à des questions du public

Estier : Auriol et Coty n’ont rien compris Ă  l’attente des AlgĂ©riens. Seule la nĂ©cessitĂ© a fait comprendre quelque chose aux dirigeants français : c’est De Gaulle après 1960.

Rahal : en 1962, Ferhat Abbas s’allie avec le FLN, avec lequel il a pourtant des dĂ©saccords profonds, contre le GPRA – peut-ĂŞtre en raison de l’exclusion de 1961. Il devient le prĂ©sident de la Constituante, mais très vite il rompt avec Ben Bella.

Question fondamentale pour lui : est-ce que la citoyennetĂ© se dĂ©finit par rapport Ă  la nation ? Selon lui, la citoyennetĂ© est plus importante que l’identité ; il se rĂ©fère ainsi Ă  une citoyennetĂ© pluraliste mais plus abstraite que celle qui se fonde sur l’identitĂ© (race et langue).

On le mentionne aujourd’hui en AlgĂ©rie pour faire croire Ă  un passĂ© dĂ©mocratique ; mais on passe sous silence que, de 1946 Ă  1956, l’UDMA a voulu construire une scène politique pluraliste.

[rĂ©action d’un auditeur : F. Abbas est passĂ© Ă  cĂ´tĂ© de l’histoire de l’AlgĂ©rie indĂ©pendante en mendiant l’assimilation ; il est montĂ© en retard dans le train de l’histoire ; c’est donc Ă  juste titre que sa place est relativisĂ©e en AlgĂ©rie].

RĂ©ponses : Il est plus utopique que retardataire… Exiger une citoyennetĂ© française dans les annĂ©es 40 est une transgression de type rĂ©volutionnaire ; certains dĂ©putĂ©s parlent d’une « entrĂ©e par effraction des bougnoules dans la rĂ©publique » ; pour eux, Ferhat est dangereux.

Il a eu un parcours tragique : il croit Ă  un avenir possible – qui ne se rĂ©alise pas. Il tente de rallier des EuropĂ©ens Ă  l’UDMA dans la perspective d’une citoyennetĂ© commune ; mais c’est tellement inconcevable pour les EuropĂ©ens de l’Ă©poque que quelques-uns seulement se rallient… Les textes montrent avec quelle violence les portes lui ont Ă©tĂ© fermĂ©es.

(Agnès Spiquel)

 Le leader tunisien Habib Bourguiba (rencontre) Jean-Pierre SERENI a animé une rencontre avec Sophie BESSIS, historienne, et Samy GHORBAL, journaliste, consacrée à Bourguiba pour le quinzième anniversaire de sa mort. Rencontre passionnante : les deux exposés se complétaient très bien pour éclairer à la fois la figure complexe du leader tunisien et les enjeux de la révolution tunisienne depuis 2011, avec ses récentes avancées majeures.

Sophie BESSIS se demande pourquoi le premier prĂ©sident de la RĂ©publique tunisienne est aussi prĂ©sent dans le dĂ©bat politique et institutionnel qui oppose les tenants de la modernitĂ© et ceux de la rĂ©gression. Les modernistes se rĂ©fèrent constamment aux dix premières annĂ©es de Bourguiba qui serait le rĂ©formateur opposĂ© aux tendances conservatrices de la Tunisie « profonde ». Quel est donc, vraiment, l’hĂ©ritage de Bourguiba ?

Une certitude : cet homme d’ordre aurait Ă©tĂ© contre la rĂ©volution de 2011. Il fut en effet une sorte de despote Ă©clairĂ©, qui a promu une modernitĂ© sociologique mais pas politique. Il n’a pas fait Ă©merger une Tunisie dĂ©mocratique ; et, d’une certaine manière, Ben Ali Ă©tait un hĂ©ritier de Bourguiba, mais sur le versant « despote non Ă©clairé ». Mais il a aussi rĂ©alisĂ© des rĂ©formes fondamentales : la sĂ©cularisation de l’État, le changement du statut des femmes, de manière Ă  faire Ă©clater les cadres traditionnels de la sociĂ©tĂ©.

La Constitution de 2014 est en partie bourguibienne. Mais le gouvernement a des rĂ©formes urgentes Ă  mener (outre le fait de remettre en route l’ascenseur de la mĂ©ritocratie rĂ©publicaine, contre une gestion familiale et clientĂ©liste) dont la plus urgente est de continuer la sĂ©cularisation de l’État (la notion de laĂŻcitĂ© n’a pas de sens en Tunisie) : il s’agit de dĂ©finir un Islam d’État pour la Tunisie. Celle-ci va-t-elle choisir la trajectoire rĂ©formiste (qui date de deux siècles) ou bien se laisser rattraper par le pan rĂ©actionnaire de l’histoire tunisienne ? Ou y aura-t-il un compromis entre les deux ?

