En Octobre 2021 le GREP- Midi Pyrénées a organisé une séance en souvenir de Marc Ferro, récemment disparu. L’historien Rémy Pech a décrit Ferro découvreur de la Révolution bolchévique, en particulier à travers le cinéma. Claude Bataillon a présenté Ferro découvrant l’Algérie coloniale finissante et penseur critique des colonisations.

« Je vais vous parler de Marc Ferro en Algérie, et de Marc Ferro comme historien de la décolonisation. Les deux sont évidemment extrêmement liés.

Si je suis ici, c’est parce que Habib Samrakandi a fait appel à moi, Habib qui est actif au GREP, et qui l’est aussi dans l’association au très joli nom, Coup de Soleil, qui s’occupe des relations franco-maghrébines (ça existe à Paris, ça existe à Montpellier, ça existe à Lyon et donc à Toulouse). Et à Toulouse, nous sommes un petit groupe qui travaillons sur ces relations, les bouquins, les films, etc. et donc c’est via Habib Samrakandi que je me retrouve ici.

Oui, je suis très content de parler de Marc Ferro mais je souligne que je ne suis absolument pas un historien spécialiste de Marc Ferro, je ne l’ai jamais rencontré. Pendant longtemps, pour moi, ça été un copain de mon beau-frère, tous les deux élèves de Merleau-Ponty en classe de terminale, et aussi quelqu’un que je voyais à la télévision comme n’importe qui, mais aucune relation professionnelle avec ce que faisait Marc Ferro.

Enfin, j’ai découvert Marc Ferro en 2004-2005. Il s’est alors passé, dans le gouvernement Chirac, un certain nombre d’événements concernant les affaires coloniales. En 2004, on a décidé que les « événements » d’Algérie étaient une guerre d’Algérie et que, par voie de conséquence, ceux qui l’avaient faite avaient droit à une pension d’anciens combattants. C’étaient souvent des sommes symboliques, quelques centaines d’Euros, mais c’était quelque chose. Et il n’est pas inintéressant de savoir que de là est né en 2004 une association qui porte un nom baroque 4ACG. C’est un petit groupe de gens qui ont dit : « on nous donne maintenant une pension parce qu’on dit qu’on a fait la guerre, mais on n’a pas besoin de cet argent, cet argent là on va l’attribuer à une association qu’on crée pour faire du développement, principalement en Algérie et éventuellement dans d’autres pays. » C’est une association nationale, mais l’idée quelle soit née quelque part du côté de Gaillac, pour nous Toulousains, ce n’est pas négligeable.

Donc, 2004, cette affaire de donner des pensions aux anciens, opération électorale comme tout le monde peut l’imaginer. L’année suivante, autre opération électorale. En 2005, on fabrique une magnifique loi sur le caractère globalement positif de la colonisation, et il va falloir que les enseignants d’histoire-géo disent à leurs élèves que c’était positif globalement. Bien sûr qu’il faut faire des institutions qui s’occupent de glorifier cette mémoire de la colonisation pour faire plaisir à toute une frange de pieds-noirs, évidemment. Opération électorale aussi ! Je trouvais ça profondément ridicule, et j’avais un bon copain historien, profondément communiste, qui avait trouvé ça complètement scandaleux et demandait à ce qu’une loi dise combien la colonisation avait été une abomination et que ce soit dit aussi dans l’enseignement. J’ai rappelé à mon copain que ce n’était pas le rôle des historiens ni des géographes. Il s’agit de comprendre, il s’agit de s’intéresser… Et du coup, c’est à ce moment là que je me suis mis à relire une quantité de choses sur le Maghreb, à m’intéresser à cette association Coup de Soleil, et puis à lire le bouquin de Marc Ferro « Histoires des colonisations : des conquêtes aux indépendances, XIIIe/XXesiècle ». Pour Marc Ferro la colonisation commence au XIIIesiècle, et ce n’est pas anodin.

Donc, qu’est-ce que la colonisation ? Comment ça marche ? Dans ce bouquin, Marc Ferro  fait une histoire du monde, tout simplement. La façon dont le monde s’est unifié à partir du XIIIesiècle, dans le sang, dans l’inégalité, ça s’appelle « colonisation ». Mais ce n’est une histoire des bons et des méchants, c’est une histoire de la mondialisation du monde. Un tel sujet, quand on est un bon universitaire, ou bien on fait un manuel scolaire ou bien on se met à dire des choses qui ne sont pas bonnes à dire ! C’est ce que fait Marc Ferro : ce livre est une sorte d’anti-manuel, morcelé par thèmes et par points de vue. Ce n’est ni une chronologie de ce qu’ont été successivement des formes de colonisations, ni une carte mondiale des colonisations. Ce sont des flashs sur des phénomènes coloniaux avec un sens de la nuance qui, à mon avis, est partout et tout le temps.

Je voudrais juste dire comment il le fait. Les paragraphes de Ferro commencent souvent par « certes », « plus exactement », « or », « en vérité », c’est-à-dire, « je ne vais pas vous dire la vérité, je vais vous dire des choses et l’inverse des choses. Comment elles se composent de façons complexes ». Il y a ce culot de Marc Ferro de prendre un sujet immense et de le prendre par tous les bouts à la fois, et nombre de ses collègues ont dit qu’il faisait de la vulgarisation, mais en fait, Marc Ferro a une capacité de mettre le doigt où ça fait mal qui est tout à fait extraordinaire, à mon avis, et de rapprocher des situations séparées dans le temps et dans l’espace.

Dans ce livre sur la colonisation, le chapitre le plus long, comme par hasard, c’est sur la guerre d’Algérie. Donc, Marc Ferro, cet historien de la chose mondiale prise par tous les bouts, a en même temps dans sa chair la guerre d’Algérie. Et on le retrouve dans d’autres livres dont « L’aveuglement ». Dans ce livre de 2015, il y a trente-cinq pages sur « Tragédie de l’Algérie ». Et il a fait d’autres livres qui sont du même métal : un s’appelle « Le ressentiment » (2007), un autre « Le choc de l’islam » qui est presque un livre de circonstance puisqu’il est de 2002, c’est-à-dire après l’effondrement des tours de New-York. Mais, dans tous les cas, Marc Ferro a une capacité de prendre en historien, non pas ce que la plupart des historiens font, c’est-à-dire de creuser sa période sur son thème, mais de dire que ce qui est important c’est d’aller voir ailleurs, de l’autre côté des choses.

C’est cela qui m’a fait découvrir Marc Ferro vers 2004-2005 alors que jusque là c’était pour moi un grand Monsieur dont je n’avais à peu près aucune idée précise : je n’avais jamais rien lu de lui, je n’en n’avais pas eu l’occasion.

Pourquoi Marc Ferro a-t-il été très profondément marqué par cette affaire de la guerre d’Algérie ? Il a été enseignant d’histoire-géo au lycée de garçons d’Oran de 1948 à 1956. La guerre d’Algérie commence à l’automne 54, donc il est à cheval sur la période coloniale, dont bien peu de gens s’imaginaient qu’elle était en train d’entrer en crise, et le début de ce qui finirait de façon particulièrement dramatique par rapport aux autres décolonisations. Alors, je me suis interrogé : pourquoi diable aller enseigner à Oran ? Je ne crois pas qu’il l’ait dit à quiconque ou qu’il l’ait écrit nulle part, alors je vais vous donner mon interprétation d’un phénomène, que j’ai connu moi-même, et aussi avec ma femme, qui s’appelle le métier de coopérant. Tout le monde pense que les coopérants ont commencé à exister après qu’on ait tourné la page coloniale, mais il faudrait nuancer la chose parce que, sans vouloir glorifier la profonde lucidité des gouvernements français ou d’autres pays concernant ce qui était en train de se passer à partir de la fin des années 30 et plus encore à partir de 1945, on oublie de dire qu’il y a eu une politique systématique pour développer, entre autres, l’enseignement, et pas que, dans les territoires coloniaux (dans les conditions d’inégalités, d’oppressions, etc. que tout le monde connait,  mais il y avait cette volonté). Et si on a envoyé un jeune historien enseigner à Oran, c’est probablement que le nombre de jeunes pieds-noirs locaux n’était pas suffisant pour développer l’enseignement de l’histoire au lycée d’Oran. De même qu’il s’est retrouvé quelque part dans la Creuse, il est parti à Oran. Ce que les gens oublient souvent, c’est que, dans le système colonial aussi bien que dans le système coopérant postcolonial, quand on allait travailler, par exemple dans l’enseignement dans des pays dits coloniaux ou postcoloniaux, on gagnait mieux sa vie : dans les feuilles de paye ça avait un nom très précis, le quart colonial. 25 % ! Ce n’est pas rien. En plus, on vivait dans un pays où la main-d’œuvre domestique, entre autres, était particulièrement bon marché, et le niveau de vie pour soi et sa famille était bien meilleur.