Samy GHORBAL s’est souvent demandĂ© si le titre de son livre sur la modernitĂ© tunisienne, Orphelins de Bourguiba et hĂ©ritiers du Prophète, ne devait pas ĂŞtre inversĂ©. Bourguiba, en effet, savait que, pour Ă©difier un État moderne, il fallait dĂ©finir les rapports entre État, politique et religion : il a trouvĂ© la solution originale de l’article 1 de la Constitution de 1959 (qu’il a fait voter dès 1956, avant mĂŞme d’ĂŞtre prĂ©sident) : « La Tunisie est un État libre, indĂ©pendant et souverain : sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe et son rĂ©gime la rĂ©publique ». Il en a fait la colonne vertĂ©brale de la Tunisie moderne. L’Islam est la religion de l’État mais pas une religion d’État. L’État est souverain et sĂ©culier.

La rĂ©volution de 2011 a posĂ© la question : le palmier (symbole de sacralitĂ© et d’enracinement) et l’eucalyptus (le greffon exogène importĂ© par le colonisateur en mĂŞme temps que les Lumières et qui s’est acclimatĂ© en Tunisie mieux qu’ailleurs) vont-ils se combattre comme deux visions antagoniques de l’identitĂ© tunisienne, ou se complĂ©ter comme les deux pĂ´les constituants de cette identité ? Cela engage la triple question de la caractĂ©risation de l’État, du statut de la loi et de la souverainetĂ©.

En 2014, l’AssemblĂ©e constituante, Ă  dominante islamique, a paradoxalement Ă©crit une Constitution marquĂ©e par le rĂ©formisme bourguibien. Elle a repris la rĂ©ponse de 1956 en gardant l’article 1, en y ajoutant la libertĂ© de conscience et le libre exercice des cultes, et en refusant la charia. Il ne s’agit pas d’islamiser la modernitĂ© mais de moderniser l’Islam. C’est le rĂ©sultat d’un compromis entre les deux tendances incarnĂ©es par Ennahdha et par ses adversaires modernistes, le fruit du dialogue national rendu indispensable par la reprise de la violence politique en 2013. On peut y voir le rĂ©sultat d’un ancrage dans l’Ĺ“uvre institutionnelle et civile de Bourguiba.

Débat

Pourquoi Bourguiba a-t-il virĂ© Ă  la dictature ? Comme tous les despotes Ă©clairĂ©s, il prĂ©sente deux faces. Ce n’est pas un dĂ©mocrate. Il a ses rĂ©fĂ©rents dans des rĂ©gimes autoritaires contemporains : pas Hitler, mais Mussolini qui thĂ©orise et sacralise la toute-puissance de l’État. Il pense que, dans les pays arabes, seuls des rĂ©gimes autoritaires sont Ă  mĂŞme de mener des rĂ©formes (voir la Turquie de Mustapha Kemal et l’Iran des Pahlavi). Mais il a Ă©chouĂ© sur le plan Ă©conomique et ses dernières annĂ©es sont un naufrage dans le culte de la personnalitĂ©. Il n’avait pas mis en place de contre-pouvoirs politiques et sociaux ; il faut les mettre en place pour crĂ©er les conditions institutionnelles de la dĂ©mocratie, c’est-Ă -dire un rĂ©gime oĂą les institutions sont plus fortes que les hommes.

Le marxisme rĂ©volutionnaire est-il encore prĂ©sent en Tunisie ? On a assistĂ© Ă  une rĂ©action, au sens propre du mot, c’est-Ă -dire Ă  une rĂ©activation des discours sur la tradition. Mais l’opposition n’est pas entre un Ă©lectorat urbain et un Ă©lectorat rural (qui, de toutes façons, ne reprĂ©sente plus que 20 % de la population) ; les rĂ©gions les plus pauvres ne sont pas les plus conservatrices. Les clivages sont surtout gĂ©ographiques, entre le Sud et le Nord, et entre le littoral et l’intĂ©rieur… Le clivage essentiel est d’ailleurs entre ceux qui votent et ceux qui, non inscrits ou abstentionnistes, ne votent pas. Le pays connaĂ®t un vrai problème d’inclusion politique ; c’est pour cela que la formation des partis est une bonne chose.

Que penser de l’entrĂ©e d’Ennahdha au gouvernement ? Elle peut ĂŞtre vĂ©cue comme une trahison par ceux qui ont Ă©lu le prĂ©sident sur sa position anti-Ennahdha. Mais on est dans un rĂ©gime parlementaire pur, conçu pour Ă©viter l’hyper prĂ©sidentialisme, mais oĂą l’arithmĂ©tique Ă©lectorale joue un rĂ´le non nĂ©gligeable. La Tunisie peut-elle se le permettre ? Ennahdha va-t-il jouer le compromis historique et accompagner les rĂ©formes modernistes pour une transition politique pacifiĂ©e (maintenant que la transition institutionnelle est terminĂ©e) ? Sa prĂ©sence au gouvernement est-elle coalition, cohabitation ou participation symbolique ? plutĂ´t la troisième hypothèse. Que cherche Ennahdha ? c’est la vraie question. Mais le parti est dĂ©sormais si affaibli que son retour au pouvoir par le biais d’Ă©lections est peu probable.