Alors, Marc Ferro est-il parti pour ça ou pour d’autres raisons ? On ne le saura jamais. Mais de toutes façons, quand on débute dans la carrière, avec ou sans agrégation, on n’est pas prof à Paris ! Jamais ! Lui, c’est quand même un petit Parisien pour l’essentiel, et il sait qu’il va falloir qu’il aille dans une ville de province. Sa femme aussi était professeur et pour un couple avoir un poste dans la même ville n’avait rien d’évident. Donc aller à Oran, (pour ma femme et moi ce fut Casablanca),  c’est s’expatrier dans un univers où d’une part on sera mieux payé et d’autre part où il y a des tas de choses à découvrir, et ça me paraît des raisons tout à fait valables. Il peut y en avoir d’autres, il y a eu des gens qui ont fait cette expatriation pour des raisons idéologiques et c’est vrai dès l’époque coloniale. J’ai des camarades géographes qui sont partis enseigner en Algérie entre 47 et 50, parce que, en relation avec le parti communiste algérien, on allait tout changer. Donc, c’était politiquement une stratégie anticoloniale d’aller à la colonie. C’est un élément important. Par ailleurs, quand avec ma femme nous avons été à Casablanca, nous avons vu aussi des expatriés un peu cabossés par des conflits familiaux, amoureux, avec un mal-être dans le milieu de la petite ville de province où ils cohabitaient avec leurs parents : alors partir était souvent une bonne solution. Donc, il ne faut pas oublier que dans le métier de « coopérant », il y a tout ça. Et puis, quand on est professeur de philosophie, lettre, histoire-géo, on est immédiatement face à une question qui se pose : qu’est-ce qu’on a comme public ? On peut très bien imaginer le lycée d’Oran en 48, avec au moins 70 % de petits Pieds-noirs, au grand maximum un petit tiers d’Arabes. Mais, c’est bien plus compliqué, parce qu’il y a tous les juifs maghrébins qui sont là, qui sont des « locaux » mais qui ne sont pas des « colonisés », ce sont des « citoyens français ». C’est tout cela le public au lycée. Et Marc Ferro a un certains nombres d’anecdotes. Il explique qu’en arrivant devant sa classe il leurs a dit « je vais vous parler de la culture musulmane ». Éclat de rires « mais ce sont des sauvages. Pourquoi vous nous dites qu’ils sont cultivés ? ». Le professeur d’histoire a immédiatement posé des problèmes qui sont des problèmes politiques, et le professeur de français, qui utilise des grands textes de Victor Hugo, parle à ses élèves des problèmes d’émancipation, d’égalité, etc. Donc, ils se trouvent immédiatement au cœur du conflit colonial qui bouillonne en permanence. Et je pense que Ferro a été pris là-dedans, et rien ne laisse supposer, de ce que j’ai entendu dire, que c’était un militant politique avant. De façon sûre, il n’était encarté nulle part.

Je pense que c’est devant tous ces problèmes là qu’il s’est embarqué dans une association qui s’est appelé « Fraternité algérienne ». Fraternité algérienne est née en 54, un peu avant l’éclatement de l’insurrection de novembre, je crois, et ce qui est très frappant, c’est qu’il en parle dans plusieurs de ces bouquins et il en parle, pas exactement dans les mêmes termes, mais on peut reconstituer, à mon avis, très clairement ce qui s’est passé.

Premièrement, Oran était la ville d’Algérie où il était encore possible d’imaginer cette fraternité au sein de l’Algérie. C’est une ville où il y avait beaucoup d’Espagnols, encore plus de non Arabes que d’Arabes, alors qu’à Alger il y a plus d’Arabes, sans parler de Constantine où c’est beaucoup plus. L’idée qu’il puisse y avoir une coexistence entre deux populations qui sont relativement équilibrées existe, le milieu juif est là, nombreux, avec beaucoup d’intellectuels et c’est précisément au lycée que Fraternité algérienne est née, même s’il ne le dit pas aussi catégoriquement. Il le dit indirectement. En effet, dans cette année 55 où la guerre commence à monter ici et là, mais très peu en Oranie (Oran et la toute la partie ouest de l’Algérie est à peu près indemne de combats ou d’attentats, avec quelques exceptions), l’idée de la fraternité est « vivable ». et c’est Marc Ferro qui est le secrétaire de rédaction de Fraternité algérienne pour rédiger un plan, non pas de paix, mais de statuts d’autonomie interne de l’Algérie. C’est dans son livre « Autobiographie intellectuelle » qu’il en dit le plus. Il donne tous les textes de Fraternité algérienne, tous les détails de la façon dont ça c’est passé. Et ce qui est très frappant c’est qu’il dit « Voilà, j’ai été secrétaire de rédaction, on s’est mis d’accord, on a discuté, j’ai écrit le texte, je l’ai mis dans les casiers (ce qui veut dire qu’ils étaient profs dans le même lycée) ». Parmi les interlocuteurs de Marc Ferro, il y avait un communiste français et il y avait « un Arabe » proche du FLN, et ils avaient réussi à se mettre d’accord sur un texte ! Et, ce que Ferro raconte, et qui est typique de cette époque, c’est que quelque temps après, l’un des deux a dit « ah oui, tu as mis ça dans mon casier ? Mais je ne l’ai jamais trouvé ! » et l’autre lui a dit « tu sais, il faudrait rediscuter, il y a des problèmes… ». Donc, il a vu comment cette cohésion possible était en train de disparaître. C’est à ce moment là qu’il est allé à Alger le 6 février 56, au nom de Fraternité algérienne, rencontrer le Président du Conseil, Guy Mollet, pour lui expliquer ce que Fraternité algérienne proposait. Ce qu’il dit, c’est que Guy Mollet était complètement affolé par ce qui lui était arrivé les jours précédents avec jets de tomates, etc., et que la seule chose qu’il ait trouvé à dire à Marc Ferro c’est : « Ne vous en faites pas, je vais organiser des élections libres ».Et Marc Ferro de dire que, comme il était poli, il ne s’était pas mis à rire, parce que, en Algérie, les élections libres faisaient partie des choses que ni les Pieds-noirs, ni les Arabes n’imaginaient comme un possibilité réelle. Ça ne faisait pas parti du monde réel, c’était hors de propos. Donc, l’idée que la seule réponse politique officielle était de proposer des élections libres, c’était dire qu’il n’y avait plus qu’à plier bagage, reconnaître son impuissance. Et, Fraternité algérienne est morte à ce moment là. Les gars du PC ont refusé, ceux du FLN ont aussi refusé, et les quelques bonnes volontés restantes (plutôt Démocrates Chrétiens) qui disaient qu’il fallait continuer se sont retrouvés tout seuls, et donc l’affaire est morte à ce moment là.

Rémy Pech –Et il avait des contacts avec le mouvement de Messali Hadj, qui n’était pas le FLN mais le MNA

Claude Bataillon –Là aussi c’est un drame dont on parle rarement : à l’époque, Messali Hadj, qui était le chef historique de ceux qui l’ont quitté pour fonder le FLN dès 1948-49, restait à la tête d’un mouvement puissant en Algérie, et beaucoup de gens, surtout dans les milieux de gauche français, pensaient que c’était un interlocuteur tout aussi important que le FLN. Et les guerres internes qui se sont comptées en milliers de morts entre FLN et Mouvement National Algérien (MNA) se sont déroulées à partir de ce moment là.

Je voudrais juste terminer en disant qu’à mon avis, cette expérience algérienne, pour Marc Ferro, a été probablement le moyen de savoir que le politique est une chose ambiguë : il n’y a pas ce qui est blanc et ce qui est noir, et tout va bien. Il y a des situations ambiguës, des situations qui se développent, des choses dont on ne sait si elles vont marcher, et je pense que sa manière d’être un historien du politique relève de cet apprentissage là.

Rémy Pech –Tout à fait ! Et je me souviens de conversations où il me disait que l’étouffement de son mouvement de Fraternité Algérienne lui avait fait comprendre comment avait pu fonctionner ensuite, en Russie, le début du totalitarisme. L’étouffement du débat, l’étouffement de la pluralité dans un mouvement de révolution. C’était la guerre ET la révolution.

Claude Bataillon – Ce que tu dis me paraît extrêmement important, parce que toi tu en as le témoignage direct, alors que dans ses écrits, il ne le dit pas comme ça, mais il parle quand même un tout petit peu de la très amère expérience de la façon dont les gens du FLN et ceux du PC algérien (qui était composé à 75 % de pieds-noirs, avec très peu de musulmans) ont saboté l’affaire.

Rémy Pech – C’était l’aveuglement…

Claude Bataillon – Et je pense, (je ne sais pas s’il l’a dit quelque part), que, quand il a commencé a vouloir étudier la Révolution russe, son expérience de ce qui était l’équivalent du stalinisme, tel qu’il avait pu le voir en action au sein du PC algérien et au sein du FLN, l’a amené se demander comment ces machines là avaient fonctionné dans les pays où c’était devenu le Parti-État…

Et voici le video de cette séance https://e1.pcloud.link/publink/show?code=XZxOMzZl7AGllnRQfyEKp9G9Ci0vpA377dy