(Agnès Spiquel)

 « Rachid Mimouni », (1945- 1995) Rencontre 

Georges Morin nous raconte comment il a connu Mimouni à Alger en 1988, pour sympathiser tout de suite. Quand son fils est menacé par les islamistes, il quitte l’Algérie et se réfugie à Tanger en 1993, où il assure une chronique radiophonique (publiée après sa mort, Chronique de Tanger, 1995). Morin le voit souvent, en particulier à Paris : il manifeste son agacement d’être reconnu moins comme écrivain que comme « le militant anti-islamiste de service ». En 1994, Coup de soleil organise des rencontres littéraires mensuelles à Paris : Mimouni suggère à Morin d’utiliser l’énorme potentiel que représente à Paris la littérature maghrébine pour lancer un salon du livre et c’est ainsi qu’à l’automne de cette année nait dans les locaux du Centre national du livre le Maghreb des livres, sur une après-midi. Lors de la mort de Mimouni l’année suivante à Paris, son corps est ramené en Algérie : la guerre civile empêche que Morin puisse assister à ses funérailles.

Yves Chemla, qui préside cette rencontre, rappelle que Mimouni a publié dix ouvrages pendant sa courte carrière littéraire (1978- 1995). Il rappelle son slogan : « je veux choquer pour pousser les gens à agir ». Assia Djebar, présente, nous dit comment il était habité par «  un sentiment d’urgence contre la régression et la misogynie ».

Noureddine Saadi (professeur à l’Université d’Artois) est algérien de Constantine. Il a lui aussi connu Mimouni en 1988. C’est l’année à Alger de la vague de protestation de jeunes dont la répression fait sans doute trois cent morts. Il nous dit que Mimouni est fils de paysan pauvre (Boudouaou, 30 km à l’est d’Alger) : [à sa génération la scolarisation en français en pleine « guerre de libération » atteint cet enfant] qui découvre les livres et les mots. Il est ensuite étudiant en sciences à Alger dans l’ambiance bouillonnante des débuts de l’indépendance. Chimiste au départ, il a étudié à cette Ecole normale supérieure où les débats entre étudiants sont vifs jusqu’en 1968. Il se spécialise dans les problèmes de gestion et un ses premiers textes porte sur « la mesure de la productivité »… problème crucial pour les entreprises d’Etat de l’Algérie nouvelle. Son œuvre littéraire est très proche de sa vie : en 1978 les éditions d’Etat publient son premier roman (quelque peu édulcoré par une « castration » de l’éditeur) Le printemps n’en sera que plus beau. C’est avec la sortie à Paris en 1982 de Le fleuve détourné que lui vient la célébrité, qui se répercute à Alger même, ce qui lui permet d’y parler, pour une critique de la bureaucratie comme de la montée de l’islamisme, qui devient une guerre civile. La consécration lui vient avec Tombeza en 1984. C’est le moment où il milite à la Ligue des droits de l’homme dont il est un fondateur en Algérie, proche du modèle qu’est pour lui Kateb Yacine qu’il connaît alors, se battant contre le Code de la famille promulgué à ce moment. Les années 1985-86 sont pour Mimouni celles d’un espoir de voir se désserrer la censure, avec le développement d’une édition libre.

Yves Chemla nous rappelle que l’industrialisation de l’Algérie fut autant le souci de Mimouni que celui de Boualem Sansal, de quatre ans plus jeune. Ce dernier remémore à son tour l’ambiance estudiantine d’Alger des années 1966-67. On y accueille Brassens, Jean Ferrat. On y vit certes sous une dictature militaire, mais « sympathique » grâce à sa légitimité historique issue de l’ « esprit de 1954 ». Dans les discussions de l’époque, le progrès, le développement, c’est quoi ? dans les usines, les administrations ? Sansal travaille alors pour une entreprise pétrolière française au Sahara, Mimouni le fait venir à Boumerdes, où ils sont pris par concours à l’Institut national de productivité et de développement, sorte de HEC formant des consultants, avec des coopérations canadiennes et françaises. Sansal rappelle les démélés de Mimouni avec l’édition d’Etat algérienne, qui refuse « Le fil et le métier » (l’évaluateur du texte écrit à l’auteur : vos spermatozoïdes sont subversifs…) Sous un autre titre ce sera publié en France chez Robert Laffont. Sansal se méfie des louanges sur la « littérature engagée » : pour lui Mimouni est écrivain avant tout, engagé certes, mais à côté de son œuvre, sans avoir voulu d’ailleurs entrer en politique dans un parti.

Jacques Ferrandez nous conte comment en 1992, quand il travaille sur ses Carnets d’Orient, il se concerte avec Georges Morin sur un projet de publication sur la Kasbah d’Alger. L’année suivante le projet prend corps, avec ses dessins et un texte prévu de Mimouni. En 1993 Ferrandez revient pour la première fois à Alger depuis son enfance, mais à l’époque déambuler dans la Kasbah tenue par les islamistes est impensable. Mimouni, menacé et pressé de travail, remet au lieu du texte d’une centaine de pages que l’éditeur attend de lui, un synopsis très court. Il aura le temps de le transformer en un poème. Les repérages de terrain sont rapidement réalisés grâce à « Momo » Brahimi et paraît le livre La colline visitée (Editions DS /Voyage sans amarres), réédité au sein d’un autre album en 2006.

(Claude Bataillon)